lundi 24 juillet 2017

HERODOTE La route des épices et leur histoire

La route des épices

Du poivre à la cannelle, la passion au rendez-vous


Version abrégée pour les amis d
épices sur un marché marocain (photo : Gérard Grégor)« Dieu a fait l'aliment, le diable l'assaisonnement ». Si l’on observe l’histoire des épices, cette formule culinaire de James Joyce semble tout à fait fondée : depuis l’Égypte ancienne, les hommes n’ont en effet cessé d’alterner diplomatie et violence pour parvenir à mettre la main sur les fameuses épices.
Venues des pays lointains et donc rares, chères mais aussi mystérieuses, ces plantes faciles à transporter sont vite devenues le symbole d’un luxe bien sûr indispensable. Retraçons l’histoire de cette première mondialisation qui entraîna dans son sillage aromatisé les plus grandes puissances, soudainement avides de petits plats relevés.
Isabelle Grégor
Paolo Barbieri, La Boutique d'épices, 1637, Pinacoteca Comunale, Spoleto
Vous avez dit « épices » ?
Avant 1150, nulle « épice » en langue française, mais des « aromates » issus du grec et déjà présents dans la Bible. Il faut donc attendre le Moyen Âge pour que s'impose ce mot dérivé du latin species désignant toutes denrées spéciales.
Guillaume Le Testu, Iles aux épices (Indonésie), Cosmographie universelle, 1555, Bibliothèque du Service Historique de l’Armée de Terre, VincennesParmi celles-ci, ne soyez pas surpris de trouver produits de luxe et drogues vendues en pharmacie ! Puis le sens se réduit jusqu'à désigner des « substances aromatiques tirées de certains végétaux (écorces, racines, feuilles, fleurs, gousses, graines fruits, originaires de l'Inde, de l'Afrique tropicale, de l'Amérique. On les emploie comme condiments pour relever la saveur des mets, pour parfumer les boissons ou activer les fonctions de l'estomac » (Grande Encyclopédie). Il n'est donc pas étrange de trouver à l'époque médiévale parmi ces produits le riz ou encore le sucre de canne, le fameux « miel de roseau ».
Très chères, les épices ont longtemps servi de monnaie d'échange, au point d'être à l'origine de notre expression « payer en espèces » ! Elles ont d'ailleurs fini par donner leur nom à un impôt, comme l'aime à le rappeler l'article de L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert :
« EPICES, (Jurisprud.) sont des droits en argent que les juges de plusieurs tribunaux sont autorisés à recevoir des parties pour la visite des procès par écrit. Ces sortes de rétributions sont appellées en Droit sportulae ou species, qui signifioit toutes sortes de fruits en général, & singulierement les aromates ; d'où l'on a fait en françois épices, terme qui comprenoit autrefois toutes sortes de confitures, parce qu'avant la découverte des Indes, & que l'on eût l'usage du sucre, on faisoit confire les fruits avec des aromates ; on faisoit aux juges des présens de ces sortes de fruits, ce qui leur fit donner le nom d'épices ».
C'est bien sûr pour l'auteur l'occasion non de parler cuisine, mais taxes et puissance des juges.

Premières victimes de la fièvre

Des arbres à myrrhe plantés sur une terrasse du grand temple de Deir el-Bahari : voici un des plus beaux symboles de l'importance prise par les épices dans l'histoire des grandes civilisations ! C’est à une femme têtue, le pharaon Hatshepsout, qu’on le doit puisque c’est elle qui organisa une des premières grandes expéditions à destination du Pays de Pount (sud de l'Arabie ou côte somalienne).
Expédition au pays de Pount, bas-relief du temple de Deir el-Bahari, XVe s. av. J.-C., Égypte
Il est vrai que l'Égypte ne pouvait ignorer ce trésor : placé au coeur du monde méditerranéen, ce pays sert de plaque tournante pour les productions et les acheteurs. Tous dans la vallée du Nil !
Cueilleuse de safran, fresque d'Akrotiri, Santorin, 1500 av. J.-C., Athènes, Musée national archéologiqueCarrefour incontournable pour les amateurs de produits piquants, on s'y approvisionne d'un côté sur « la Côte des épices » somalienne et l'Arabie heureuse (Yémen), et de l'autre sur les marchés de Mésopotamie, eux-mêmes ravitaillés par les caravanes chamelières venues des régions de l'Indus.
Cotonnades, huiles et épices contre corail méditerranéen et ambre de la Baltique, les affaires vont bon train ! Des banquets de Sardanapale aux bagages de la reine de Saba en visite chez Salomon, les épices font alors fureur !
Par la suite les Crétois puis les Grecs, jusque-là peu réputés pour leurs talents culinaires, succombent à leur tour : il faut dire que les soldats d'Alexandre ont fait une belle promotion de la cannelle et autre sésame.
Fini, les fades brouets traditionnels !
Giovanni Demin, Salomon et la reine de Saba, XIXe s., collection privée
Hérodote, le cinnamome et les oiseaux
« Du côté de l'Arabie est la dernière des terres habitées. C'est aussi là que naissent l'encens, qui ne croit pas ailleurs, la myrrhe, la cannelle, le cinnamome et le lédanon. Toutes ces productions, sauf la myrrhe, se récoltent avec peine.
[…] Le cinnamome se recueille d'une façon plus merveilleuse. Les Arabes eux-mêmes ne sauraient dire ni d’où il vient, ni quelle est la terre qui le produit. [...] Ils racontent que certains gros oiseaux vont chercher ces brins ou bâtons que nous appelons cinnamome, nom que nous avons appris des Phéniciens ; que ces oiseaux les portent à leurs nids, qu'ils construisent avec de la boue sur des montagnes escarpées, et où aucun homme ne peut monter. Pour avoir ces brins de cinnamome, on prétend que les Arabes emploient cet artifice : ils prennent de la chair de boeuf, d'âne et d'autres bêtes mortes, la coupent en très gros morceaux, et, l'ayant portée le plus près des nids qu'il leur est possible, ils s'en éloignent. Les oiseaux fondent sur cette proie, et l'emportent dans leurs nids ; mais comme ces nids ne sont point assez solides pour la soutenir, ils se brisent et tombent à terre. Les Arabes surviennent alors, et ramassent le cinnamome qu'ils font ensuite passer dans les autres pays »
. (Hérodote, Histoires, livre III, Ve s. av. J.-C.).

Des bains d'épices pour les légionnaires !

épices sur un marché indien (photo : Gérard Grégor)Les Romains ne s'y trompent pas : alors que le futé Pline rejette en bloc les légendes sur l'origine de ces produits exotiques, on recommence alors, pour éviter les cupides Parthes qui tiennent le marché, à développer le trafic dans la mer Rouge à partir du port d'Alexandrie. Et pourquoi ne pas supprimer tout intermédiaire ? Si les premiers grands navires d'Auguste ont peu de succès, sous Tibère une meilleure connaissance des vents de mousson permet de relier directement l'Égypte et la côte indienne de Malabar.
À Rome, c’est un raz-de-marée de poudres colorées, au point que même les légionnaires ne font pas la fine bouche devant un petit bain aromatique, de temps en temps. Onguents, crèmes, oreillers au safran : la beauté n'a pas de prix ! Eux dont l'austérité était proverbiale, les voici qui enrichissent les marchands d'Alexandrie pour pouvoir suivre les fameuses 458 recettes du cuisinier Apicius, roi des bons petits plats.
On dit même que Néron, certes peu connu pour son avarice, fit en un soir brûler toutes les réserves de safran de la ville pour honorer Poppée, son épouse enceinte qu'il venait de tuer d'un coup de pied...
L'Empire doit-il sa disparition à la fièvre des épices ? Rien n'est moins sûr ! Mais est devenue légendaire l'image des puissants courant de fête en fête, peut-être pour profiter des bienfaits de Trimalcion et de sa femme Fortunata qui, nous dit le Satyricon de Pétrone, ne laissait à personne le soin de broyer le poivre. N'oublions pas également que lorsque le Wisigoth Alaric assiégea Rome en 408, il exigea qu'on lui verse 3000 livres de poivre. Barbare certes, mais raffiné !
Pour le confort des dieux et des fidèles
Produit rare et donc cher, l'épice a très tôt été associée à la religion dont elle venait parfumer les rites. C'était le cas chez les dieux mésopotamiens de L’Épopée de Gilgamesh, qui ne se refusaient pas le plaisir de quelques petits gâteaux épicés. En Égypte, la myrrhe et l'encens brûlent sur les autels tandis que vin de palme et épices servent à laver les viscères lors de la préparation des momies qu'elles vont préserver et... embaumer !
épices sur un marché indien (photo :Gérard Grégor)Il ne faut pas oublier l'effet apaisant de ces produits sur les odorats malmenés.  C'est ainsi que le corps de Saint Louis, mort de la peste à Tunis, eut droit à leurs vertus parfumées et conservatrices pour pouvoir retrouver son pays natal.
Avec les résines, elles entraient d'ailleurs souvent dans la composition de l'encens utilisé entre autres, dit-on, pour faire fuir les mauvaises odeurs des lieux de culte ! Plus sérieusement, on les trouve aussi depuis les Hébreux dans l'huile destinée à oindre rois et prêtres et dans la « Sainte Ampoule » réservée au sacre des souverains français.

Le Moyen Âge sous le contrôle des Arabes et des Vénitiens

On sait que le légendaire Sinbad le Marin doit sa fortune à son intrépidité ; mais le Bagdadi, qui a voyagé jusqu'aux Comores, a aussi bien su profiter du vaste marché aux épices qu'était devenu le Moyen-Orient !
Héritiers des caravaniers de Pétra ou Palmyre, les Arabes sont en effet devenus à la fin de Rome les intermédiaires incontournables entre Orient et Occident, échangeant esclaves contre musc ou girofle dont ils tirent des fragrances recherchées. Ils profitent ainsi du déclin de Byzance qui s'était elle-même tournée vers le golfe persique après la désorganisation de la route terrestre, suite à la chute de l'empire Han (220 ap. J.-C.).
L'arrivée de l'islam se fait d'ailleurs sous l'égide des épices : ne constituaient-elles pas le fond de commerce de Khadidja, première épouse du Prophète ?
Anonyme, Réception des ambassadeurs vénitiens à Damas, 1511, Paris, musée du Louvre
Habiles diplomates, les Arabes ont su s'allier Gênes et Venise pour contrôler ensemble le commerce des épices. Celles-ci n'arrivent plus qu'au compte-goutte en Europe alors même que les croisés ne cessent d'en vanter les mérites. Face à la pénurie qui guette, tout le monde n’est pas perdant puisque des fortunes se bâtissent alors, entraînant dans leur sillage la Renaissance italienne.
En 1298, un livre dicté au fond d'une prison marque les esprits : Marco Polo y décrit, comme dans un inventaire d'épicier, les plantes aromatiques qu'il a croisées. Quel succès !
Le commerce du poivre et des épices sur le Fleuve jaune, miniature du Livre des merveilles de Marco Polo, 1412, Paris, BnF
Sur la trace des épices
- au Moyen-Orient : le safran, la coriandre, la réglisse, le cumin
- aux Indes : le sésame, le poivre, le gingembre
- à Ceylan (Sri Lanka) : la cannelle, la cardamome
- en Asie centrale : l'ail, l'oignon
- aux Moluques : la muscade, le clou de girofle
- en Chine : l'anis étoilé
- au Mexique : la vanille
- en Amérique du sud : le piment

Un aliment magique

Récolte du safran, Tacuinum sanitatis, vers 1445-1451, Paris, musée du LouvreUn goût de paradis ! C’est ce qu’apportent les épices à un plat, au Moyen Âge : ces aliments ne viennent-ils pas en effet de l'autre bout du monde, des contrées merveilleuses où se situe l'Éden ?
Ils sont même évoqués dans Le Cantique des cantiques qui parle d'un jardin où poussent « le nard et le safran, la canne odorante et le cinnamome, avec toutes sortes d'arbres d'encens ; la myrrhe et l'aloès, avec tous les plus excellents aromates ».
L'imagination est à son comble : selon les croyance médiévales, la cannelle vient du nid du phénix, les poivriers sont gardés par des serpents et les voisins des Égyptiens vont à la pêche aux épices : « Avant que le fleuve [qui arrive du paradis] n'entre en Égypte, les gens [...] jettent leurs filets déployés dans le fleuve, au soir ; et quand vient le matin, ils y trouvent ces marchandises vendues au poids qu'on apporte ici, c'est-à-dire gingembre, rhubarbe, bois d'aloès et cannelle » (témoignage de Joinville, compagnon de Saint Louis). Personne ne s'est donc étonné d'apprendre, grâce à Marco Polo, que l'île de Ceylan, grosses productrice de cannelle, était occupée par des hommes à tête de chien...
D'origine merveilleuse, les épices qui permettaient déjà aux prêtres mésopotamiens de lire l'avenir avaient logiquement la réputation depuis l'antiquité de posséder des pouvoirs thérapeutiques, et bien sûr aphrodisiaques !
Le Goût, tapisserie de La Dame à la licorne, XVe s., Paris, musée de ClunyOn utilise donc le piment pour ouvrir l'appétit, puis la cannelle pour faciliter la digestion et quand le repas s'avère vraiment trop éprouvant le clou de girofle pour calmer la douleur !
Présente à la fin du Moyen Âge dans les ¾ des recettes de la haute société mais aussi dans les confiseries, gâteaux (le fameux pain d'épices) et boissons, ces miettes de plantes sont devenues un signe de réussite sociale : plus on est riche, plus les aliments sont épicés !
On ne saurait faire bonne figure en se dispensant de « l'or rouge » (le safran) et de ses comparses, même s'ils sont « chers comme poivre » et rendent la facture... salée !
Le Banquet des Vœux du Paon, Jean Wauquelin, Les faits et conquêtes d'Alexandre le Grand, Flandre, atelier de Mons, 1448-1449, Paris, BnF
Petite recette de santé de sainte Hildegarde
« Prendre une noix de muscade, un poids égal de cannelle, et un peu de giroflier ; réduire en poudre ; avec cette poudre, de la fleur de farine et un peu d'eau, faire des petites galettes et en manger souvent : cette préparation adoucit l'amertume du corps et de l'esprit, ouvre le cœur, aiguise les sens émoussés, rend l'âme joyeuse, purifie les sens, diminue les humeurs nocives, apporte du bon suc au sang, et fortifie » (Hildegarde de BingenLes Causes et les remèdes, XIe s.).

Et si on faisait le tour ?

Marchand de noix de muscade, Tratatus de Herbis, 1440, Londres, British LibraryVenise aurait dû se méfier des Ottomans qui, après avoir pris Constantinople, vont s'empresser de supprimer ce concurrent et laisser la Méditerranée être envahie par les pirates. Tout est à refaire.
Puisque les Ottomans ont fermé la route de l'est, pourquoi ne pas aller vers l'ouest ? Raisonnement simple qui va changer la face du monde ! C'est un petit pays, le Portugal, qui prend une longueur d'avance sous l'impulsion d'un prince, Henri le Navigateur, marin d'eau douce mais grand visionnaire.
Sûr de lui, il pousse ses navires à se lancer dans la « Mer des ténèbres » qui s'étend, croit-on, au-delà des côtes mauritaniennes. En 1488, Bartolomeu Dias franchit le redouté Cap des tempêtes, devenu pour les plus optimistes le Cap de Bonne-Espérance.
Il poursuit encore sur 500 kilomètres avant qu'un équipage en furie l'oblige à faire demi-tour, laissant la voie libre aux ambitions des Espagnols du côté de l'ouest.
Plants de muscadier (photo : Maximilien Bruggmann), DRÀ première vue, l'audace de Christophe Colomb, arrivé aux Antilles en 1492, s'avère peu payante : nulle trace de muscade ou de cannelle dans ce coin du globe !
Il faudra se contenter de piment, avant que Cortès ne mette la main sur des lianes de vanille. Décidément, c'est bien vers l'est qu'il faut se tourner : Vasco de Gama repart donc et finit par atteindre la « côte des épices » de Malabar (sud-ouest de l'Inde) en 1498.
Après 40 000 km et 2 ans et demi, il peut enfin remplir à ras bords ses cales avec les marchandises odorantes de Calicut. Charmés par cet endroit, les Portugais vont revenir s'y installer, s'emparant de Goa avant Malacca (Malaisie) puis Ormuz, à l'entrée du golfe Persique, élan qui va les mener jusqu'à Nagasaki. À leur tour de maîtriser la route des épices !
Lopo Homem, Atlas Miller, océan Indien, Arabie et Inde, Portugal, 1519, Paris, BnF

À l'assaut des îles aux épices

Flotte ottomane, Turquie, milieu du XVIIe siècle, Paris, BnFC'est le moment choisi par Ferdinand de Magellan pour aller jeter un œil tout au bout de la route nouvellement ouverte. En 1522, son second El Caño, un des rares survivants de l'expédition, peut enfin affirmer à Charles Quint qu'il est possible de faire le tour du monde, et de revenir avec des navires pleins à craquer d'épices !
Mais attention, il ne faut pas oublier les Ottomans : en 1538, ayant abandonné le projet de creuser un canal pour rejoindre la mer Rouge, ils font transporter toute une flotte, en petits morceaux, jusqu'à Suez où elle est reconstituée pièce après pièce. Leurs 20 000 hommes rejoignent alors, après 5 000 km de navigatio,n les côtes indiennes où ils mettent le siège devant la ville de Diu tenue par les Portugais. Belle initiative !
Mais nos Européens expatriés n’ont aucune intention de se laisser impressionner : face à leur détermination, les Ottomans préfèrent sagement abandonner et aller consolider leurs possessions au Yémen.
En 1579, c’est au tour des Pays-Bas d’entrer dans la course. Ayant décidé de se passer de l'autorité des souverains ibériques, ils se voient obligés d'aller chercher eux-mêmes aux Moluques les précieuses épices. Adroitement, les marchands hollandais s'empressent de convaincre les producteurs indonésiens de signer des traités de commerce.
Forts de leur organisation au sein de la VOC (« Compagnie unie des Indes orientales ») et pourvus de troupes nombreuses, ils parviennent à établir un véritable monopole sur les épices, orchestrant à la fois la production, le transport et la vente. Et qu'importe si les populations locales en pâtissent, à l'image de celles des Moluques (« la Région des rois »), pays autrefois opulent qui découvre la misère et l'oppression. Le commerce avant tout !
Joannes van Linschoten Doetechum, Voyage de Linschoot dans l'Inde en 1595, Paris, BnF

Pierre Poivre, le bien nommé !

En Europe, l'Angleterre est à l'affût : pas question pour la reine Elizabeth 1ère de laisser les autres nations s'emparer du marché ! Elle envoie donc son meilleur atout, le corsaire Francis Drake, jouer les trublions. Mais cela ne marche pas tout à fait comme prévu : si Drake revient les poches pleines d’épices des Moluques, ses successeurs connaissent diverses fortunes de mer qui freinent les explorations.
Qu'importe ! Les représentants de la Reine vierge finissent par discrètement prendre pied à Ormuz, puis Bombay (1662). L'Empire britannique des Indes est en marche...
Ephraïm Conquy, Pierre Poivre, XIXe s., Paris, Muséum d'Histoire naturelleEn France, le réveil est plus long : ce n'est qu'en 1664 que Colbert crée à son tour la Compagnie des Indes orientales, établie à Pondichéry et Chandernagor (Inde) pour pouvoir faire des échanges avec Ceylan et le sud de la Chine.
Le commerce vivote jusqu'à ce que le jeune botaniste Pierre Poivre soit jeté par les Anglais dans un cachot de Batavia (aujourd'hui Djakarta) : de sa prison, il observe l'intense activité du port et mûrit des projets audacieux.
De retour en métropole, il convainc la Compagnie de se lancer dans l'aventure de l'implantation d'épices dans les « jardins d'essai » de l'île de France (île Maurice) dont il deviendra l'intendant. Pour cela, il va falloir se procurer les plants... en les volant !
Vue du jardin de Pamplemousses à l’île Maurice (photo. A. Malfoy)Déguisé en indigène, il va abuser des marchands locaux puis convaincre un chef local, quelque peu remonté contre les Hollandais, à coopérer à leur perte.
C'est un succès : en 1778, les premiers pieds de cannelle, girofle et muscade finissent enfin par montrer leur nez dans son Jardin de Pamplemousses.
Rapidement, ils vont trouver de nouvelles terres d'accueil à travers le monde (Madagascar, Guyane et Antilles) : c'est la fin du monopole !
La grande aventure des épices est terminée, du moins pour l'Europe.
Marchand d'épices à Jodhpur (Rajasthan, Inde du nord), photo : Maximilien Bruggmann, DR

Un marché toujours bien nourri

Une nouvelle puissance s’intéresse à son tour à ce petit jeu : forts de leur importante flotte construite pour la guerre de Sécession, les États-Unis comptent bien profiter de la manne qui va faire entre autres la prospérité de Salem, port d'arrivée du poivre de Sumatra.
Develly Jean-Charles, Tasse du cabaret des cinq sens : l'Odorat et les épices, XIXe s., Paris, musée du LouvreD'élégants clippers vont prendre la suite pour construire des fortunes fabuleuses, à l'image de celle d’Élihu Yale, fondateur de la célèbre université éponyme.
Mais le XIXe siècle est celui du déclin : les épices deviennent inutiles pour conserver les viandes ; les boissons alcoolisées désormais s'en passent alors que les industries de synthèse se développent. C'est grâce à l'engouement pour les voyages et la recherche de parfums nouveaux en cuisine et parfumerie que les épices ont pu retrouver au XXe siècle une place majeure dans le commerce.
Les pays producteurs, parfois nouvellement indépendants, en ont profité pour s'affirmer sur un marché mondial de plus de deux milliards de dollars, cependant bien opaque... La course aux épices se poursuit !

Sources bibliographiques

Parmi de nombreux ouvrages, accordons une mention particulière à La route des épices, bel ouvrage illustré de Jean-Christophe Spahni et du photographe Maximilien Bruggmann auquel nous nous sommes permis d'emprunter plusieurs photos (Silva, Zurich, 1991).
Notons encore les ouvrages suivants : Éric Birlouez, Sur les Routes des épices, éd. Ouest-France, 2013.
Pierre Delaveau, Les Épices. Histoire, description et usage des différentes épices, aromates et condiments, Albin Michel, 1987.
Michelle Jeanguyot et Martine Séguier-Guis, L'Herbier voyageur. Histoire des fruits, légumes et épices du monde, éd. Plume de carotte, 2004.
Jean-Marie Pelt, Les Épices, éd. Fayard, 2002.

HERODOTE L'Asie du sud-est

L'Asie du Sud-Est

La nouvelle Asie


Marchande de fruits et d'épices, à Jogjakarta (Java), photo : Maximilien Bruggmann (DR)L'Asie du Sud-Est est bordée par l'océan Indien et le golfe du Bengale à l'ouest, l'océan Pacifique et la mer de Chine à l'est, entre la Chine, l'Inde et l'Océanie.
Ses péninsules et ses archipels, entre l'Équateur et le tropique du Cancer, ont en commun... la mousson et les épices, dont elles sont de loin le premier producteur mondial.
Elles forment un ensemble d'environ 4 millions de km2 et 600 millions d'habitants (2008), de taille comparable à l'Europe et divisé en plusieurs États souverains : la Birmanie ou Myanmar, la Thaïlande, la Malaisie, Singapour, le Laos, le Cambodge, le Vietnam, les Philippines, Brunéi, Timor-Est et l'Indonésie.
La comparaison avec l'Europe s'impose aussi concernant l'omniprésence de l'eau. La plupart des habitants vivent à proximité d'un grand fleuve ou du littoral océanique, d'où des échanges intenses, facteurs de commerce et de civilisation.
Béatrice Roman-Amat et André Larané
Peut mieux faire...
Les indicateurs ci-après, publiés par le Population Reference Bureau (Washington, 2016), montrent des pays encore pauvres (à l'exception de la cité-État de Singapour) mais pleins de promesses. Les premières années du XXIe siècle témoignent d'une stabilisation politique de l'Asie du Sud-Est et d'un développement économique rapide, qui s'appuie sur une population jeune, laborieuse et bien éduquée.
superficie
(km2)
population
(millions)
Espérance de vie
(homme-femme)
Mortalité
infantile
(pour 1000)
Fécondité (enfants
par femme)
PIB/habitant
(dollars US)
Singapour7005,680-851,71,281240
Malaisie330 00030,872-776226190
Thaïlande513 00065,372-79101,615210
Indonésie1 910 000259,469-73302,510685
Philippines300 000102,665-72222,88900
Vietnam331 00092,771-76152,15690
Birmanie676 00052,464-68612,3-
France               551 70064,679-853,31,940 470
Le Merapi (2900 mètres), au nord de Jogjakarta (Java), est le volcan le plus actif et le plus dangereux d'Indonésie (DR)
Au commencement...
La découverte en 1890 de l'homme de Java (homo erectus), vieux d'environ 500 000 ans, atteste du peuplement très ancien de la région.
Son Histoire proprement dite débute aux premiers siècles de notre ère avec la constitution de plusieurs « empires » indianisés dans la péninsule indochinoise : Champa, Tchen-La et Fou-Nan.
Le royaume de Champa, formé autour de Huê, dans le Vietnam actuel, est hindouisé aux alentours du IIIe siècle de notre ère.
Les royaumes de Tchen-La et Fou-Nan pratiquent également l'hindouisme. Celui de Tchen-La, peuplé de Khmers, prend forme dans le bassin du Mékong. Fou-Nan, plus éphémère (Ier-VIe siècle), se trouve à l'emplacement du Cambodge actuel, où il joue un rôle d'intermédiaire dans le commerce entre la Chine et l'Inde.
L'Asie du Sud-Est (Ve au XIe siècles)
Cliquez pour agrandir
Cette série de cartes montre le bref processus (à peine plus d'un millénaire) pendant lequel l'Asie du Sud-Est s'est successivement imprégnée des cultures et religions de ses grands voisins (hindouisme, islam, christianisme, culture chinoise etc).
Le commerce maritime est le trait d'union entre tous ces espaces de civilisation.
Grandeur de Srivijaya (VIIe-XIe siècles)
Au VIIe siècle de notre ère se constitue le royaume de Srivijaya ou Çrivijaya, autour du port de Palembang, au sud-est de l'île de Sumatra. Sa structure politique et sociale est profondément influencée par des idées et des croyances venues d'Inde, l'hindouismeet plus encore le bouddhisme. Il représente un important foyer du bouddhisme du Grand Véhicule.
Srivijaya devient une étape incontournable sur les routes commerciales qui relient l'Arabie, l'Inde et la Chine. Son hégémonie s'étend rapidement à toute l'île de Sumatra, puis au sud de la péninsule malaise, ce qui lui permet de contrôler le détroit de Malacca et le passage entre l'océan Indien et la mer de Chine. Il va ainsi dominer le commerce maritime en Asie du sud-est pendant un demi-millénaire. 
Voilier javanais sur un bas-relief du temple bouddhiste de Borobudur (photo : Maximilien Bruggmann), DRAvant l'An Mil, le royaume de Srivijaya s'élargit à Bornéo et au nord de Java.
Sous la dynastie javanaise des Sailendra ou Çailendra est érigé le fabuleux temple bouddhiste de Borobodur, au nord-ouest de Jogjakarta, au centre de Java.
C'est une pyramide à degrés de 113 mètres, avec quatre escaliers suivant les points cardinaux et, à son sommet, de nombreux stupas (édicules en forme de cloches).
La base est décorée de bas-reliefs sculptés qui nous renseignent sur cette lointaine civilisation (voir ci-contre).
Le temple de Borobudur, près de Jogjakarta (Java), DR
Les royaumes hindous de Majapahit et des Khmers (IXe-XIVe siècles)
Aux alentours de l'An Mil, Srivijaya entre au début d'un lent déclin, parallèlement à la montée de grands royaumes hindous, à Java et sur le continent.
En 1025, la thalassocratie est affaiblie par une attaque du roi Chola qui règne en Inde du sud. Dans le même temps, elle est progressivement chassée de Java par la montée en puissance d'une dynastie çivaïte (hindoue) locale, les Singharasi.
À la mort du dernier roi de cette dynastie, en 1292, son gendre s'empare du pouvoir avec le concours d'un corps expéditionnaire mongol envoyé par l'empereur Koubilaï Khan ! Il fonde selon les chroniques chinoises et javanaises l'empire de Majahapit.
Lui-même et ses successeurs étendent leur autorité sur l'ensemble de l'Indonésie actuelle et la péninsule malaise. Le Majahapit atteint son apogée sous le règne de Hayam Wuruk, au milieu du XIVe siècle.
C'est alors qu'est détruit en 1377 ce qui reste de l'ancien royaume de Srivijaya. L'un des derniers princes de ce royaume s'enfuit de Palembang et fonde sur la péninsule malaise une ville appelée à un grand essor, Malacca.
Au nord-est, dans le bassin du Mékong, un empire khmer s'est établi à la place du royaume indianisé du Fou-Nan. Il va prospérer entre le IXe et le XIVe siècle, autour de sa fameuse capitale, Angkor.
Des temples dont les bas-reliefs reproduisent des scènes du Mahabharata et du Ramayana, les deux grandes épopées fondatrices de la mythologie hindoue, y sont construits, ainsi que d'autres temples dédiés au bouddhisme. Les deux religions se côtoient en bonne intelligence.
L'empire khmer atteint son apogée sous Jayavarman VII, qui soumet le royaume rival du Champa. Mais après sa mort, il ne tarde pas à se désagréger, victime des révoltes de ses vassaux et des attaques de ses voisins... Il se voit même imposer un tribut par l'empereur sino-mongol Koubilaï Khan.
Le grand reflux des royaumes hindous (XVe-XVIe siècles)
danseuse thaïe (photo : Gérard Grégor, pour Herodote.net, 2013)À partir de 1238 s'épanouit dans la haute vallée du Mékong, au nord de la Thaïlande actuelle, le royaume thaï de Sukhothaï (« aube de la félicité »). Vers 1350, il est relayé par un autre royaume thaï, dont la capitale est Ayuthaya, au nord de l'actuelle Bangkok.
Ayuthaya devient pour quatre siècles la capitale rayonnante du Siam. Sa religion officielle est le bouddhisme du Petit Véhicule, importé de Ceylan (sri Lanka). Ses rois progressent vers l'est, jusqu'à s'emparer provisoirement d'Angkor en 1431, obligeant les Khmers à transférer leur capitale à Phnom Penh, actuelle capitale du Cambodge.
Parallèlement, au nord de l'actuel Vietnam, les Viêts tonkinois parviennent à s'émanciper des Chinois à la fin du Xe siècle. Ils fondent un État indépendanttout en conservant cependant les traditions bouddhistes et confucéennes apportées par leurs encombrants voisins. Ils repoussent les attaques chinoises et mongoles au nord tout en commençant à empiéter sur le royaume de Champa, dans le delta du Mékong, au sud. Au XIVe siècle, il ne reste plus rien de ce royaume hindou écartelé entre les Khmers et les Viêts.
L'Asie du Sud-Est (Xe au XIe siècles)
Cliquez pour agrandir
Au début du deuxième millénaire se mettent en place dans la péninsule indochinoise les grands royaumes à l'origine des principaux États actuels : le Siam, le Vietnam, le Cambodge, héritier des Khmers...
L'archipel indonésien, quant à lui, se divise entre de nombreuses principautés musulmanes. Le royaume du Toungoo, à l'origine de la Birmanie, apparaît un peu plus tard, au XVIe siècle.
Le commerce du poivre et des épices sur le Fleuve jaune, miniature du Livre des merveilles de Marco Polo, 1412, Paris, BnF
La « mondialisation » dans sa version islamique
Au XIIIe siècle, tandis que le monde arabo-persan pâtit des invasions turques et mongoles, le Sud-Est asiatique et le golfe du Bengale découvrent tout comme l'Occident chrétien les félicités du commerce et les promesses de la « mondialisation ».
De la péninsule arabe à la mer de Chine, tout au long des côtes de l'océan Indien, les boutres transportent les épices, pierres, tissus... convoités par les élites de tous pays.
C'est ainsi que le nord de Sumatra, fréquenté depuis des siècles déjà par les commerçants arabes, découvre l'islam. Certaines petites principautés voient dans cette religion un moyen d'endiguer la puissance des hindouistes de Majapahit. Plus au nord, les Philippines elles-mêmes ressentent l'influence musulmane au XIVe siècle.
Mais d'ores et déjà, le monde change d'échelle. En 1405, l'empereur chinois place son amiral Zheng He à la tête d'une grande expédition maritime comme le monde n'en a encore jamais connue. Ses objectifs sont à la fois scientifiques, diplomatiques, commerciaux et militaires. Zheng He va effectuer plusieurs voyages jusqu'en Afrique.
Il fait escale notamment à Java pour débrouiller une guerre civile dans le Majapahit. À Malacca, il reçoit un serment d'allégeance du souverain à l'égard de l'empereur ming... Mais les successeurs de celui-ci ne vont pas poursuivre les expéditions, au demeurant très coûteuses. Des intrus venus d'on ne sait où vont relever le défi.
Fort hollandais de Nieuw Victoria, à Amboine (province de Timor), photo : Maximilien Bruggmann
Le choc des mondialisations (XVIe-XVIIIe siècles)
En 1520, après la victoire d'une coalition de princes contre le royaume de Majapahit, l'islam s'impose dans l'archipel indonésien (à l'exception de Bali, qui demeure fidèle à l'hindouiste çivaïste).
Mais déjà le monde est en train de changer comme jamais. C'est qu'à l'autre bout de la planète, un petit roi très ordinaire a engagé ses marins dans des voyages d'exploration autour de l'Afrique.
Les modestes naves de ces Portugais - car c'est d'eux qu'il s'agit - n'ont rien à voir avec les colossales jonques de la « flotte des Trésors » de Zheng He. Mais ces diables de marins vont réussir à contourner l'Afrique en 1488 et atteindre les Indes en 1498.
Tout va dès lors aller très vite. Excités et rendus fous par les fabuleux profits générés par le commerce des épices, qui s'achètent pour moins que rien dans les Moluques et se revendent plus cher que l'or en Europe, ils vont mettre toute leur énergie à s'approprier ce négoce.
Le port de Ternate (Moluques) et son volcan, au début du XIXe siècleEn 1511, Albuquerque parvient ainsi à s'emparer de Malacca. Les Portugais fondent ensuite des comptoirs sur l'île d'Amboine (Moluques), en 1521, à Tumasik, près de l'actuelle Singapour, en 1526 etc. Ils ne se soucient pas de conquérir des territoires et préfèrent négocier des traités de commerce avec les sultanats locaux...
Mais les Portugais sont de mauvais négociateurs et ils vont très vite se faire doubler par les Hollandais, auxquels ils ont eu l'imprudence de confier la distribution des épices en Europe. Dès la fin du XVIe siècle, les Hollandais s'approprient toute la filière et en chassent les Portugais. Ils regroupent en 1602 leurs compagnies de commerce au sein d'une même entité, la VOC ou Compagnie des Indes Orientales.
Cette holding au sang froid va expulser les Portugais d'Amboine en 1605 et de Malacca en 1641. En 1619, elle fonde Batavia, à l'est de Java, à l'emplacement de Djakarta. Ce port va devenir le centre de la domination hollandaise sur les Indes orientales (Indonésie et péninsule malaise).
Assiette en porcelaine chinoise avec le signe de la VOC (XVIIIe siècle)En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, la VOC va imposer des contrats léonins aux sultans locaux, avec des « livraisons forcées » à bas prix qui auront vite fait de les ruiner et de plonger leurs sujets dans la misère.
Ces princes ne comprenant pas les bénéfices de la mondialisation promue par les Hollandais, ceux-ci vont devoir les soumettre. Et c'est ainsi que la VOC se dote d'une armée et de vaisseaux de guerre afin de les combattre. Soucieuse de préserver son monopole sur les épices, la VOC repousse aussi de toutes les manières possibles ses concurrents européens, anglais, espagnols et autres français.
Les sultanats javanais de Mataram et Bantam font allégeance à la VOC et la compagnie administre de façon directe les Moluques, les Célèbes, l'ouest du Timor (les Portugais conservent l'est de l'île), les côtes de la presqu'île de Malacca, les rivages de Bornéo et de Sumatra.
Uniquement soucieux de profits, les Hollandais ont toutefois le bon goût de laisser les indigènes pratiquer leur religion.
Galion espagnol (Rafael Monleón, Musée naval, Madrid)Rien de tel avec les Espagnols, qui ont atteint le nord de l'Insulinde. Baptisé Philippines en l'honneur du roi Philippe II, l'archipel est administré par... le vice-roi espagnol de Nouvelle-Espagne (Mexique) !
Les Espagnols ne se soucient guère de l'exploiter. Ils se contentent de faire commerce de ses richesses contre l'argent d'Amérique. Mais ils s'appliquent aussi à le christianiser, ce qui fait aujourd'hui des Philippines le principal pays catholique et chrétien d'Asie.
Toute-puissante Europe (XIXe siècle)
La Compagnie hollandaise des Indes orientales, réduite à la faillite par la corruption de ses agents, disparaît en 1789. Profitant du chaos occasionné en Europe par la Révolution française, les Anglais s'emparent en 1795 de Malacca.
À la pointe de la Malaisie, sur le détroit de Malacca, le Britannique sir Thomas Stamford Raffles fonde en 1819 le port de Singapour. Avec une main-d'oeuvre importée de Chine, il va devenir le verrou de l'Asie, par où passent toutes les liaisons entre Europe et Extrême-Orient.
Après la chute de Napoléon, à l'exception de la péninsule malaise, devenue britannique, le royaume des Pays-Bas récupère les Indes orientales. En 1830, il reprend les pratiques brutales de la VOC et astreint les indigènes à deux mois de corvées par an sur les plantations (café, canne à sucre, indigo, thé, tabac, coton, poivre). Il s'ensuit des famines et l'opinion publique, en métropole, en vient à dénoncer ce « système de culture » inique. Il est aboli en 1877 et le gouvernement hollandais tentent dès lors de se racheter par une « politique morale » qui vise à élever le bien-être de la population...
Dans la péninsule indochinoise, les Viêts continuent à progresser vers le sud et atteignent le delta du Mékong. Toute la Cochinchine passe sous leur domination. En 1802, le Vietnam, du Tonkin à la Cochinchine, est unifié pour la première fois. Mais à la même époque, la présence de missionnaires français et l'évangélisation se renforcent dans la péninsule indochinoise. Au milieu du XIXe siècle, soucieux de prendre sa part dans le partage de la région, l'empereur Napoléon III vient au secours du roi du Cambodge, menacé par le Vietnam et le Siam. Après un protectorat sur le Cambodge et le Laos voisin, la France colonise le Vietnam lui-même.
L'Asie du Sud-Est (XVIIIe-XXIe siècles)
Cliquez pour agrandir
L'irruption des navigateurs et des marchands européens va bouleverser les fragiles équilibres régionaux. Exclusivement soucieux de tirer profit des épices, les Hollandais mettent en coupe réglée les petits sultanats de l'Insulinde. Les Anglais, Français et Espagnols s'approprient les restes, beaucoup moins avantageux. Le Siam (Thaïlande) conserve vaille que vaille son indépendance.
Paysage lacustre près du site d'Angkor (Cambodge, photo : Gérard Grégor, pour Herodote.net, 2013)

Douloureuse renaissance

À la veille de la Première Guerre mondiale, l'Asie du Sud-Est est presque toute entière sous tutelle européenne. Seul le Siam, État tampon entre le Raj britannique à l'ouest et l'Indochine française à l'est, échappe à la colonisation (c'est aujourd'hui la Thaïlande). 
Les Britanniques sont présents en Malaisie, en Birmanie, aux Indes et à Hong-Kong, les Hollandais en Indonésie, les Portugais au Timor oriental et à Macao, les Français en Indochine. L'Indochine française, terme utilisé à partir de 1888, inclut la Cochinchine, l'Annam, le Tonkin, le Cambodge et le Laos, régions colonisées de 1862 à 1893.
Les Philippines se trouvent sous domination américaine. Le XIXe siècle y a été marqué par des nombreuses révoltes des Philippins contre la fiscalité imposée par les Espagnole et la toute-puissance de l'Eglise. La guerre hispano-américaine de 1898 aboutit à une défaite de l'Espagne, qui doit céder les Philippines aux États-Unis.
Le Pont de la Rivière KwaiTous ces États accèdent à l'indépendance après la Seconde Guerre mondiale.
D'abord les Philippines le 4 juillet 1946, une fois libérées de l'occupation japonaise. Ensuite l'Indonésie : également occupée par le Japon, celle-ci a proclamé une indépendance unilatérale le 17 août 1945 mais n'obtiendra sa reconnaissance par les Pays-Bas et le reste du monde qu'en décembre 1949, au terme d'une épreuve de force.
La Birmanie, anciennement rattachée aux Indes britanniques, devient indépendante quelques mois après celles-ci, le 4 janvier 1948. 
La France met fin à son protectorat sur le Cambodge le 9 novembre 1953. Le royaume du Laos s'est vu concéder un embryon d'indépendance dans le cadre de l'Union française mais devra attendre les accords de Genève du 21 juillet 1954 pour obtenir une indépendance pleine et entière. Quant au Vietnam, il proclame son indépendance unilatérale par la voix d'un inconnu, le communiste Hô Chi Minh, le 2 septembre 1945.
Les chars vietminh et nord-vietnamiens entrent dans Saigon le 25 avril 1975 (DR)En définitive, les accords de Genève entérineront l'indépendance de deux pays, le Nord-Vietnam communiste et le Sud-Vietnam pro-occidental.
Les deux États ne seront réunis qu'après la chute de Saigon, le 30 avril 1975, au terme de trois décennies de guerre.
Sans heurts, le 31 mai 1957, la Malaisie britannique forme une fédération indépendante. Le 16 septembre 1963, elle forme une Fédération de Grande Malaisie en incluant aussi le port britannique de Singapour ainsi que les colonies de Sarawak et Sabah, sur la partie occidentale de l'île de Bornéo.
Également sous protectorat britannique, le sultanat de Brunéi, riche de son pétrole, préfère devenir indépendant le 1er janvier 1984.
La partie orientale de Bornéo, Kalimantan, demeure indonésienne.
Lee Kuan Yew (16 septembre 1923 ; 23 mars 2015, Singapour)Mais deux ans plus tard, le 2 août 1965, Singapour fait sécession.
Ses 1,7 millions d'habitants, à 80% d'origine chinoise, ne supportent pas la prédominance politique de la majorité malaise et musulmane de la Fédération. Le gouvernement de Kuala-Lumpur ne fait pas obstacle à la sécession car elle réduit très sensiblement la part des Chinois dans la Fédération (40% des onze millions d'habitants).
Le Premier ministre de la cité-État, Lee Kuan Yew, va faire de celle-ci l'un des États les plus prospères de la planète.
Dernier avatar de la colonisation, le Timor oriental, colonie portugaise occupée par l'Indonésie en 1976, accède à l'indépendance en 2002 après une brève guerre d'indépendance.
Aujourd'hui, tous ces États (à l'exception de Timor-Est) sont réunis au sein d'une communauté économique régionale fondée en 1967 à l'époque de la guerre froide : l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN selon l'acronyme anglais)... Voilà encore un parallèle avec l'Europe !