L’intégrité, une qualité menacée par la compétition
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En physique également, il y eut quelques fraudes retentissantes (affaire Hendrik Schön des Laboratoires Bell en 2001 : falsification de travaux sur la supraconductivité et la mise au point de puces électroniques monomoléculaires ; articles de physique théorique des frères Bogdanoff dans les années 2000). En mars dernier, l’archéologue anglais James Mellaart, « célèbre pour ses fouilles du site néolithique de Catal Höyük en Turquie » et décédé en 2012, a été soupçonné d’avoir lui-même réalisé des peintures murales…
Depuis quelques décennies donc, le nombre de falsifications publiées dans les revues scientifiques a crû. « Le nombre de rétractations d’articles dans la littérature scientifique a été multiplié par dix depuis les années 1980 », indique Nicolas Chevassus-au-Louis. Cela représente 0,2 % du nombre d’articles scientifiques publiés par an dans le monde. Ce qui reste très faible. Toutefois, « interrogés de manière anonyme, 2 % des chercheurs reconnaissent avoir inventé ou falsifié des données au moins une fois dans leur vie professionnelle, soit 140 000 scientifiques dans le monde », indique l’historien dans Malscience (Seuil, 2016).
Mais qu’est-ce que l’intégrité scientifique ? « C’est avant tout un comportement, à connotation positive, consistant à adopter de bonnes pratiques comme, dans le cas des sciences expérimentales, refaire ses expériences, vérifier son mode opératoire, ne pas tricher », indique Olivier Le Gall, biologiste à l’Inra, et président du Conseil de l’intégrité scientifique. En toute rigueur, elle diffère de l’éthique qui porte sur le choix du sujet de recherche, les modalités et la finalité de l’étude. Elle se distingue également de la déontologie qui, elle, correspond au comportement professionnel du chercheur (absence de conflit d’intérêts, comportement social avec ses collaborateurs, non-harcèlement au travail) et qui est, par ailleurs, réglée par la loi.
Alors, à partir de quand passe-t-on du « petit coup de pouce » aux mesures ou aux résultats statistiques pour que l’ensemble de l’expérience rentre bien dans le cadre théorique qu’espère le chercheur ? « Question difficile quand on sait aujourd’hui, grâce aux historiens des sciences, que des chercheurs aussi réputés que Claude Bernard, père de la physiologie au XIXe, ou l’Américain Robert Millikan en 1913, qui le premier mesura la charge de l’électron, ont quelque peu “forcé” leurs résultats pour qu’ils étayent leur théorie », observe Girolamo Ramunni, professeur d’histoire des sciences au Cnam.
Lors d’un colloque intitulé « Intégrité scientifique, parlons-en » qui s’est tenu en 2016 à Bordeaux, les chercheurs ont identifié trois grands types de fraude : la fabrication, la falsification et le plagiat. La fabrication consiste à forger de toutes pièces les données d’une recherche. La falsification, elle, vise à modifier intentionnellement les données de façon à les rendre plus conformes aux hypothèses que l’on privilégie. Quant au plagiat, il s’approprie les travaux ou les idées d’un autre à son insu, sans le mentionner correctement dans les publications. À quoi sont dus ces écarts à la bonne conduite scientifique ? Plusieurs raisons interfèrent. La recherche évoluant dans un univers de plus en plus compétitif intellectuellement et économiquement – le fameux adage « publish or perish » –, mondialisé, complexe (contrat avec des entreprises privées impliquant une confidentialité, dépôt de brevet), contraint dans le temps, ces éléments peuvent interagir et contrarier une démarche scientifique sereine.
Existe-t-il un portrait-type du fraudeur ? « Non, mais des situations à risque, oui », répond Martine Bungener, ancienne déléguée à l’intégrité scientifique de l’Inserm. « Tous les moments où le chercheur (doctorant, post-doctorant, jeune chef d’équipe, chercheur vieillissant) a besoin de la reconnaissance de ses pairs pour progresser dans sa carrière. Soit presque tout le temps », dit-elle. Ainsi, comment prévenir la fraude ? Tout le monde s’accorde pour souligner l’importance de la sensibilisation et de la formation des jeunes dans les universités et les centres de recherche. Dans ces derniers ont été nommés des référents à l’intégrité de façon à répondre aux questions et à aider ces jeunes.
Chez les éditeurs, sont apparus des détecteurs de plagiats ou de retouche d’image. Du point de vue des sanctions, en France, on a recours à des blâmes ou des mises à pied temporaires avec retenue de salaire, voire des renvois définitifs. En cas de plagiat, on engage une poursuite pénale, en jouant sur la notion de droits d’auteur. Mais certains chercheurs continuent d’exercer dans le privé. Ainsi l’Anglais Andrew Wakefield, par exemple, qui fit croire que le vaccin anti rougeole-oreillons-rubéole entraînait l’autisme, travaille aux États-Unis où il conseille les associations anti-vaccination. Face à la fraude, l’évolution des pratiques des chercheurs vers « l’open science », où ils publient gratuitement leurs données de façon que quiconque puisse les vérifier, devrait contribuer à améliorer la situation. Mais quoi qu’il en soit, « nous devons reprendre inlassablement les questions éthiques, les transmettre et les enseigner, pour préserver notre cohésion, notre efficacité, notre réputation et par là même l’attractivité de nos métiers et leur impact auprès de la société », estimait le mathématicien Cédric Villani en 2016.
https://www.la-croix.com//Journal/Lintegrite-qualite-menacee-competition-2018-06-05-1100944413?utm_source=Newsletter&utm_medium=e-mail&utm_content=20180605&utm_campaign=newsletter__crx_subscriber&utm_term=1068368&PMID=d6c105ff084145913ded2e1bfaee96f0
Des articles écrits par des « fantômes » payés par les labosL’ouvrage est certes ancien. Mais ces pratiques n’ont pas disparu. Un rapport sur les conflits d’intérêts, rendu public en 2016 par l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), évoquait la pratique du « rédacteur fantôme » consistant « à faire signer des articles par des auteurs universitaires, alors qu’ils sont en réalité rédigés par des employés d’entreprises pharmaceutiques, qui ne figurent pas sur la liste des auteurs ». Cette pratique est utilisée par des firmes, bien conscientes qu’un article aura plus d’impact s’il est signé par un « leader d’opinion »,c’est-à-dire un médecin, en général hospitalo-universitaire, ayant une certaine notoriété. « Mais ces médecins n’ont pas le temps d’écrire eux-mêmes. Les firmes font donc appel à des rédacteurs fantômes qui, pendant longtemps, n’apparaissaient pas du tout dans l’article », explique Hervé Maisonneuve, rédacteur scientifique et fin connaisseur du milieu des revues (2). « Depuis quelques années, il y a plus de transparence et le nom des rédacteurs fantômes est mentionné à la fin des articles, dans les remerciements », ajoute-t-il.
Mais, la transparence totale n’est pas encore d’actualité. « Si c’était le cas, ce sont les directeurs médicaux des laboratoires qui devraient signer les articles sur les essais cliniques dont ils contrôlent l’organisation de A à Z. Mais jamais les revues n’accepteraient de les publier, explique Hervé Maisonneuve. Ce qu’on voit aussi beaucoup, dans le milieu universitaire, ce sont des thésards ou des internes en médecine qui font un travail. Et qui, au moment de la publication, voit leur nom disparaître de la liste des auteurs en tête de laquelle figure le chef de service. Et ils sont obligés de se taire pour ne pas compromettre leur carrière… »
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