Memoria, par Bruno Frappat
Nous sommes en 1993, au Sud-Soudan, pendant une famine négligée par le reste du monde. Sur un sol caillouteux et dans la poussière grise d’un village dévasté, un homme-chien avance à quatre pattes, la peau ni noire ni blanche, mais grisâtre bien que la photographie ait été prise en noir et blanc, l’homme est entièrement nu, véritable animal efflanqué. Il utilise ce qui lui reste de forces pour avancer vers on ne sait où, afin de glaner on ne sait trop quelle nourriture qui, par miracle, traînerait sur le sol. On devine qu’il ne va pas tarder à renoncer à ce déplacement du désespoir et que c’est vers la mort squelettique qu’il se traîne et va finir par s’effondrer, au terme d’un effort surhumain et inutile.
Nous regardons cette horrible scène, et cent autres du même genre, par l’intermédiaire de l’objectif du photographe James Nachtwey, reporter de guerre dont les œuvres sont exposées actuellement à la Maison européenne de la photographie, à Paris (1). Cette terrible exposition est baptisée « Memoria » pour que les visiteurs défilant devant tant d’horreurs accumulées, qui leur furent contemporaines, aient l’occasion de se souvenir des victimes du dernier quart du dernier siècle, le nôtre.
Salvador, Nicaragua, Balkans, Tchétchénie, Roumanie, Rwanda, Irak, Afrique du Sud, Afghanistan : le tour du monde des guerres et des massacres nés dans le sillage du « nouvel ordre international » que devait enclencher la chute du mur de Berlin soulève le cœur.
Il se fait dans les salles traversées un silence presque religieux, plein de respect rétrospectif pour les victimes photographiées non loin du bout de leur vie ou carrément après, quand leurs cadavres mutilés, éventrés, souillés, sanguinolents, entassés, gisent dans des ruines traversées par des ombres blanches.
Tout ce que l’homme a su inventer comme exactions, crimes de masse, tortures pour transformer ses semblables en victimes est exposé. Nous avons oublié, à supposer que nous les ayons connues, les causes de ces monstruosités, les origines de ces combats, les rivalités entre bandits de toutes sortes qui saignèrent tant de peuples, sinon sous nos yeux, du moins sous ceux des reporters courageux qui nous les rapportaient au péril de leurs vies et que nous regardions à l’occasion dans tel ou tel journal.
Le rassemblement de ces vues est une épreuve pour le badaud de ce début de millénaire. Ce musée des horreurs contient tout l’imaginable de la déréliction, des larmes et des violences. Les victimes sont des femmes, des enfants qui meurent les yeux ouverts, des vieillards suppliants, des jeunes filles violées par la soldatesque de passage. Des paysans pleurent leurs masures incendiées, des corps noircis laissent une trace sur le sol d’une cuisine où l’on voit encore des cuvettes et des bols.
Bien sûr l’on s’interroge, on réfléchit à la source du mal qui est au cœur de l’homme et fait ces jours-ci la couverture opportune d’un magazine de philosophie. De même sur le rôle de Satan qui, lui, est en couverture de la dernière livraison de la Revue des deux mondes illustrée l’an dernier pour d’autres raisons plus minables que le poids du Malin dans nos activités humaines.
Dehors il fait beau, un peu tiède, le temps est lourd. Avant de rejoindre la vie urbaine il faut un temps de décompression, un sas psychologique pour laisser derrière soi ces images de famines, de haines, de guerres, de meurtrissures. Ces crimes répandus sur le tapis de nos mémoires comme autant de charbons ardents, comme autant de témoignages de l’inhumanité de cette espèce abominable qu’on appelle l’homme. Dans les yeux des victimes se lisent la détresse et la peur que nous gardons en mémoire comme hommage à leurs souffrances que nous n’avions pas, à l’époque, su soulager, laissant agir les tueurs. (...)
https://www.la-croix.com/Journal/Ce-lhomme-fit-lhomme-2018-06-16-1100947649Et tout est du même tonneau ; dans quel monde vivons-nous ? et de quoi nous plaignons-nous ? Si vous voulez en voir davantage, tapez le nom du photographe, puis la rubrique Images.
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