mardi 12 juin 2018

LC 20180612 Tombeau de Pierre Bellemare

Tombeau de Pierre Bellemare

C’est Pierre Bellemare dont je voudrais élever le tombeau, en m’interrogeant précisément sur la petite histoire. Car Bellemare n’est pas seulement l’un des personnages de la toile de fond de notre jeunesse, avec Averty, Desgraupes, Armand Jammot, José Artur ou Bluwal. Il est, plus profondément, avec Decaux ou Castelot, l’héritier et le continuateur de l’immense G. Lenotre, trop oublié aujourd’hui. Je négligerai le téléachat, auquel je n’entends rien.
L’œuvre écrite et radiophonique de Bellemare se partage en deux courants. Il y a, d’abord, le courant criminel, qui fait de lui le disciple de Géo London et même de Pierre Bouchardon, le magistrat instructeur de Mata Hari, qui, à la retraite, disséquait avec bonheur les grandes affaires du passé. Ici, c’est le rôle de l’inquiéteur, dans un sens aggravé de celui de Gide, qui domine. Bellemare nous montre un monde où seul un fin vernis de civilisation nous sépare des abîmes bouillonnants des passions. Ce sont « les dossiers qui défient la raison », avec ses hommes et ses troupeaux décimés à distance, comme dans les plus belles histoires de Chesterton. Ce sont les femmes qui, lassées de leur condition, deviennent criminelles, à l’arsenic, à la balle à ailettes. Si « les assassins sont parmi nous », Alexis Gruber, Gérald Banidson, n’est-ce pas au fond, comme Simenon l’a exprimé de manière définitive dans la Lettre à mon juge, qu’un rien nous sépare, nous autres innocents, de ces coupables ?
Il y a ensuite le courant des simples anecdotes, racontées avec bonheur. Bellemare ne s’est jamais laissé dépasser par le tragique. Faut-il y voir l’invisible influence de sa mère, qui était couturière à Montmartre ? Montmartre, à cause peut-être de la protection des saints du martyrium ou de l’intercession de Pierre Favre, dispose au bonheur dans l’histoire. Les visions les plus noires s’y révèlent infondées. On ne sait pas assez que le « château des brouillards » tire son nom, non pas de je ne sais quelle malédiction écossaise, mais, comme Nerval qui y vécut le découvrit, des brumes de l’ivresse que procurait la fréquentation des vignes de la butte. De même, si le diable apparaît fréquemment à Montmartre, c’est dans un appareil qui tient en général de la gaudriole et du bal de l’internat, comme ce démon que vit un jour Caylus au plus profond des carrières, et dont il ne put rien tirer que l’exclamation, qui aurait pu être proférée par n’importe quel homme politique raisonnable : « Victoire et malheur ! Malheur et victoire ! Malheur ! »
Nous cherchons tous la même chose dans la « petite histoire » : un peu de certitude, une vengeance, et le souffle de l’aventure. Notre certitude que la petite histoire est plus vraie que la grande relève, il est vrai de l’illusion. La part du récit romanesque n’y est pas moins importante. À chaque pas l’on voit lever les mêmes raisons de douter. Lorsque Lenotre cite ce médecin qui tenait d’un fossoyeur du quartier du Temple les récits les plus étonnants, où il se montrait lui-même paradant sous la Terreur vêtu, comme Arlequin, des défroques des guillotinés les plus illustres, la chemise de Danton et la culotte de Desmoulins, comment s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une galéjade due au fossoyeur, au médecin ou à l’historien lui-même ? La part de la vengeance me semble plus incontestable. La petite histoire nous montre les héros des livres du secondaire tels qu’ils ont été, en réalité. Robespierre n’était rien d’autre qu’un mélenchoniste à perruque, un demi-maboul. Couthon était le père de Laignel et La Révellière-Lépeaux le cousin d’Alain Peyrefitte. Gaxotte lui-même, dans sa Révolution française, doit beaucoup à la petite histoire. On voit bien son intention royaliste. Reste qu’on ne peut pas lire sa galerie de portraits des hommes de 89 sans éclater de rire.
Mais surtout, il y a l’aventure. La petite histoire nous fait entrer et sortir de la pellicule et du film, à l’instar du héros de La Rose pourpre du Caire de Woody Allen. Nous y sommes. Nous voyons tout. Nous participons à tout. Nous sommes au milieu de ce dernier carré de la garde descendant vers l’île d’Elbe au milieu des quolibets, aux Tuileries pour voir le mage Home faire tourner les tables pour l’impératrice, au Pré-aux-Clercs pour admirer « le dernier homme » avant la jungle de Grenelle, qui paît les moutons avec son amie, une ancienne prostituée costumée en bergère. La petite histoire, c’est Assassin’s Creed, c’est la mère des meilleurs jeux vidéo. Nous grimpons sur les toits, nous tombons des cheminées, nous sommes tout près de séduire Ninon de Lenclos, de détourner le couteau de Ravaillac. Il n’y a pas de raisons de rire. Nous ne rions pas en lisant Ceux de 14, ou D’un château l’autre, qui après tout ne parlent de rien d’autre que de ce dont parlait Pierre Bellemare.
François Sureau 
 

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