jeudi 30 juin 2016

LC De quoi le temps est-il le nom ? 20160630 Intéressante réflexion sur le temps


Le temps est-il comme notre langage le raconte ? Comme nous croyons le percevoir ou le vivre ? Comme le décrivent les physiciens ? Avant d’aborder ces questions, qui sont vertigineuses, il convient de prendre pleinement conscience de la gravité d’un paradoxe : alors que le mot « temps » ne donne lieu à aucune difficulté quand il est engagé dans le train rapide d’une phrase ordinaire, il devient très embarrassant dès qu’on le retire de la circulation pour l’examiner ; sitôt isolé des mots qui l’entourent, extrait du flux verbal où on l’a mis, il se change en énigme et devient un tourment terrible de la pensée.
Qu’est-ce au juste que le temps ? Une substance particulière ? Existe-t-il par lui-même ? Dépend-il de nous ? Est-il un produit de la conscience ? Questions d’autant plus difficiles à discuter que notre pensée du temps est grandement tributaire de notre rapport existentiel au temps, et par là même victime d’abus de langage : « Nous avons bien peu de locutions justes, beaucoup d’inexactes », disait déjà saint Augustin d’Hippone dansLes Confessions.
La polysémie du mot temps s’est même tellement déployée au fil des siècles qu’il sert désormais à désigner tout aussi bien la succession, la simultanéité, la durée, le changement, le devenir, l’urgence, l’attente, l’usure, la vitesse, le vieillissement et même l’argent ou la mort… Cela fait à l’évidence trop pour un seul mot. À l’évidence, un décrassage sémantique s’impose.
Mais comment l’opérer ? À partir de quelle base ? La physique, si efficace depuis qu’elle s’est mathématiquement saisie du temps en en faisant un paramètre de ses équations, permet de procéder à un « nettoyage de la situation verbale », pour reprendre les mots de Paul Valéry.
Pour l’effectuer, il suffit de tenter de déchiffrer et de traduire ce que les équations les plus fondamentales de la physique diraient du temps si elles pouvaient (en) parler. Mais un doute finit toujours par surgir. Un doute terrible, à propos des mots avec lesquels s’est dite la révolution newtonienne…
Chacun sait que c’est Newton qui a introduit en physique la variable tdans les équations de la dynamique et qu’il a choisi de la baptiser « temps ». Mais par quel cheminement intellectuel et en vertu de quelle conception préalable du temps a-t-il fait ce choix ?
En toute logique, il aurait dû le nommer autrement, puisque ce temps physique, qu’il inventait, ne ressemble en rien à ce que nous associons d’ordinaire au mot temps. Il est un être mathématique qui n’a même aucune des propriétés que nous attribuons spontanément à l’idée de temps : dématérialisé, abstrait, ce temps t n’a pas de vitesse d’écoulement ; il n’a pas non plus les caractéristiques des phénomènes temporels qui se déroulent en son sein, alors même que nous parlons du temps comme s’il se confondait avec eux ; il ne change pas au cours du temps sa façon d’être le temps, c’est-à-dire ne dépend pas de lui-même… S’agit-il là du vrai temps, ou seulement d’un temps amaigri ou incomplet ? Voire de tout à fait autre chose ?
D’où cette seconde question, en forme de raisonnement contre-factuel : que se serait-il passé si Newton avait choisi d’appeler « truc » – plus exactement « trick » en bon anglais – la variable t ? Aurait-on jamais songé à interroger les physiciens sur leur conception du temps ? Ils se seraient contentés d’organiser des colloques en cercles fermés à propos de ce « truc » ou « trick » apparu au XVIIe siècle dans le champ de la physique. De leur côté, les philosophes, historiens, sociologues, psychanalystes et autres auraient continué de débattre de la notion de temps sans avoir à se soucier des découvertes des physiciens…
Et de la théorie de la relativité d’Einstein, nous dirions qu’elle a révolutionné non pas notre conception du temps, mais celle que les physiciens se faisaient avant elle du « truc ». Qu’elle a établi que le « truc » n’est pas absolu, mais relatif au référentiel dans lequel on le mesure, et qu’il est indissociable de l’espace – que Newton aurait pu tout aussi bien appeler le « bidule ». Les cosmologistes d’aujourd’hui discuteraient non pas de la topologie ou de la courbure de l’espace-temps, mais, sans rire, de celle du « bidule-truc »… Bref, un tout autre monde.

Étienne Klein

http://www.la-croix.com/Journal/De-quoi-temps-2016-06-29-1100772449?utm_source=Newsletter&utm_medium=e-mail&utm_content=20160630&utm_campaign=newsletter__crx_subscriber&utm_term=222011&PMID=d6c105ff084145913ded2e1bfaee96f0

à propos du temps

« Nous avons bien peu de locutions justes, beaucoup d’inexactes »
(Augustin d’Hippone, Les Confessions).

LC Que va vraiment changer la sortie du Royaume-Uni ? Marc Ferro 20160630

Alors que les effets de l’onde de choc du Brexit se font sentir à travers toute l’Europe, l’historien Marc Ferro analyse la relation complexe que le Royaume-Uni entretient avec le projet européen depuis ses débuts. Les 27 autres États membres de l’UE se retrouveront le 16 septembre à Bratislava (Slovaquie) pour préparer l’avenir. L’Écosse a tenté, hier à Bruxelles, d’engager des négociations directes pour rester dans l’UE.


Marc Ferro, 2015. / Francois Guillot/Afp
Le Brexit semble ne pas avoir été anticipé. Pourquoi ?
Marc Ferro : Sans doute a-t-on minimisé l’importance de trois moments dans l’histoire des relations entre l’Angleterre et l’Europe.
Dès le début, lorsqu’en 1945 la France, l’Allemagne et l’Italie, appuyés par Churchill, lancent l’idée de la construction européenne, les Anglais répondent avec dépit : qui nous parle de démocratie, de paix ? Robert Schuman, député sous Vichy, Konrad Adenauer qui n’a rien fait contre Hitler et Alcide De Gasperi, originaire du Tyrol ? Le reste de l’Europe n’a pas vu ce rejet moral.
En 1956, après la crise de Suez, le chancelier Harold Macmillan juge que l’Angleterre n’a plus rien à faire avec l’Europe et qu’elle doit se tourner vers l’Amérique.
En 1963, enfin, le général de Gaulle rejette l’entrée de l’Angleterre dans l’Union, moins par refus de partager la direction de l’Europe que par opposition au plan de Jean Monnet qui était de greffer, à travers l’Angleterre, l’Europe de l’Ouest sur l’Amérique afin de résister à l’expansion soviétique.
N’avait-on pas pris la mesure du ressentiment des Anglais vis-à-vis de l’Europe ?
M. F. : Ce ressentiment n’est pas propre à l’Angleterre, preuve en est le succès de Marine Le Pen, qui s’en prend désormais davantage à l’Union européenne qu’aux immigrés. Les Anglais se sont aperçus – c’est une phrase qui a été prononcée à de nombreuses reprises – « qu’ils ne sont plus chez eux », ils ont l’impression que leur île est transpercée par les réglementations de Bruxelles sur le whisky, la pêche, etc. Plus encore, ils pensent avoir perdu leur souveraineté juridique : environ 1 600 condamnations ont été réduites après un appel à la juridiction européenne.
La machinerie des institutions de Bruxelles procède à une sorte de souveraineté rampante d’abord sur les objets, puis sur les mœurs. L’Union européenne a substitué son souverainisme technocratique à celui des nations. Les Anglais ont vu cela. En France, au contraire, la souveraineté, « immense conquête démocratique », est considérée à tort comme « une tare », ainsi que le rappelait récemment Hubert Védrine.
Sommes-nous aveugles, de même, au ressentiment qui monte dans l’Hexagone ?
M. F. : Il existe une autre raison, peut-être plus fondamentale, à la colère des Français. Alors que l’Angleterre est entrée à reculons mais de manière publique, suscitant souvent l’ironie de nos compatriotes, la construction européenne s’est faite en France sous la table, de manière vraiment antidémocratique.
À cet égard, les témoignages des hommes politiques sont édifiants. Claude Cheysson, chef du service de liaison auprès des autorités fédérales allemandes au moment de la construction de la Ceca, m’a raconté qu’Adenauer, Gasperi et Schuman s’isolaient dans une pièce et parlaient en allemand, afin de concocter seuls leur projet. Maurice Faure a avoué dans ses mémoires avoir proposé l’adhésion au traité de Rome en 1957 en pleine hystérie algérienne, afin que le grand acte soit ratifié,pas vu pas pris. Jean-Pierre Chevènement m’a confié aussi que le dossier, énorme, de l’Acte unique de 1986 fut communiqué aux ministres la veille au soir, pour ratification le lendemain matin…
Quelles peuvent être les conséquences politiques du Brexit ?
M. F. : Tout le monde le craint, le référendum peut créer un effet domino, y compris en France. La voie référendaire est un mythe, une explosion négative du ressentiment, pour sortir et non pour changer. Ce que je voudrais souligner, c’est qu’un pays a intérêt à cela : la Pologne. Pas les Polonais, mais le gouvernement polonais. S’il n’y avait plus ni l’Angleterre ni la France, l’Union européenne retrouverait son centre de gravité à l’Est et la Pologne son rôle central. Et s’il y a un pays qui a du ressentiment en Europe, c’est la Pologne. Qu’avons-nous fait à part prononcer de belles paroles pour aider Solidarnosc ?
Pour l’heure, la sortie de la Grande-Bretagne est fracassante, mais ne change pas grand-chose. L’idée qu’a ce pays de sa grandeur et l’effet de surprise ont créé un choc mais les conséquences de la sortie sont moindres qu’à d’autres moments de l’histoire. La faillite du bloc soviétique tient par exemple à la décision de la Russie de sortir de l’Union soviétique. C’était un coup de politique intérieure de Boris Eltsine, comme de David Cameron aujourd’hui. En ce sens, le parallèle est possible mais l’échelle de l’événement est sans commune mesure.
Ce qui peut changer avec le Brexit, c’est que les chefs d’État contrôlent davantage le processus expansionniste de la machinerie européenne et proposent publiquement une autre direction. Lors des moments les plus tragiques de l’histoire, comme la Seconde Guerre mondiale, Churchill, Roosevelt et Staline se sont bien entendus pour mener des offensives communes. Aujourd’hui, en état de guerre aussi, l’Union européenne ne peut se renforcer que par l’association des souverainetés.
Recueilli par Béatrice Bouniol

(1) Auteur, notamment, de L’Aveuglement. Une autre histoire de notre monde, Tallandier, 2015.


http://www.la-croix.com/Journal/Que-vraiment-changer-sortie-Royaume-Uni-2016-06-29-1100772462?utm_source=Newsletter&utm_medium=e-mail&utm_content=20160630&utm_campaign=newsletter__crx_subscriber&utm_term=222011&PMID=d6c105ff084145913ded2e1bfaee96f0

jeudi 23 juin 2016

LC La tour de babil 20160623 - info !

Alain Rémond, le 23/06/2016 à 0h00
Enfin du suspense à droite ! Depuis des mois, l’affaire semblait pliée : Alain Juppé écrasait la concurrence, bénéficiant de sondages mirobolants, alors que son principal rival, Nicolas Sarkozy, piétinait dans les bas-fonds. Et voilà que ça commence à bouger, que, d’un côté comme de l’autre, les courbes frémissent, pour l’un à la baisse, pour l’autre à la hausse. Alain Juppé vient ainsi de perdre trois points, alors que Nicolas Sarkozy vient d’en gagner cinq. Certes, Alain Juppé reste encore largement en tête. Mais, du côté de Nicolas Sarkozy, on commence à y croire. Ce qui est rigolo, dans cette histoire, c’est que Nicolas Sarkozy n’est toujours pas candidat. Et que, par voie de conséquence, les sondages le concernant sont, pour l’instant, purement virtuels. Mais, n’est-ce pas le propre du monde dans lequel nous vivons ? Sondages, rumeurs, on-dit, hypothèses, spéculations, approximations, manipulations, manœuvres, intox, billard à trois bandes, chiffres tronqués, déclarations faussement attribuées, tout cela abondamment commenté, interprété, justifiant d’autres hypothèses, d’autres spéculations, d’autres manipulations… Toute une construction se met ainsi en place, un gratte-ciel de fantasmes et de blablabla, se perdant dans les nuages de la non information. En bonne logique, sur des bases aussi fragiles, ça devrait s’écrouler. Mais au contraire ça grimpe, ça monte, ça prospère, ça prolifère. C’est tout bonnement épatant.

Alain Rémond

LC En hommage à Bernard d’Espagnat 20160623 La théorie quantique pour les nuls

Nombreux sont les lectrices et les lecteurs de cette chronique qui connaissaient le physicien et philosophe Bernard d’Espagnat, mort le 1er août 2015 à Paris, quelques jours avant d’atteindre ses 94 ans. L’actualité étant saturée de drames, ils ne savent peut-être pas que le 15 juin dernier, un colloque organisé par l’Académie des science morales et politiques et le Collège de physique et de philosophie s’est tenu à Paris pour honorer sa mémoire et discuter de ses travaux.
Polytechnicien intéressé par les questions fondamentales, Bernard d’Espagnat avait effectué sa thèse sous la direction de Louis de Broglie, avant de faire carrière au CNRS et au Cern. En 1979, il publia À la recherche du réel, un ouvrage extraordinaire à la croisée de la physique et de la philosophie, dont la lecture me fascina : pouvons-nous connaître le réel tel qu’il est indépendamment de nous, se demandait-il, ou sommes-nous toujours enfermés dans notre interaction avec lui ? Bernard d’Espagnat défendait l’idée qu’il serait philosophiquement fautif de traiter cette question sans tenir compte des leçons, impératives à ses yeux, de la physique quantique.
Mais quelles sont ces leçons ? Qu’est-ce que la théorie quantique, qui prédit si bien les résultats des expériences, nous permet de dire de la réalité ? On sait qu’à cette question les deux monstres physiciens que furent Albert Einstein et Niels Bohr ne répondaient pas du tout de la même façon. Selon le père de la relativité, une théorie physique ne doit pas être jugée à l’aune de sa seule efficacité : elle doit également dépeindre les structures intimes du réel, tel qu’il existe indépendamment de nous. Or, à ses yeux, la physique quantique ne faisait pas bien cela, car elle ne nous dit pas tout ce que, en principe, nous devrions pouvoir savoir de la réalité objective. Elle doit donc être considérée comme « incomplète ».
Niels Bohr, lui, répugnait à considérer qu’il existât une réalité indépendante des appareils de mesure permettant de la cerner : le mieux qu’une théorie physique puisse faire, disait-il, c’est seulement décrire les phénomènes en incluant dans leur définition le contexte expérimental qui permet de les mettre en évidence. La physique quantique faisant parfaitement cela, il considérait qu’il ne lui manquait rien et qu’elle était donc « complète ».
Vous avez du mal à suivre ? Servons-nous d’une analogie pour y voir plus clair : imaginez que vous voyiez un livre intéressant dans les rayonnages d’une bibliothèque publique et que, au moment où vous voulez l’emprunter, vous vous entendiez dire par le bibliothécaire que le catalogue n’a aucune trace de cet ouvrage. Comme le livre portait toutes les références semblant indiquer qu’il faisait bien partie du fond de la bibliothèque, la conclusion à laquelle vous arriverez est que le catalogue doit être incomplet. Ein­stein vous aurait donné raison sur ce point, mais Bohr, non. La position de ce dernier serait de considérer que le livre que vous aviez cru voir sur l’une des étagères n’était qu’un produit de votre imagination ou une pure hallucination, car c’est le catalogue – et seulement lui – qui fait autorité en la matière : s’il ne fait pas référence au livre, c’est que celui-ci n’est pas un élément de la réalité…
De leur vivant, aucun argument ni aucun résultat d’expérience ne pouvait aider à savoir lequel de ces deux points de vue était le bon, de sorte que le débat entre Einstein et Bohr fut longtemps considéré comme purement métaphysique. Mais par la suite, grâce aux travaux de Bernard d’Espagnat et d’autres théoriciens, ces questions furent mûries et approfondies, au point que des expériences de laboratoire très précises finirent par trancher le débat au début des années 1980. Elles mirent en évidence ce qu’on appelle la « non-séparabilité quantique » : dans certaines situations, deux particules qui ont interagi dans le passé conservent des liens que leur distance mutuelle, aussi grande soit-elle, n’affaiblit pas ; ce qui arrive à l’une des deux, où qu’elle soit dans l’univers, est irrémédiablement « intriqué » à ce qui arrive à l’autre, où qu’elle soit dans l’univers.
S’il avait pu prendre connaissance de ces résultats étonnants, Einstein serait sans doute tombé de sa chaise (à supposer qu’il fût assis à ce moment-là). Bernard d’Espagnat, lui, ne fut pas surpris, car il avait anticipé qu’un tel phénomène devait exister.
Ce très grand physicien, ce philosophe profond et méticuleux, cet homme doux et attachant restera dans la mémoire collective comme l’un de ceux qui ont su analyser la physique quantique à la juste hauteur de ce qu’elle implique pour la pensée tout entière.

mardi 14 juin 2016

le français tel qu'il se parle : doxa et impacter

Si « doxa » remplace « idéologie », un autre mot fait fureur : « impacter » qui concurrence de plus en plus « toucher », « affecter » ou « atteindre », sans doute trop simples.