vendredi 29 juillet 2016

Un enfant, un tigre et beaucoup d'humour - à propose de Calvin et Hobbes LC 20160729

Un enfant, un tigre et beaucoup d’humour

Le talent de Bill Watterson s’exprime autant dans les textes que dans le dessin. Vingt ans après, Calvin et Hobbes n’a pas vieilli et continue de séduire des lecteurs de tous âges.
Calvin est un garçon de 6 ans, fils d’Américains moyens, doté d’un regard d’enfant, qu’il exprime avec une intelligence d’adulte. Cette ambivalence est pour beaucoup dans l’humour de la série : capable de produire réflexions métaphysiques et critiques de la société, Calvin est aussi président d’un club « anti-filles ». Hobbes est un tigre en peluche qui, lorsque Calvin est seul avec lui, devient anthropomorphe, doué de parole et d’une personnalité propre. Fidèle compagnon et souvent voix de la sagesse, il accompagne Calvin partout, y compris dans ses innombrables bêtises.
Les strips racontent sa vie quotidienne : l’école, la télévision, les sorties en plein air, les vacances… Enfant des années 1980, Calvin n’a ni Internet ni smartphone, et pourtant ses histoires n’ont pas vieilli. Ses aventures les plus extraordinaires, il les vit dans sa tête, où les épisodes les plus insignifiants deviennent des aventures grandiloquentes vécues par ses alter-ego, fruits de son imagination débordante : « Spiff le spationaute », l’explorateur intergalactique, « Hyperman », le superhéros, ou « Balle Traçante », le détective privé.
Le charme de Calvin et Hobbes, ce sont aussi ses personnages secondaires. En dehors de son tigre, personne ne trouve grâce aux yeux de Calvin. Ses relations avec les autres enfants se limitent à Susie Derkins, sa « meilleure ennemie », et Moe, qui le rackette à l’école. Les adultes sont tous des rabat-joie qui ne cessent de rappeler Calvin à ses obligations. Ses parents, bien sûr, la maîtresse d’école, l’acariâtre Miss Wormwood, ou encore Rosaline la baby-sitter. Drôle et intelligente, la série est servie par l’incroyable talent de dessinateur de Bill Watterson, que prouve sa capacité à passer par le dessin réaliste pour illustrer une divagation de son héros, avant de revenir à son trait simple et expressif, reconnaissable entre mille.

Du père de Calvin et Hobbes dans LC 20160729

« Certains essayent de rendre cela plus difficile à comprendre que ça ne l’est en réalité. Après dix ans, j’avais dit tout ce que j’avais à dire, explique-t-il. C’est toujours mieux de quitter la fête tôt. Si j’avais surfé sur la popularité de ma bande dessinée et continué à faire la même chose pendant cinq, dix ou vingt années de plus, ceux qui aujourd’hui “pleurent” Calvin et Hobbes me détesteraient et maudiraient les journaux de continuer à publier un vieux strip comme le mien au lieu de laisser la place à de nouveaux talents. Et je serais bien d’accord avec eux.Je crois que l’une des raisons pour lesquelles Calvin et Hobbes a toujours une audience aujourd’hui, c’est parce que j’ai choisi de ne pas user le sujet jusqu’à la corde. »
Bill Watterson

Bill Watterson, dernier géant du comic-strip



Le dessinateur a publié, chaque jour pendant dix ans, dans des milliers de journaux, les aventures de Calvin et Hobbes. Avant de s’arrêter définitivement en 1995, âgé seulement de 37 ans.

Bill Watterson, dans sa maison de Chagrin Falls en 1986. / C.H. Pete Copeland/Associated Press
Le 5 novembre 2014, sensation dans le monde de la bande dessinée. L’affiche officielle de la 42e édition du Festival d’Angoulême vient d’être dévoilée. Elle est signée Bill Watterson. Si la chose est exceptionnelle, c’est que cela faisait près de vingt ans que le créateur de la cultissime série Calvin et Hobbes avait rangé crayons et pinceaux. Allergique aux interviews, aux séances de dédicaces et peut-être davantage encore aux festivals, il refusera d’ailleurs de venir à Angoulême présider l’édition 2015 du festival, après en avoir reçu le grand prix l’année précédente, pour l’ensemble de son œuvre. Et quelle œuvre.
Il n’existe pas, dans la presse française, la culture du comic strip que l’on trouve dans les journaux anglo-saxons. Calvin et Hobbes est d’ailleurs arrivé en France sous la forme de 24 albums classiques, dont le dernier est paru en 2005. Mais à l’origine, les aventures du « sale gosse » et de son tigre en peluche étaient publiées quotidiennement dans les journaux, à raison d’un strip (une histoire courte de quatre ou cinq cases) les jours de semaine, et d’une page le dimanche. À son lancement, le 18 novembre 1985, la bande dessinée est publiée dans 35 journaux américains. Un début modeste. Une décennie et 3 160 strips plus tard, les personnages de Bill Watterson sont publiés dans 2 400 journaux partout dans le monde, dans 40 langues, représentant un lectorat de plusieurs centaines de millions de personnes chaque jour.
Et puis, plus rien. Le 31 décembre 1995 paraît la dernière planche de Calvin et Hobbes. Quelques jours plus tôt, Bill Watterson avait envoyé une courte note à ses éditeurs. « Mes intérêts ont évolué, et je crois avoir fait tout ce que je pouvais faire avec les contraintes du rythme quotidien et des espaces réduits », écrivait-il simplement. À 37 ans, il se retire dans l’intimité la plus complète. Marié et père d’une fille, il semble se consacrer à la peinture, dédaignant toute apparition publique et toute exposition médiatique. À tel point qu’au début des années 2000, des reporters de journaux locaux tentent en vain de retrouver sa trace dans la ville de Chagrin Falls, en banlieue de Cleveland, dans l’État de l’Ohio, où Bill Watterson est arrivé à l’âge de 6 ans et a vécu jusqu’au début du succès.
Pendant quinze ans, ses activités publiques et en lien avec la bande dessinée se résument à de rarissimes dessins pour des revues, à l’occasion de tel ou tel hommage ou anniversaire. Pendant ce temps, les albums de Calvin et Hobbes s’arrachent : en 2013, on comptait 45 millions d’exemplaires vendus, dont plus de 2,5 millions en France. Ce n’est qu’en 2010 que le journal de Cleveland Plain Dealer publie non sans fierté une interview de Bill Watterson, que beaucoup ont, entre-temps, comparé à l’écrivain Salinger, qui a vécu reclus pendant quarante ans après avoir publié un unique roman.
Dans cet entretien, le dessinateur explique pour la première fois, en toute simplicité, la décision que les fans, quinze ans après, n’avaient toujours pas digérée. « Certains essayent de rendre cela plus difficile à comprendre que ça ne l’est en réalité. Après dix ans, j’avais dit tout ce que j’avais à dire, explique-t-il. C’est toujours mieux de quitter la fête tôt. Si j’avais surfé sur la popularité de ma bande dessinée et continué à faire la même chose pendant cinq, dix ou vingt années de plus, ceux qui aujourd’hui “pleurent” Calvin et Hobbes me détesteraient et maudiraient les journaux de continuer à publier un vieux strip comme le mien au lieu de laisser la place à de nouveaux talents. Et je serais bien d’accord avec eux.Je crois que l’une des raisons pour lesquelles Calvin et Hobbes a toujours une audience aujourd’hui, c’est parce que j’ai choisi de ne pas user le sujet jusqu’à la corde. »
Ne pas épuiser le sujet, voilà peut-être la préoccupation qui distingue Bill Watterson d’autres grands noms du comic strip. Son purisme intransigeant, sa volonté de promouvoir la bande dessinée comme un art à part entière font de lui un ovni dans cet univers. Le « neuvième art » est en effet souvent perçu comme réservé aux enfants ou aux adultes trop paresseux pour lire un « vrai » livre, et surtout, très commercial.
Bill Watterson, lui, a toujours refusé que le moindre produit dérivé Calvin et Hobbes ne voie le jour, tournant le dos à des revenus qui s’estiment en centaines de millions de dollars. D’autres n’ont pas eu ces scrupules. Peanuts et son personnage Snoopy, de Charles Schulz, ou Garfield, dessiné par Jim Davis, pour ne citer que les plus connus : il n’y a pas un objet de la vie courante sur lequel ne soient imprimés ces personnages. Sans parler des adaptations pour le petit ou le grand écran. Snoopy, qui génère encore, soixante-six ans après sa création, plus de 80 millions de dollars (soit 73 millions d’euros) de revenus par an en produits dérivés, sert même de mascotte à une compagnie d’assurances américaine. De son côté, Watterson aurait raccroché au nez de Steven Spielberg, et contraint son éditeur à repousser les avances des studios Disney.
Mais si l’œuvre de Bill Watterson reste, après plus de vingt ans de silence, aussi admirée, c’est aussi qu’elle n’a jamais été détrônée. Car la fin de Calvin et Hobbes a aussi marqué le début du déclin de la grande tradition américaine du comic strip, qui remonte au début du XXe siècle. La faute à la crise de la presse, en partie : les espaces dédiés aux bandes dessinées se sont réduits, les budgets aussi, et avec eux la liberté des auteurs. Dans Dear Mr Watterson, de Joel Allan Schroeder, un documentaire qui explore l’héritage de Calvin et Hobbes, l’avis de la nouvelle génération de dessinateurs est unanime : le « yéti des dessinateurs », comme le surnomme l’un d’eux, est le dernier géant du comic strip.



Gauthier Vaillant, le 29/07/2016 à 0h00



http://www.la-croix.com/Journal/Bill-Watterson-dernier-geant-comic-strip-2016-07-28-1100778897?utm_source=Newsletter&utm_medium=e-mail&utm_content=20160729&utm_campaign=newsletter__crx_subscriber&utm_term=273207&PMID=d6c105ff084145913ded2e1bfaee96f0

mardi 26 juillet 2016

LC 20160727 Robert Anthelme, écrire après Büchenwald

Le dérisoire acte d’écrire après le récit de Buchenwald
Corinne Renou-Nativel, le 26/07/2016 à 0h00
De retour d’une année dans un Kommando de Buchenwald, Robert Antelme a livré avec « L’Espèce humaine » un récit fort qui va bien au-delà du témoignage individuel.
Robert Antelme publie L’Espèce humaine en 1947, deux ans après sa sortie du camp de Dachau. / Marc Foucault/Gallimard.
La peau grise, 38 kg, malade du typhus. En mai 1945, Robert Antelme est méconnaissable lorsque son ami Dionys Mascolo le retrouve dans le camp de Dachau parmi les déportés, morts et survivants : « Je n’ai reconnu Robert qu’à l’espace qui séparait ses deux incisives supérieures » (1), expliquera-t-il. Commence un long retour à Paris en voiture. « Il se sentait menacé de mort et il voulait peut-être en dire le plus possible avant de mourir. Jour et nuit, il n’a pas cessé de parler. C’étaient les prémices de L’Espèce humaine. » Cet unique ouvrage de Robert Antelme est une œuvre clé dans la littérature concentrationnaire, au même titre que Si c’est un homme de Primo Levi, Les Jours de notre mortde David Rousset ou Le Grand Voyage de Jorge Semprun.
Étudiant en lettres et en droit à Paris en 1936, Robert Antelme a rencontré Marguerite Duras qu’il épouse en 1939. En 1943, le couple entre dans le Mouvement de résistance des prisonniers de guerre et déportés (MRPGD) dirigé par ­François Mitterrand. Le 1er juin 1944, Robert Antelme est arrêté en même temps que d’autres membres du mouvement, dont sa sœur Marie-Louise. Emmené à Fresnes, transféré à Compiègne, il est déporté à Buchenwald où il est rapidement dirigé vers un camp de travail à Gandersheim. Sous la coupe de kapos – détenus de droit commun –, épuisé, sous-alimenté, battu, dévoré par les poux, il se partage entre le travail à l’extérieur et en usine.
En avril 1945, lorsque se rapprochent les Alliés, les nazis achèvent les plus faibles et entraînent les autres, dont Robert Antelme, dans une marche forcée de dix jours. Les déportés passent ensuite treize jours enfermés dans un wagon de marchandise qui les conduit à Dachau où ils arrivent le 27 avril. Deux jours plus tard, les Américains entrent dans le camp et découvrent l’indicible : cadavres dans les caniveaux et partout dans les baraquements des hommes squelettiques, dont beaucoup continueront à mourir dans les jours et les semaines qui suivent. En raison du typhus, les déportés sont maintenus en quarantaine dans le camp. Membre du gouvernement provisoire, François Mitterrand est chargé par le général de Gaulle de participer au nom de la France à l’ouverture de quelques camps. À Dachau, une voix l’appelle. C’est ­Robert Antelme. Comme on lui refuse de le ramener en France, il rentre à Paris, établit des faux papiers qui permettront à Dionys ­Mascolo d’organiser son retour.
Très vite, Robert Antelme s’attelle à son récit qui dépasse le témoignage pour offrir une réflexion essentielle sur la condition humaine. « Je rapporte ici ce que j’ai vécu, écrit-il dans l’avant-propos. L’horreur n’est pas gigantesque. Il n’y avait à Gandersheim ni chambre à gaz, ni crématoire. L’horreur y est obscurité, manque absolu de repère, solitude, oppression incessante, anéantissement lent. » Malgré l’avilissement et la mort, les nazis ont échoué fondamentalement dans leur projet de nier à leurs victimes la qualité d’appartenir à l’humanité, explique-t-il : « Le ressort de notre lutte n’aura été que la revendication forcenée, et presque toujours solitaire, de rester, jusqu’au bout des hommes. »
Dédié à sa sœur morte en déportation, son récit, dénué de plainte et de haine, retrace avec précision ces mois de détention et analyse avec intelligence les relations entre déportés, kapos, nazis et civils croisés à l’usine. En 1947, Robert Antelme publie L’Espèce humaine à La Cité universelle, la maison d’édition qu’il a fondée avec Marguerite Duras. Son livre qui rencontre peu d’échos sera réédité dix ans plus tard par Gallimard. Critique à l’ORTF et éditeur, Robert Antelme mène une vie d’intellectuel engagé, notamment contre la guerre d’Algérie. Hormis quelques poèmes, il paraît avoir pris la « décision douloureuse de ne plus écrire » (1), a expliqué Jean-Louis Schefer. « La relation qu’il avait faite de quelque chose qui dépasse l’imagination comme il le dit lui-même en préambule à L’Espèce humaine, a précisé Dionys Mascolo, fait que recourir ensuite à l’imagination lui a sûrement semblé dérisoire. » Atteint d’hémiplégie en juin 1983, Robert Antelme passe les sept dernières années de sa vie paralysé et hospitalisé – « une autre prison », dira son ami le poète Claude Roy.
Corinne Renou-Nativel
(1) Autour de Robert Antelme. Témoignages – entretiens, Revue Lignes, janvier 1994.

LC 20160727 à propos de Alexandre Grothendieck

« Il a révolutionné la géométrie algébrique »
Sabine Gignoux, le 26/07/2016 à 0h00
Après sa thèse sur les « Produits tensoriels topologiques et espaces nucléaires », Alexandre Grothendieck publie avec l’aide de Jean Dieudonné, entre 1960 et 1967, Éléments de géométrie algébrique, une somme de 1 500 pages.
Puis il rédige avec une vingtaine de disciples ses Séminaires de géométrie algébrique du Bois-Marie, dispensés à l’Institut des hautes études scientifiques de Bures-sur-Yvette, en plusieurs volumes de 7 500 pages au total. Un dernier tome apocryphe de ces SGA sera écrit sans son accord par son plus proche disciple, Pierre Deligne (médaille Fields en 1978).
Le groupe Bourbaki éditera aussi les notes d’Alexandre Grothendieck sous le titre Fondements de la géométrie algébrique. Pour le mathématicien Pierre Cartier, l’ensemble de ces écrits a « révolutionné la géométrie algébrique. On travaille encore journellement sur ce que Grothendieck a apporté. Je ne lis pas un livre, un article où son nom ne soit pas mentionné ». Jean-Pierre Serre renchérit : « Grothendieck a jeté les bases de la géométrie algébrique. La théorie existait mais il l’a développée en lui donnant un cadre général pour que l’on puisse s’en servir. »
Il précise la méthode originale de ce chercheur « qui aimait prendre de la hauteur, s’attaquer à des questions en les généralisant énormément, pour les débarrasser de leurs hypothèses parasites, afin qu’il ne reste qu’une voie possible pour la démonstration. D’ailleurs les théorèmes individuels n’étaient pas importants pour lui. À ses yeux, c’étaient des accidents. »

Ainsi sa démonstration du théorème de Riemann-Roch en 1957, lors d’un cours à Princeton, ne sera publiée que grâce à Jean-Pierre Serre et Armand Borel, un an plus tard.
Alexandre Grothendieck, l’énigme irrésolue
Sabine Gignoux, le 26/07/2016 à 0h00

Ce génie des mathématiques a basculé dans l’écologie radicale puis s’est retiré à l’écart du monde, dans un village de l’Ariège.
Alexandre Grothendieck dans les années 1960. / IHES/HO/AFP
Si les arcanes de la géométrie algébrique révolutionnée par Alexandre Grothendieck restent inaccessibles au commun des mortels, les mystères de la psyché semblent parfois bien plus impénétrables. Pourquoi cet homme brillantissime, venu aux mathématiques en quasi-autodidacte avant d’étinceler à leur sommet, a-t-il progressivement rompu avec tous ses proches pour verser dans un pacifisme et une écologie radicale, avant de se murer dans une solitude paranoïaque ?
Le mathématicien Jean-Pierre Serre, couronné d’une médaille Fields en 1954 (le Nobel des maths), qui a entretenu une remarquable correspondance avec Grothendieck, compare ce dernier à un « réacteur nucléaire : il avait une énergie mentale extraordinaire et il fallait que ça sorte. Mais sans une structure pour le contenir, sans l’environnement de ses pairs, il a fini par exploser… ». En 1986, dans une dernière lettre que ce dernier lui retournera sans l’avoir ouverte, Jean-Pierre Serre lui posait cette question : « Pourquoi tu as abandonné ? J’ai l’impression que tu étais fatigué de l’énorme travail entrepris… » Le mathématicien Pierre Cartier, qui fut un ami très proche de Grothendieck, croit plutôt que celui-ci a été rattrapé par les traumas « d’une enfanceépouvantable ».
Fils d’un révolutionnaire ukrainien d’origine juive et d’une anarchiste allemande, Alexandre a 4 ans quand il est abandonné, au sein d’une famille luthérienne, par ses parents fuyant l’Allemagne nazie. En 1939, devant la montée des périls, cette famille de Hambourg met ce gamin de 11 ans dans un train pour retrouver ses parents réfugiés en France après avoir combattu aux côtés des républicains espagnols. Arrêté peu après, son père sera assassiné en 1942 à Auschwitz.
Le jeune Alexandre, lui, est enfermé avec sa mère dans les baraquements misérables du camp de Rieucros, en Lozère. Caché ensuite au Collège cévenol du Chambon-sur-Lignon, il y est décrit comme un « enfant très intelligent… Très bon joueur d’échecs… Réclame le silence pour écouter la musique. Sinon tapageur, nerveux, brusque ».
Comment dans ces conditions si précaires, un esprit hors du commun peut-il naître aux mathématiques ? À 11 ans, Alexandre racontera avoir découvert seul comment on calcule la circonférence du cercle. Puis il« grandit en faisant des maths, des maths, des maths (…) dans un monde qui se suffit à lui-même, un monde clos, plus rigoureux, et dont il maîtrise les règles », observe le journaliste Philippe Douroux qui vient de lui consacrer un livre (1). Après la Libération, le jeune Grothendieck est repéré par un professeur à l’université de Montpellier qui l’envoie rencontrer, à Paris, André Magnier, inspecteur général des mathématiques. Séduit par la « sagacité extraordinaire de ce jeune homme déséquilibré par la souffrance et la privation », il lui octroie une bourse pour suivre le séminaire d’Henri Cartan à l’École normale supérieure. Un an plus tard, Grothendieck est expédié à Nancy où les mathématiciens Laurent Schwartz (future médaille Fields, en 1950) et Jean Dieudonné lui confient « quatorze problèmes que nous n’avions pas su résoudre ». Quelques semaines plus tard, l’impétrant en a déjà vaincu la moitié, au plus grand émerveillement de ses professeurs.
« En 1953, au moment de soutenir sa thèse, Grothendieck avait le choix entre six articles qu’il avait écrits et qui furent tous publiés plus tard dans les meilleures revues scientifiques mondiales », salue Pierre Cartier. Grothendieck rejoint alors le groupe Bourbaki qui œuvre à refonder les mathématiques. Puis le nouvel Institut des Hautes études scientifiques (IHES) à Bures-sur-Yvette où il produit en douze ans une somme de travaux fantastiques, avec le concours de Jean Dieudonné et de disciples. « C’était une période de renouveau des sciences extraordinaire,témoigne Pierre Cartier. Grothendieck avait un côté chien fou, qui bousculait tout avec sa puissance de travail prodigieuse. Il vivait de manière très fruste, dormant par terre, mangeant à peine, accueillant chez lui des SDF. Mais il était chaleureux, comme le réprouvé qui s’est trouvé une famille ». Jusqu’au jour où ce fils de révolutionnaires, qui s’était tenu jusque-là éloigné de la politique, va renouer avec ses fantômes…
En 1966, Grothendieck reçoit la médaille Fields mais refuse d’aller la chercher à Moscou. Il part brusquement au Vietnam, invité par le gouvernement communiste. À son retour, Mai 68 enflamme le campus d’Orsay. En tentant de rejoindre le mouvement, le génial mathématicien se fait traiter de vieux pontife. Touché au vif, il fonde en 1970 à Montréal le mouvement écologiste radical Survivre et vivre. Puis dans la foulée, divorce et quitte l’IHES, qu’il accuse de toucher une subvention du ministère de la défense. Professeur invité au Collège de France, il veut débattre de la responsabilité de « la recherche scientifique dans la crise évolutionniste actuelle » et est remercié après deux ans. Son militantisme virulent le brouille avec tous ses pairs.
Commence alors un étrange chemin à rebours. On lui trouve une place à l’écart, à l’université de Montpellier, celle-là même où il avait commencé ses études. Il y fait jouer sous les arbres ses élèves avec des polyèdres. Retraité à 60 ans, il prédit une fin du monde imminente. Puis il rompt avec sa dernière compagne, ses cinq enfants, tous ses collègues ou amis, et part vivre isolé pendant vingt ans dans un petit village de l’Ariège. « Sur une carte, Lasserre forme un triangle équilatéral de 35 kilomètres de côté avec le camp d’internement du Vernet et celui de Noé, ces mêmes lieux où son père passa ses derniers instants avant d’être déporté », note Yan Pradeau, dans un livre récent sur Grothendieck (2).
Parmi les milliers de papiers laissés à sa mort en 2014 par celui que ses voisins prenaient pour un « vieux fou », on retrouvera entre des feuillets d’équations et des délires sur le diable, des milliers de noms de victimes de la Shoah, annotés et fléchés. Les derniers schémas de Grothendieck avaient leur logique implacable.
Sabine Gignoux
(1) Alexandre Grothendieck, sur les traces du dernier génie des mathématiques, Éd. Allary, 266 p., 18,90 €.
(2) Algèbre, Éd. Allia, 143 p., 7,50 €.
Bio express
1928. Naissance à Berlin.
1934. Confié à une famille près de Hambourg.
1940-1942. Interné au camp de Rieucros en Lozère, puis caché au Collège cévenol. Son père est assassiné à Auschwitz.
1948. Boursier, il suit les cours de l’École normale supérieure, puis ceux de Jean Dieudonné et Laurent Schwartz à Nancy.
1950-1953. Attaché de recherche au CNRS, il intègre le groupe de mathématiciens Nicolas Bourbaki.
1958. Rejoint le nouvel Institut des hautes études scientifiques (IHES).
1960. Premiers Éléments de géomètrie algébrique avec Jean Dieudonné.
1966. Refuse d’aller chercher sa médaille Fields à Moscou.
1970. Démissionne de l’IHES. Fonde le groupe écologiste radical « Survivre et vivre ».
1973. Écarté après deux ans du Collège de France, il enseigne à l’université de Montpellier.
1985. Récoltes et semailles, récit autobiographique.
1990. Se retire à Lasserre (Ariège) refusant la plupart des contacts.

2014. Décès.
 http://www.la-croix.com/Journal/Alexandre-Grothendieck-enigme-irresolue-2016-07-25-1100778176?utm_source=Newsletter&utm_medium=e-mail&utm_content=20160726&utm_campaign=newsletter__crx_subscriber&utm_term=268260&PMID=d6c105ff084145913ded2e1bfaee96f0

vendredi 22 juillet 2016

"Madame la Proviseur" du lycée Fénelon



« Madame le Proviseur » est décédée
Claire Lesegretain, le 22/07/2016 à 0h00
Marguerite Gentzbittel, l’ancienne proviseur médiatique du lycée parisien Fénelon, est morte à l’âge de 81 ans le 10 juillet dernier à Belfort, ville natale de cette catholique où elle s’était retirée en 2007.

Marguerite Gentzbittel / Delessard/Neco/Sipa
Ses robes à fleurs, son bon sens éducatif et un parler franc avaient contribué à faire le succès médiatique de Marguerite Gentzbittel. Après la parution de Madame le Proviseur (1), en 1988, elle fut ainsi invitée par Bernard Pivot à « Apostrophes » et par François-Henri de Virieu à « L’heure de vérité » ; elle fut sollicitée pour de nombreuses émissions de radio et conférences sur la jeunesse, et inspira même une série télévisée (2).
Mais Marguerite Gentzbittel était bien plus que ce personnage médiatisé. Fille de cheminot et de femme de ménage, boursière, elle était un pur produit de la « méritocratie républicaine » et un symbole fort de la promotion des femmes. Après avoir préparé l’École normale supérieure de Fontenay, décroché l’agrégation et enseigné l’anglais, elle avait commencé par diriger un gros établissement scolaire dans la banlieue de Nevers. Avant de se voir confier Fénelon, rue de l’Odéon, à Paris.
Dans les années 1980, ce lycée n’est pas encore aussi connu que ses prestigieux voisins Henri-IV et Louis-le Grand, mais son proviseur en fait vite un établissement remarqué, mettant en avant l’écoute et le respect des jeunes. Marguerite Gentzbittel connaît les contraintes de la gestion, les réunions avec les syndicats et les fédérations de parents, les inimitiés en conseils de classe, les casse-tête de l’orientation, les gags et drames de la condition enseignante…
C’est l’époque de la « guerre scolaire » (1984) qui verra la victoire des partisans de l’enseignement privé ; de la promesse de Jean-Pierre Chevènement de mener « 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat », au grand dam des défenseurs du diplôme qui redoutent une baisse du niveau ; des manifestations contre « le projet de sélection à l’entrée de l’université » du ministre Devaquet (1986). Puis viendront les tensions entre « pédagogistes », réputés vouloir centrer l’école sur l’élève, et tenants de l’instruction traditionnelle centrée sur les savoirs…
Parmi ses collègues chefs d’établissement, elle fait des envieux. D’où lui viennent donc ce charisme et cette popularité ? Comme elle l’a laissé deviner dans son premier livre, et comme elle l’a confirmé une fois à la retraite dans La Foi du charbonnier, Marguerite Gentzbittel a une foi profonde. C’est avec la confiance et la bienveillance du Christ, son compagnon de chaque jour, qu’elle essaie de regarder tous ceux qu’elle croise. « Mon rapport au Christ n’a pas changé », témoignait-elle à La Croix en 2007. « Si je ne sais toujours pas bien qui est Dieu, la résurrection, l’espérance et le Christ, j’y suis accrochée… »
Après son départ à la retraite, en 1995, Marguerite Gentzbittel a dirigé une association de tutorat s’occupant de malades psychiatriques, toxicomanes et alcooliques. Douze ans plus tard, elle était revenue à Belfort, sa ville natale, s’installant dans l’ancien appartement de sa mère. Là, elle a activement participé au bulletin et au catéchisme paroissiaux, à l’Action catholique générale féminine (ACGF), tout en continuant de fréquenter l’abbaye cistercienne de la Grâce-Dieu (Doubs) où, jeune, elle avait failli entrer.
Ses obsèques ont eu lieu dans l’intimité familiale, suivies de son inhumation au cimetière de Bellevue à Belfort.
Claire Lesegretain
(1) Lire aussi La cause des élèves, 1991, et La foi du charbonnier, 1995.
(2) Cette série télévisée en 26 épisodes de 90 minutes a été diffusée d’octobre 1994 à février 2006 sur France 2, sous le titre Madame le Proviseur puis sous celui de Madame la Proviseure.