lundi 18 juin 2018

LC 20180618 Les savoirs en 2018 : langue, complexité, ironie et ignorance

Les réponses de quatre philosophes

« Le sens et le goût des mots »

François-Xavier Bellamy
Professeur de philosophie, maire adjoint à Versailles (1)
« Le langage, dans toutes ses formes, constitue l’un des éléments essentiels de la nécessaire transmission entre les générations. À travers lui, nous voyons à quel point l’héritage est nécessaire, même pour rendre possible son propre dépassement. Le langage, qui nous vient des autres, fonde notre liberté personnelle.
Nous n’avons pas seulement besoin du langage comme d’une technique pour exprimer nos idées : nous avons également besoin du sens même des mots pour qu’ils nous apprennent à voir le monde autour de nous, à former notre pensée.
Dans l’orthographe, dans la chair même des mots se joue déjà leur signification. En enseignant la philosophie, j’ai l’occasion de m’appuyer à chaque instant sur l’étymologie, sur la racine des mots, sur ce qui les lie entre eux. Avoir une orthographe approximative nous prive de ces relations et du monde de significations qu’elles portent.
Ce qu’il faut transmettre, sans pouvoir savoir ce qu’il en adviendra, c’est à la fois le sens et le goût des mots. Il faut bien sûr faire place à la maîtrise de l’oral : en enseignant dans des zones sensibles, j’ai pu mesurer à quel point, chez des jeunes qui n’étaient pas moins talentueux que les autres, l’appauvrissement du langage rendait le dialogue difficile, et augmentait mécaniquement la tendance à la violence. Mais l’enseignement de l’écrit demeure essentiel, car il permet l’expérience d’une nécessaire distance.
On évoque de plus en plus, à l’école, la pluralité des langages (mathématiques, informatiques, etc.). Mais la condition de leur maîtrise, c’est la maîtrise d’une langue, et de ses mots. Mes collègues de maths disent que beaucoup d’élèves ont des difficultés dans leur discipline parce qu’ils peinent à verbaliser un raisonnement, ou ne comprennent pas l’énoncé des exercices… De même, bien parler sa langue est la condition pour pouvoir bien parler d’autres langues. C’est la condition de l’ouverture à l’autre. »
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« Des humanités qui aillent au-delà de l’humain »

Corine Pelluchon
Philosophe, professeure à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée (2)
« Nous devons placer les humanités au cœur de l’éducation. Ce terme englobe la littérature, qui permet de vivre d’autres vies que la sienne et de développer son imagination morale, ainsi que les sciences humaines et sociales (histoire, sociologie, philosophie, etc.), qui multiplient nos perspectives sur le monde. Cet élargissement du regard est essentiel à une époque où les individus sont tentés par l’idéologie et les récits simplificateurs.
Aux humanités, qui cultivent aussi nos capacités logiques et permettent d’accéder au symbolique, il faut ajouter d’autres connaissances, en sciences de la vie et de la Terre, en éthologie et en physique. Il s’agit d’enseigner des humanités qui aillent au-delà de l’humain. Le but n’est pas de juxtaposer les connaissances mais de les relier. Ces savoirs déplacent nos certitudes et nous font entrevoir le réel de manière plus riche et plus complexe. Être capable de s’interroger est fondamental, mais le contenu compte aussi.
Quand j’étais élève, l’enseignement était souvent binaire et vieillot. D’un côté, l’homme et la liberté ; de l’autre, l’animal, rivé à l’instinct. D’un côté, l’histoire ; de l’autre, la nature, simple décor de l’histoire ! Aujourd’hui encore, on gagnerait à initier à la complexité des rapports que les différentes formes de vie entretiennent entre elles et avec leurs milieux, à comprendre le dynamisme lié à l’évolution. Ces connaissances peuvent modifier le rapport que l’on a à soi-même et au monde et les comportements.
Chez Spinoza, la connaissance est aussi amour : l’intelligence du monde engendre des affects comme la joie, la gratitude ; elle a un impact sur la manière d’être au monde. Ce n’est pas un catéchisme moral qui aidera les jeunes à interagir de manière plus juste avec les autres ni à affronter les défis écologiques et technologiques de notre temps. Seuls des êtres libres qui ont des connaissances, mais aussi une certaine intelligence du cœur, peuvent rester humains dans un monde aussi dangereux. »
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« L’ironie, antidote contre les fanatismes »

Nathalie Sarthou-Lajus
Philosophe, rédactrice en chef adjointe de la revue Études (3)
« Il me semble essentiel de transmettre à nos jeunes une capacité d’étonnement comprenant le doute et l’émerveillement de la trouvaille. De nombreuses découvertes dans tous les champs du savoir sont dues à beaucoup de travail, d’erreurs, d’échecs, de remises en questions et de chance aussi… Ce qui rend humble ! Cette capacité d’étonnement, une discipline comme la philosophie permet de la développer. L’ironie des philosophes, en particulier, est un puissant antidote contre l’esprit de sérieux des savants et des fanatiques en tous genres qui prétendent détenir des certitudes. Je la définirais comme un refus d’absolutiser une position ou de prendre pour argent comptant ce qu’on nous raconte. À l’époque des fake news, des appels au djihad, de l’émergence de nouvelles utopies liées au transhumanisme, l’ironie me paraît plus que jamais nécessaire. Encore faut-il ne pas la confondre avec l’esprit de dérision, qui peut facilement tourner au mépris et entraver la recherche de la vérité.
Socrate est un modèle d’ironie dans le rapport aux savoirs. Il déroute son interlocuteur en ne répondant pas à ses questions ou en répondant à côté, voire en répondant par d’autres questions. L’ironie libère de la mauvaise foi qui consiste à se mentir à soi-même, à persister dans le mensonge et dans l’illusion parce que cela nous arrange. Jusqu’à ce que je commence mon apprentissage de la philosophie, j’en étais dépourvue. Je l’ai découverte dans les dialogues platoniciens. Cela contrariait mon tempérament prompt à croire, à s’enthousiasmer, à adhérer à des causes. Je trouvais l’ironie déstabilisante, et elle était en même temps salutaire puisqu’elle m’a permis d’effectuer un pas de côté par rapport aux croyances et aux certitudes que je pouvais avoir. »
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« La bonne ignorance »

Roger-Pol Droit
Philosophe (4)
« La première chose à transmettre, c’est l’ignorance. Cela semble paradoxal. D’ordinaire, on transmet des connaissances – éléments de savoirs scientifiques, façons de faire, valeurs collectives, etc. Par ignorance, j’entends la conscience nette des limites de nos savoirs. Socrate proclamait déjà, au Ve siècle avant notre ère : “Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien.” Il défendait déjà la transmission de la “bonne” ignorance, c’est-à-dire celle qui exige de réfléchir et permet d’avancer.
Aujourd’hui, maintenir cette conscience des limites est d’autant plus indispensable que nous vivons dans un monde d’experts. L’inflation des savoirs scientifiques – qui doivent évidemment être transmis ! – fait croire que nous avons désormais réponse à tout, ou qu’il suffit d’attendre pour atteindre une connaissance intégrale. Pour critiquer cette idée, la distinction que fait Kant entre “bornes” et “limites” se révèle utile. Les bornes sont mobiles. Comme les bords d’une propriété, les frontières des connaissances – collectives et individuelles – peuvent bouger : on connaîtra demain des éléments qu’on ignore à présent. En revanche, les limites du savoir sont fixes, malgré la montée en puissance du numérique et les promesses de l’intelligence artificielle. Elles concernent par exemple l’au-delà, l’existence de Dieu et bien d’autres questions qui ne relèvent pas d’une connaissance scientifiquement testée et ne peuvent faire l’objet que d’une croyance. En fait, nous ignorons l’essentiel ! Mais ne cessons jamais de le chercher.
C’est à la fois la grandeur de l’homme et la difficulté de sa condition : avoir conscience de son ignorance et tenter de la combler par des intuitions, des croyances, des raisonnements. C’est pourquoi un souci du spirituel est essentiel à transmettre. Cela peut passer, par exemple, par l’enseignement de l’histoire des idées, des doctrines et des religions. L’enjeu est que chacun prenne conscience – quelles que soient ses convictions personnelles – que réside dans la spiritualité quelque chose d’humainement essentiel. »
recueilli par Denis Peiron

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