mardi 26 septembre 2017

HERODOTE Pourquoi "canicule" ?

Origine du mot canicule
Apparu à la fin du XVe siècle, le mot « canicule » vient du latin canicula qui signifie « petite chienne ». C’est sous ce nom qu’avait été baptisée Sirius, principale étoile de la constellation du Grand Chien, et étoile la plus brillante du ciel après le Soleil. Sirius se lève et se couche en même temps que le Soleil du 22 juillet au 23 août. Comme c’est durant cette période que les fortes chaleurs sont les plus fréquentes, l’expression « jours de canicule » qui renvoyait à l’origine à la période de l’année où l’étoile était visible, a progressivement fini par désigner les journées extrêmement chaudes.

HERODOTE La guerre du Vietnam, quand nous étions adolescents et jeunes adultes

1963-1975

La guerre du Vietnam

En bordure de la mer de Chine, le Vietnam est une nation de deux mille ans d'âge. Colonisée par la France à la fin du XIXe siècle, elle a recouvré son indépendance en 1954 au terme de la guerre d'Indochine tout en se divisant en deux États rivaux : le Nord-Vietnam pro-soviétique (20 millions d'habitants, capitale : Hanoï) et le Sud-Vietnam pro-occidental (15 millions d'habitants, capitale : Saigon).
Mais au Sud-Vietnam se développe une rébellion communiste activement soutenue par le Nord-Vietnam. Elle va déboucher sur une nouvelle guerre de plus de dix ans dans laquelle vont s'impliquer les États-Unis et leurs alliés d'une part, l'URSS et dans une moindre mesure la Chine populaire d'autre part.
Bien plus qu'une nouvelle péripétie de la guerre froide entre le camp occidental et le camp soviétique, cette guerre ultra-médiatisée apparaît a posteriori comme le révélateur d'un monde nouveau. Elle met aux prises des Occidentaux las des aventures impériales et un tiers monde qui prend conscience de sa force.
André Larané
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Vietnam (Arte)19 septembre 2017 : à l'occasion du remarquable documentaire d'Arte sur la guerre du Vietnam qui nous a passionnés, nous proposons aux Amis d'Herodote.net une promotion exceptionnelle sur le coffret de 3 DVD, valable jusqu'au 25 septembre 2017.
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D'une guerre à l'autre

Tout commence avec les accords de Genève du 21 juillet 1954 qui mettent fin à la présence française au Viêt-nam (on écrit aussi Vietnam). Ils ne débouchent pas comme prévu sur la réunification des deux Viêt-nam mais sur une exacerbation des rivalités. Une zone démilitarisée sépare les deux Viêt-nam au niveau du 17e parallèle.
Ngô Dinh Diêm, président de la République du Vietnam (Huế, 3 janvier 1901 ; Saïgon, 2 novembre 1963), devant son frère l'évêque Ngo, sa belle-soeur et son frère NhuAu sud, l'ex-empereur Bao Dai est éliminé par le chef du gouvernement, le catholique Ngô Dinh Diêm. Celui-ci proclame la République le 26 octobre 1955, suite à un référendum truqué, et instaure un régime dictatorial et népotique (*).
Il obtient l'évacuation des troupes françaises, mène à bien l'installation de 800 000 réfugiés nord-vietnamiens, dont beaucoup de catholiques, réduit les sectes au silence et combat la pègre saïgonnaise.
Mais Diêm lui-même, étroitement associé à son frère Nhu et à sa belle-soeur, s'engage dans une voie de plus en plus autoritaire et répressive.
Ho Chi Minh et Le Duan, secrétaire général du PC vietnamien (7 avril 1907 - 10 juillet 1986)Le 19 décembre 1960 est créé un mouvement insurrectionnel d'opposition, le Front national de libération du Viêt-nam du sud (FNL). Ses combattants sont qualifiés péjorativement par leurs adversaires de Viêt-công  ou Vietcongs (« communistes vietnamiens »). Ils bénéficient du soutien actif des soldats de l'Armée Populaire Vietnamienne (APV).
Ces « Bô dôi » viennent du Nord-Vietnam selon un plan de conquête échafaudé par le gouvernement de Hanoi, en l'occurrence le secrétaire général du parti communiste Lê Duan et Lê Duc Tho. Trop vieux, Hô Chi Minh, le père de l'indépendance, se tient en retrait.
Diêm regroupe les paysans les plus exposés dans des « hameaux stratégiques » pour les soustraire à l'influence des guerilleros. Un millier de villages fortifiés sont au total aménagés. Mais cette politique coercitive n'a d'autre effet que d'amplifier l'opposition populaire au régime.
À partir de 1961, le président américain John Fitzgerald Kennedy envoie sur place quelques troupes déguisées en conseillers militaires.
Il veut à tout prix empêcher l'arrivée au pouvoir des communistes à Saigon pour éviter une chute en cascade des derniers régimes pro-occidentaux d'Asie (selon la « théorie des dominos » formulée par l'ancien président Eisenhower).
Hélicoptère américain abattu à Ap Bac, dans le delta du Mékong (2 janvier 1963)Dans un premier temps, l'armée sud-vietnamienne, épaulée par les conseillers américains, se flatte de quelques beaux succès et les Vietcongs se tiennent coi, apeurés par les moyens impressionnants mis en oeuvre par les Américains, en particulier les hélicoptères de combat.
Mais tout bascule le 2 janvier 1963 à Ap Bac, dans le delta du Mékong. Ce jour-là, dans une embuscade, les Vietcongs abattent cinq hélicoptères américains et font de nombreuses victimes avant de se retirer, libérés de la peur que leur inspirait la puissance américaine. La guerre du Vietnam commence pour de bon.
L'opposition au régime de Diêm et Nhu, de plus en plus répressif, gagne les villes.
Le 11 juin 1963, le moine bouddhiste Thich Quang Duc s'immole par le feu au centre de Saigon (DR)Le 11 juin 1963, le moine bouddhiste Thich Quang Duc (73 ans) s'immole par le feu au centre de Saigon pour protester contre la dictature et les « persécutions » à l'égard de sa communauté. D'autres moines suivent son exemple. L'opinion publique occidentale s'émeut.
Le gouvernement Kennedy demande à Diêm d'écarter au moins son frère mais Diêm fait la sourde oreille car il sait que Washington n'a pas de solution de rechange.
S'y croyant autorisés par l'ambassadeur américain Henry Cabot-Lodge, des généraux sud-vietnamiens s'emparent le 2 novembre 1963 des bâtiments gouvernementaux. Diêm se réfugie avec son frère dans une église et réclame et obtient un sauf-conduit. Mais sitôt sortis de l'église, les deux hommes sont sommairement exécutés. 
Quelques jours plus tard, à Dallas, le président Kennedy est lui-même assassiné. Lyndon Baines Johnson lui succède à la Maison Blanche.
On recense à ce moment-là plus de quinze mille militaires américains aux côtés des soldats sud-vietnamiens. Il s'agit dans les faits de forces spéciales (« bérets verts ») qui n'hésitent pas à intervenir en appui de leurs alliés et dont une cinquantaine ont déjà été tués.
Forces spéciales américaines au Vietnam (années 1960)

Fatale escalade

Entre le 2 août et le 4 août 1964, deux destroyers américains, le Maddox et le Turner Joy, qui se sont aventurés dans les eaux territoriales du Nord-Vietnam, essuient des tirs de la part des Nord-Vietnamiens. C'est du moins ce qu'affirment les services secrets de Washington (les équipages des navires concernés nieront plus tard la réalité de cette agression).
Cet incident du golfe du Tonkin vient à point pour le successeur de Kennedy, Lyndon Baines Johnson, qui est entré en campagne électorale.
Il décide de montrer ses muscles pour faire taire son rival républicain Barrry Goldwater qui agite à tout va la menace de subversion communiste.
Défense civile à Hanoi pendant les bombardementsPrenant prétexte de l'« agression » du Tonkin, le président lance dès le 4 août les premiers raids américains sur les positions communistes au Sud-Vietnam et, le 7 août 1964, il obtient du Congrès les pleins pouvoirs militaires pour un engagement contre le Nord-Vietnam.
Cette détermination lui vaut une réélection triomphale le 4 novembre suivant.
Les Américains commencent à bombarder le Nord-Vietnam le 7 février 1965. Ils espèrent par ces bombardements priver les maquisards communistes du Sud-Vietnam et les troupes d'invasion nord-vietnamiennes de leurs approvisionnements en armes et en carburant. Ils n'arrivent cependant pas à couper les fameuses « pistes Hô Chi Minh » et les navettes maritimes par lesquelles transitent, du nord au sud, hommes et matériels.
L'escalade atteint son maximum d'intensité avec le bombardement des villes du Nord-Vietnam, à partir du 29 juin 1966. Mais elle est obérée par l'ineptie de l'armée sud-vietnamienne, nombreuse et surarmée mais corrompue et prédatrice. Ses généraux ont tout juste fait élire à la présidence l'un des leurs, Thieu. Comme son Premier ministre Ky, ce militaire n'a d'autre souci que de s'enrichir au plus vite...
Raid de B52 sur le Nord-Vietnam (années 1960)

Engagement au sol

Robert S. McNamara (9 juin 1916, San Francisco ; 6 juillet 2009, Washington)S'opposant à la prudence du Secrétaire à la Défense Robert McNamara, le général William Westmoreland, commandant du corps expéditionnaire, obtient dès 1965 l'envoi de marines combattants et non plus seulement de conseillers. De plus en plus de soldats traversent l'océan Pacifique pour combattre dans la jungle et les rizières un ennemi insaisissable.
En 1968, on en arrive à compter plus de 500 000 Américains en uniforme au Sud-Vietnam. Ces soldats et leurs alliés (50 000 Sud-Coréens, 7500 Australiens, 500 Néo-Zélandais, 2000 Philippins, 8000 Thaïlandais) sont néanmoins en minorité à côté du million de soldats et miliciens engagés dans l'armée sud-vietnamienne.
William Westmoreland (26 mars 1914, Spartanburg, Caroline du Sud ; 18 juillet 2005, Charleston, Caroline du Sud)Qui plus est, la plupart des soldats américains se tiennent loin des combats, affectés à des tâches logistiques dans des bases géantes et plutôt confortables (Long Binh compte ainsi 12 piscines, trois bibliothèques, une salle de spectacles, trois terrains de foot...). Moins d'un quart combat réellement. Ce sont les « grunts » ou « grognards » (fusiliers, marines...), sollicités à outrance, et dont les exploits ont été largement mis en scène par les plus grands cinéastes d'Hollywood, avec en fond sonore le vrombrissement des hélicoptères, l'engin à tout faire de cette guerre.
Ils affrontent plus de 300 000 Vietcongs, mobiles et soutenus par une grande partie des paysans, sans compter les unités nord-vietnamiennes qui ont envahi le Sud.
Le général Westmoreland fait bombarder et brûler les villages avant qu'ils ne soient investis par les marines. Il s'ensuit trois millions de paysans déplacés.
Malgré ou à cause des pertes humaines, familles décimées, villages détruits, la détermination des Nord-Vietnamiens et des paysans ne faiblit pas et les recrutements tant dans l'armée que chez les rebelles compense régulièrement les pertes.
Attaque d'un village sud-vietnamien (1966), DR
Laos et Cambodge voisins sont bientôt entraînés dans la guerre malgré eux. Le 30 janvier 1970, l'intervention des Américains et de leurs alliés au Cambodge, pays officiellement neutre mais par lequel transite la « piste Hô Chi Minh », suscite la protestation des parlementaires américains. Ils retirent au président ses pouvoirs spéciaux pour éviter tout nouveau dérapage.
Au total, sur les trois pays indochinois seront lâchées au cours de la guerre plusieurs millions de tonnes de bombes, trois fois plus que pendant toute la Seconde Guerre mondiale. Le napalm et l'« agent orange » sont aussi utilisés à très grande échelle. L'US Air Force se sert de ces défoliants chimiques, précédemment employés par les Français, pour brûler le couvert végéral, les habitations en bois et les récoltes, avec des effets ravageurs à très long terme sur la santé des populations et sur l'environnement.
Bombardement d'un village vietnamien (années 1960)
Mi Lay, un massacre impuni
Dans le village sud-vietnamien de Mi Lay, le 16 mars 1968, la compagnie C a tué entre 300 et 500 civils, dont beaucoup de femmes et d’enfants, au cours d’une opération planifiée sous les ordres du lieutenant William Calley (26 ans). Le drame ayant été ébruité, le lieutenant prétendit avoir obéi aux ordres de son capitaine Ernest Medina.
Mais la cour martiale ne retint que la responsabilité personnelle. Le 29 mars 1969, elle le condamne à la prison à vie pour le crime de 22 civils. Le président Nixon intervient trois jours plus tard pour commuer sa peine. Il est gracié en 1974 après trois années de prison. Le scandale est grand dans l'opinion publique américaine.

La désescalade

Marine américain au VietnamEn février 1968, cette deuxième guerre d'Indochine (après celle qui opposa les communistes vietnamiens aux Français) arrive à un tournant avec une contre-offensive massive du Vietcong, l'« offensive du Têt » (du nom de la grande fête du Nouvel An vietnamien). Elle se solde par d'énormes pertes du côté communiste mais a des répercussions décisives sur l'opinion occidentale.
À Washington, Robert McNamara, qui n'a jamais apprécié l'intervention au Vietnam et ne croit plus en un possible succès, quitte le Secrétariat à la Défense le 29 février 1968 pour la Banque Mondiale. À la tête du corps expéditionnaire américain, le général Creighton Abrams remplace le bouillonnant William Westmoreland.
Sur les campus de Californie, la contestation monte en flèche.
Manifestation contre la guerre du VietnamElle témoigne d'une première scission entre la jeunesse éduquée, généralement issue des classes moyennes supérieures et habile à se faire exempter du service militaire, et la jeunesse pauvre issue des milieux ouvriers blancs et noirs, dans laquelle se recrute les soldats du corps expéditionnaire.
En lien avec la montée du mouvement hippie, qu'illustrent le festival de Woostock et le slogan Make love, not war (« Faites l'amour, pas la guerre »), la jeunesse étudiante et les artistes, telle Jane Fonda, se mobilisent activement contre l'intervention de leur pays de l'autre côté du Pacifique.
Les désertions se font plus nombreuses...
La contestation ne tarde pas à gagner tous les campus du monde occidental.
Manifestation pacifiste devant le Pentagone en 1967 (DR)

Une Amérique effondrée

En novembre 1968, le candidat républicain Richard Milhous Nixon est élu par surprise face au vice-président sortant Hubert Humphrey. Celui-ci avait promis d'engager des négociations avec Hanoi mais quelques jours avant le scrutin, le président sud-vietnamien Thieu avait refroidi ses partisans en annonçant son refus d'y participer (peut-être à l'instigation de Nixon !).
Élu et réélu quatre ans plus tard, Nixon entame malgré tout en 1970 le retrait des troupes américaines. En 1972, il se rend à Pékin, amorçant une détente avec le camp adverse, et, en janvier 1973, conclut les accords de paix de Paris par lesquels les États-Unis s'engagent à retirer toutes leurs troupes dans les 60 jours et le Nord-Vietnam à libérer tous ses prisonniers américains.
Entre-temps, du 18 au 29 décembre 1972, il ordonne un bombardement massif de Hanoi et des grandes villes du nord par l'US Air Force pour tenter de rendre ses interlocuteurs à la table des négociations plus accommodants.
Combattants vietcongs (DR)
La guerre va se poursuivre entre Vietnamiens jusqu'à la chute de Saigon, deux ans plus tard, en laissant un bilan accablant du côté vietnamien. Les Américains déplorent 58 000 morts (environ deux fois moins que pendant les quelques mois de leur intervention dans la Première Guerre mondiale). Les Vietnamiens, quant à eux, auraient perdu un total de 3,8 millions de civils et militaires selon Robert McNamara, soit près de 8 % de leur population. À quoi s'ajoutent les blessés, les mutilés et les victimes du napalm et de l'« agent orange ».
La guerre du Vietnam a surpris les États-Unis au sommet de leur puissance et de leur prestige. Elle va ternir irrémédiablement leur image. Les Américains ne se remettront de leur humiliation que dans les années 1980, grâce au verbe du président Ronald Reagan.
De Cimino (Voyage au bout de l'enfer, 1978) et Coppola (Apocalypse Now, 1979) à Stone (Platoon, 1987) et Levinson (Good Morning Vietnam, 1987), les cinéastes d'Hollywood vont puiser dans le traumatisme vietnamien matière à nombre de chefs-d'oeuvre.
Quant aux militaires, ils veilleront désormais à garder sous contrôle (embedded) les journalistes appelés à suivre leurs opérations extérieures pour ne plus avoir à affronter leur opinion publique en sus de leurs ennemis.
Une image du film Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979)



https://www.herodote.net/1963_1975-synthese-1750.php

lundi 25 septembre 2017

Enfin la statue tant attendue et bien méritée pour un homme célèbre


Tel qu'en lui-même l'éternité le change
Mikhaïl Kalachnikov

samedi 16 septembre 2017

TNY Aung San Suu Kyi, the Ignoble Laureate 20170915



Grosse campagne internationale contre cette dame dont nous ne connaissons rien : ni le pays, ni l'histoire, ni la situation réelle par rapport à l'armée, ni la vie intérieure ; et dont nous n'avons pas partagé le sort : un père assassiné quand elle avait deux ans, l'interdiction de revoir son mari mourant en 1999, de très longues années d'assignation à domicile... Nous ne savons pas qui sont ses porte-paroles (répètent-ils ce qu'elle a elle-même dit ou lui attribuent-ils leurs propres opinions ?). Bref, nos médias la jugent dans un fauteuil, et nous avec eux.

Ce qui se passe est terrible, mais cette façon d'encenser puis de démolir quelqu'un en dit long sur les médias et nous, leur public: lécher, lâcher, lyncher.
Et si nous nous occupions des Rohingyas au lieu de chercher des coupables, ne s'en porteraient-ils pas mieux. Au fond ce que nous disons de cette dame ne les intéresserait pas s'ils avaient le loisir de nous écouter. Ce n'est pas un jeu vidéo ou un feuilleton télévisé.
Aung San Suu Kyi, the Ignoble Laureate
September 15, 2017



Myanmar’s Nobel Peace Prize winner has remained silent about a crisis described this week by the U.N.’s human-rights chief as “a textbook example of ethnic cleansing.”
Photograph by Soe Zeya Tun / Reuters
During her fifteen years under house arrest, Aung San Suu Kyi—now the de-facto leader of Myanmar—found solace in the poetry and novels of authors such as George Eliot, Victor Hugo, John le Carré, and Anna Akhmatova. Another favorite, she has said, was Rebecca West’s “Black Lamb and Grey Falcon,” an epic travelogue about Yugoslavia written on the eve of the Second World War. West described a country that Aung San Suu Kyi would have recognized as being much like her own: a fragile mosaic of ethnicities, languages, historical backgrounds, and cultural traditions.
In a short essay called “Let’s Visit Burma,” published in 1985, Aung San Suu Kyi described the “colourful and diverse origins and customs” of her compatriots. Rakhine state, in the west of Myanmar, was something of a “mystery” in this respect, she wrote. Its population had originated from “Mongolian and Aryan peoples who had come over from India.” Owing to its geographical position, Bengal had also “played a major part” in its history and culture. Among the state’s numerous ethnic groups —Arakanese, Thek, Dainet, Myo, Mramagyi, and Kaman—others displayed “the influence of Bengali.” But she assured readers that while there are “more people of the Islamic faith to be found in [Rakhine] than anywhere else in Burma,” it had been “predominately Buddhist” for centuries.
By groups that “displayed the influence of Bengali”, Aung San Suu Kyi certainly meant the Rohingya, a stateless minority in northern Rakhine that most Myanmar people consider to be Bangladeshi immigrants. Since August 25th, when militants from the Arakan Rohingya Salvation Army attacked police posts and an Army base, as many as a thousand Rohingya have been killed and over three hundred and seventy thousand (more than third of the Rohingya population) have been forced into neighboring Bangladesh, human-rights groups estimate. Aung San Suu Kyi’s champions are now contemplating her fall from grace, appalled that the Nobel Peace Prize winner remains silent about and unmoved by a crisis described this week by the U.N.’s human-rights chief as “a textbook example of ethnic cleansing.” There have been widespread calls for the Nobel Committee to strip her of the prize. But there is no statutory procedure for doing so, nor is it clear how this would end the murder, rape, and mass exodus of the Rohingya at the hands of Myanmar’s Army.
The most urgent and powerful appeals to Aung San Suu Kyi have come from her fellow Nobel laureates. The Pakistani activist Malala Yousafzai, who won the prize for her advocacy of girls’ education, condemned the “tragic and shameful treatment” of the Rohingya. “I am still waiting for my fellow Nobel Laureate Aung San Suu Kyi to do the same.” Addressing a letter to his “dear sister,” the anti-apartheid activist Desmond Tutu wrote of his “profound sadness” and called on Aung San Suu Kyi to end the military-led operations. “If the political price of your ascension to the highest office in Myanmar is your silence, the price is surely too steep,” he wrote. The Dalai Lama subsequently urged her to find a peaceful solution to the humanitarian crisis, saying that Buddha would have “definitely helped those poor Muslims.”
This is not the first time that laureates have spoken of their displeasure with Aung San Suu Kyi. In December last year, when the military conducted another brutal offensive against the Rohingya, thirteen Nobel winners, including Muhammad Yunus, Shirin Ebadi, and Leymah Gbowee, signed an open letter deploring the Army’s use of helicopter gunships, arbitrary arrests, and the rape of women. “Despite repeated appeals to Daw Aung San Suu Kyi,” they concluded, using her honorific, “we are frustrated that she has not taken any initiative to ensure full and equal citizenship rights of the Rohingyas. Daw Suu Kyi is the leader and is the one with primary responsibility to lead, and lead with courage, humanity and compassion.”
When Aung San Suu Kyi accepted her own prize, in Oslo, in June, 2012, she said that, under house arrest, “it felt as though I were no longer a part of the real world. . . . What the Nobel Peace Prize did was to draw me once again into the world of other human beings outside the isolated area in which I lived, to restore a sense of reality to me. . . . I began to understand the significance of the Nobel Prize.” Since becoming State Counsellor, in 2016, however, she has retreated into the solitude of her former life. Her husband, Michael Aris, died, of cancer, in 1999—she was prevented by the military regime from saying goodbye to him—and she rarely sees her sons. People close to her describe a life of morbid isolation, living alone in the administrative capital, Naypyidaw—arguably the dreariest city on earth—pouring over state documents late into the night. She rarely gives interviews, and is reluctant to delegate responsibilities (there is no obvious successor to lead her party when she’s gone).
There’s no evidence that the laureates’ chorus of indignation has any bearing on Aung San Suu Kyi, or whether their declarations can break the spell of isolation and bring her back to the outside world. The only response she has made to the present crisis in Rakhine was a Facebook post, detailing a phone conversation she had with Turkey’s President Recep Tayyip Erdoğan. In it, she criticized the “huge iceberg of misinformation calculated to create a lot of problems between different communities and with the aim of promoting the interest of the terrorists.” While Aung San Suu Kyi has remained silent, the offices and ministries under her charge have not, describing the Rohingya as Bengalis and publicly advocating the use of force in certain situations. “If they are going to harm you, you can shoot them,” Aung San Suu Kyi’s spokesman, U Zaw Htay, said. The most egregious case of the recklessness of Aung San Suu Kyi’s government came last month, when it accused international aid workers of supporting terrorists, prompting fears for the safety of thousands of people in Myanmar employed by charities and N.G.O.s. There have been demands that the U.S. government stop using the name “Rohingya”, and when a Rohingya women gave details of an alleged gang rape, Aung San Suu Kyi’s office dismissed it as “fake rape.”
Aung San Suu Kyi’s biographer, Peter Popham, writes in “The Lady and the Generals: Aung San Suu Kyi and Burma’s Struggle for Democracy” that she “has become an object lesson in the slipperiness of the concept of heroism, and the folly of hero-worship.” Indeed, the tenor of the denunciations suggests that Aung San Suu Kyi’s critics are angered as much by a sense of personal betrayal as they are by her silence. She has exposed the artlessness with which many in the West reduced a complex personality into a Rapunzel of the East, emptied of her more illiberal traits, such as an authoritarian leadership style, and some potentially unsavory views on Muslims. The BBC correspondent, Fergal Keane, who probably knows Aung San Suu Kyi better than any other foreign journalist, has admitted that “we knew too little of Myanmar and its complex narratives of ethnic rivalries. . . . And we knew too little of Aung San Suu Kyi herself.” In a rare interview with Keane in April, she denied ethnic cleansing was taking place in Rakhine, and resisted the cruder perceptions of her persona: “I am just a politician. I am not quite like Margaret Thatcher, no. But on the other hand, I am no Mother Teresa, either.”
Unlike Thatcher, a consummate political operator, many have commented upon Aung San Suu Kyi’s weakness as a politician. Her failure to act against the military operation in Rakhine, so the argument goes, is not a result of her bigotry but because she is unable to outmaneuver the generals in Myanmar’s very own game of thrones.
Few can blame Aung San Suu Kyi for her political impotence. The constitutional arrangements of Myanmar would foil the shrewdest operative. Designed by the military, in 2008, the constitution gives the armed forces control of three ministries—the interior, borders, and defense—that are beyond the oversight of the civilian government. It bars Aung San Suu Kyi from becoming President, and allows the Army to veto any attempt at constitutional reform. The irony, then, is that if Aung San Suu Kyi once represented the power of the powerless, she is now powerless in power, taking the flak for the Army’s unrelenting inhumanity in its fight against ethnic rebels on the borderlands, and the Rohingya.
Aung San Suu Kyi’s powerlessness hardly matters on this issue, anyway: hatred of the Rohingya is one thing that unites Myanmar. Despite their political differences, Aung San Suu Kyi’s party, the National League for Democracy, and the military are in lockstep when it comes to the problem of northern Rakhine. Years of xenophobic, anti-Rohingya propaganda, pushed from the late nineteen-seventies by the military government, endures in the nation’s collective memory, and is stoked by the hate sermons of Buddhist monks like Ashin Wirathu. By speaking up for the Rohingya, Aung San Suu Kyi imperils her standing in the eyes of her fellow-citizens.
When she was thrust into the public eye, in 1988, it was her lineage, rather than her politics, that was the driving force. As the daughter of General Aung San, the nationally revered founder of modern Burma, Aung San Suu Kyi was at the mercy of activists who recognized the dynastic force that her name, and looks (she is the spitting image of her father), lent to their struggle against the generals. Responsible for negotiating Burma’s independence from the British Empire, Aung San was assassinated by paramilitary forces of the former Prime Minister U Saw, in 1947, six months before its official declaration. Aung San Suu Kyi was just two years old at the time, but there’s no doubting her love and admiration for him. In a 2013 radio interview with the BBC, she described her father as “my first love and my best love.” This filial piety is perhaps the key to understanding Aung San Suu Kyi as saint and sinner.
Her father was an extraordinarily tenacious, even ruthless, man who navigated between the British and Japanese empires in order to achieve his objective—a unified, independent Burma. He was also a Burmese nationalist who cared little for the nation’s ethnic minorities. Today, he is universally venerated in Myanmar, while few outside the country know who he is. This has almost certainly influenced Aung San Suu Kyi, who mimics his leadership style, moral code, and political priorities. The Rohingya are a distraction from her overriding ambition: to complete her father’s dream of unifying the country and ending a civil war that has raged between ethnic rebel forces and the Myanmar government since 1948. As Rebecca West wrote in “Black Lamb and Grey Falcon,” in a passage that Aung San Suu Kyi likely associated with her father when reading the book under house arrest, “it is the habit of the people, whenever an old man mismanages his business so that it falls to pieces as soon as he dies, to say, ‘Ah, So-and-so was a marvel! He kept things together so long as he was alive, and look what happens now he has gone!’ ”
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dimanche 3 septembre 2017

APPLE Le tout premier ordinateur bricolé par Steve Jobs & Steve Wozniak

Qu'on ne s'y trompe pas : l'ingénieur c'était Wozniak, l'esthète Jobs.


samedi 2 septembre 2017

Pierre Bergounioux "C'est maintenant"


Pierre Bergounioux, We are French

« Le fait majeur du dernier quart de siècle, c’est l’autodestruction du socialisme réel et le triomphe planétaire de la culture adverse, celle que la bourgeoisie anglo-saxonne a inventée, à deux siècles d’ici, et dont la fin ultime est la “maximisation des chances pacifiques de gain pécuniaire”. La métamorphose a pris un tour galopant avec la financiarisation de l’économie, la généralisation à l’ensemble de la société, à tous les domaines d’activité, d’une attitude calculatrice qui, voilà peu, encore, restait circonscrite aux milieux d’affaires.
L’espérance des sixties n’est pas encore retombée que Milton Friedman et les Chicago boys préparent une nouvelle version, hard, du contrat de travail. Son rapide succès, en France et ailleurs, fut sans doute le signe a contrario que l’idéal, né dans les prisons d’esclaves de l’Antiquité et qui avait pris corps, à Saint-Pétersbourg, en octobre 1917, avait pâli, périclité. On n’est plus vraiment persuadé, dans les années soixante-dix, que l’URSS de Brejnev soit le paradis sur terre.
Les enfants de 1985 ne sauraient imaginer l’ampleur de la mutation dont ils sont les contemporains. Comme tous les enfants, ils conforment leurs vues, leurs sentiments à un état de choses. Celui-ci est dominé, depuis trente ans, par le primat de la valeur monétaire, cette négation de toutes les valeurs. En l’absence d’alternative, ils parlent le sabir néo-libéral, se regardent comme des agents économiques et le monde comme un marché où placer le plus avantageusement possible leur force de travail, cette marchandise dont la dépréciation est telle qu’elle ne procure même plus à ses détenteurs de quoi la reproduire. Pour une partie de la population active, le salaire a cessé de couvrir les besoins. La catégorie des travailleurs pauvres a fait son apparition dans le paysage. Concrètement, on mange et on dort dans sa voiture ou bien dehors, lorsque le temps le permet, et ce qui est terrible, c’est que ça semble naturel ou, du moins, qu’on l’admet.

Comment le capital, c’est-à-dire le cycle argent-marchandise-argent, n’exploiterait-il pas le développement inégal, la disparité du prix du travail et des droits sociaux entre les régions, les pays, les continents ? Lorsque le profit constitue l’axiome fondateur du vouloir pratique, aucune des considérations dans lesquelles, voilà un demi-siècle, entraient encore les possédants, n’a plus cours. L’intérêt national auquel se référaient les grands agrariens et les maîtres de forge, les responsabilités politiques qu’ils assumaient encore dans leur canton, à l’Assemblée, au commissariat au Plan, sont du passé. Elles sont devenues superflues, avec l’occidentalisation du monde, la diffusion planétaire de la culture rationnelle qui assure le capital de rencontrer partout des hommes disposés à travailler conformément aux normes définies, voilà deux siècles, en Europe, mais en deçà des exigences sociales des travailleurs européens. On délocalise, qui est le moyen le plus sûr de valoriser les actifs. Lorsque la composante technique – le capital constant – est à peu près uniforme en tout lieu, c’est l’inégalité des salaires – du capital variable – qui fournit le taux de profit moyen. L’autonomisation du secteur financier est une autre manière, parfaitement stérile, sans création de richesses, de faire fructifier les avoirs.

On en est là. Non seulement, l’échec du socialisme, de l’économie planifiée, de l’égalité effective a livré, sans recours, les travailleurs du monde entier aux décisions des multinationales mais celles-ci et leurs porte-parole, hommes politiques, essayistes, journalistes, ont persuadé au plus grand nombre qu’on touchait à la fin de l’histoire sous les triples auspices de la production en vue du profit, appuyée sur le développement indéfini de la physique théorique, dans le cadre institutionnel de la démocratie libérale. C’est la thèse qu’avance F. Fukuyama dès 1992, sur le cadavre fumant de l’URSS.
Mais tout ça, c’est de la haute théorie. Ça se passe loin des regards, dans les bureaux où siège le conseil d’administration des grandes firmes et des fonds de pension, dans les couloirs des ministères où se croisent et se concertent chefs d’entreprises et hauts responsables politiques, dirigeants d’organes de presse et de groupes audio-visuels. C’est à hauteur d’homme, au travail, dans la rue, les transports en commun, les allées du supermarché, qu’on touche du doigt les effets du tournant des années quatre-vingt.

Une civilisation se ramène, en dernier recours, à une poignée de significations. C’est une pensée, un vouloir dont se déduisent nos gestes et nos paroles, les objets qui les matérialisent, les passions qui nous meuvent, les résolutions qu’elles nous dictent.

Les anciens sont enclins, on le sait, à dénigrer la génération qui va les remplacer, ses procédés, son langage, les nouveaux usages. Ils sont persuadés d’être justifiés à le faire comme, à vingt ans, ils se croyaient autorisés à hausser les épaules ou à sourire des homélies de ceux qui avaient l’âge, alors, où ils entrent aujourd’hui. C’est l’époque où s’affrontaient, d’un côté, l’amour de l’ordre, le sens des hiérarchies, la raideur, la grisaille d’une société largement rurale, férocement colonialiste, patriarcale, de l’autre, les aspirations nées des bouleversements morphologiques, moraux, scolaires de l’après-guerre, et dont les mots d’ordre, scandés en chœur sur le pavé ou tracés aux murs de Mai, hantent encore la mémoire – “Prenez vos désirs pour la réalité”, “Nous sommes tous des Juifs allemands”, “La chienlit, c’est lui”. Quarante ans ont passé. Les énergumènes d’alors accèdent à la retraite et, comme tous les retraités, n’ont pas de mots assez durs pour flétrir les agissements de la jeunesse. Rien de nouveau sous le soleil. Voire !

Une même infrastructure matérielle n’implique pas nécessairement les mêmes manières de penser, de sentir et d’agir. Le mode de production domestique, qui repose sur la chasse et la cueillette ou sur une agriculture élémentaire, sans division du travail, sans accumulation ni exploitation, a engendré la prodigieuse diversité des cultures dont les ethnographes ont relevé les contours et la teneur avant qu’elles ne soient balayées par la violence ou les séductions de l’Occident. Avec d’identiques et chiches ressources, des groupes humains ont inventé des règles matrimoniales incroyablement diverses et complexes, des textes dont l’analyse, sous la plume de Lévi-Strauss, a dévoilé la rigoureuse cohérence et la richesse harmonique, la portée, des créations plastiques si audacieuses, si fascinantes et libres, qu’elles ont induit une révolution artistique lorsque, à la Belle Époque, elles sont tombées aux mains, sous les yeux des poètes et des peintres de Paris.
Quel rapport entre ces types d’organisation archaïque et le stade suprême du capitalisme ? Eh bien, la production matérielle de l’existence inaugurée par la révolution industrielle, avec le machinisme, l’application de la connaissance scientifique au procès de production, l’appui de la banque et celui de l’État, n’implique pas que le profit en argent soit la fin dernière de l’activité.

Il semble indéniable qu’une posture éthique, d’origine religieuse, luthérienne, ait contribué, comme l’a avancé Weber, à faire passer le capitalisme de ses formes anciennes, localisées, politique, d’aventure ou de brigandage, au système rationnel d’organisation qui a gagné tous les domaines de la vie, partout sur la terre. Mais l’optimisation des moyens, à quoi se ramène toute rationalisation, n’exclut pas l’irrationalité de la fin, en l’occurrence des conséquences sociales intolérables, écologiques dévastatrices et culturelles révoltantes.

Si une majorité de nos compatriotes a embrassé la philosophie dont l’actuel Président de la République[1] s’est fait le héraut, c’est, en dernier ressort, parce que, dès les années trente du siècle dernier, les intellectuels apatrides, héroïques, qui avaient pris la tête du prolétariat ouvrier russe et fondé la première société socialiste du monde, ont oublié, s’ils l’avaient jamais su, que les États modernes sont peuplés d’individus, d’intériorités réfléchissantes, auxquels les procédés du despotisme oriental, des Tsars de Moscovie et des khans tatars, ne sauraient plus s’appliquer. Un État, selon Max Weber, décidément, se caractérise par la confiscation de la violence physique légitime. Il n’est plus permis à quiconque de céder aux impulsions plus ou moins homicides dont on bout dix fois par jour. Un code pénal, des tribunaux, des forces armées dûment revêtues des emblèmes de la force publique, garantissent, en principe, sujets ou citoyens contre la violence endémique, anomique, des sociétés acéphales. On hésite à empoigner le couteau de cuisine, pour les roturiers, pour un noble à tirer l’épée. Le physiologiste écossais Alexander Bain a défini la pensée avec une parcimonie réjouissante : « Un geste retenu, une parole ravalée ». Bref, on réfléchit. On devient un individu conscient de soi, un sujet.
L’acte de naissance de cette figure nouvelle, on le trouve dans la littérature de la Renaissance. Ce sont les Essais de Montaigne, les héros tourmentés, puissamment méditatifs que Shakespeare pousse sur les planches et dont les soliloques illuminent toujours notre aventure –
“Être ou ne pas être. La vie est une ombre qui passe. Tous les hier ont éclairé pour des fous les chemins de la poudreuse mort.” Et le pauvre Don Quichotte expérimente à ses dépens le désenchantement du monde. La lenteur des sociétés d’Ancien Régime a permis aux hommes nouveaux des États-nations européens d’opposer au pouvoir central, en pensée, d’abord, puis la pique à la main, bonnet phrygien en tête, les exigences qui étaient les leurs – égalité formelle, liberté d’expression, aspiration au bonheur. 
Le régime soviétique est sorti d’une insurrection, conduite dans le contexte apocalyptique de la Grande Guerre. Il a disputé sa jeune existence à la réaction blanche, appuyée par les alliés d’hier. Il ne pouvait faire face aux périls dont il était cerné qu’à la condition de se porter, le plus vite possible, à la hauteur des standards technologiques dominants. L’industrie lourde, à laquelle il a sacrifié la paysannerie, a assuré sa survie lorsque, en 1941, il affronte la pire calamité qu’on ait vue sur la terre, les forces armées terrifiantes, irrésistibles, jusque là, de l’Allemagne nazie. Mais le Soviet suprême se soucie assez peu de traiter les citoyens de l’Union avec les ménagements, le respect, l’attention que réclament des hommes de notre temps. L’arbitraire, le mensonge éhonté, les mesures policières, les exécutions sommaires, la déportation de masse sont des procédés courants. Il suffira d’une pitoyable tentative de coup d’État, dans l’été 1991, pour que le système, ossifié, haï, tombe en poussière.

Notre culture présuppose, avec toutes les autres, une distinction entre les choses sensibles et celles de l’esprit. Mais elle revendique la totalité de celles-ci, sans rien céder, comme l’animisme ou le totémisme, aux bêtes, aux plantes, aux roches. Le sens du monde n’est que de nous et se livre, de préférence, à des esprits affranchis des préjugés, des affects qui pourraient altérer l’idée pure de la chose, le concept. La France est ce pays où la littérature a été élevée au rang d’une religion. De l’instant qu’elle se constitue comme ensemble territorial réuni sous un pouvoir central, on y tient pour important d’obtenir une version approchée, scintillante, hérétique, le plus souvent, de la réalité. Pas d’événement, de fait, de trouble, de grand dessein, d’espérance qui n’ait trouvé son expression précise. Or, ce qui se passe ne suit pas le même cours selon qu’on le pense avec le plus grand soin ou qu’il s’exerce à notre insu, dans l’ombre. Nous ne serions pas les mêmes si nous n’avions pas contracté l’habitude d’examiner attentivement notre conduite dans toutes les cir-constances de la vie, et jusqu’aux plus ordinaires ou triviales. L’égalité ne serait pas notre passion dominante si Rousseau ne s’en était fait l’émouvant et limpide interprète, l’intolérance odieuse et la bêtise intolérable, sans Voltaire et Flaubert, le monde aussi riche et beau si des âmes sensibles n’avaient inventorié, la plume à la main, sans relâche ni cesse, ses profondeurs étagées, ses abîmes, ses miracles, son mystère profus. Le meilleur de ce que nous avons, la littérature l’a porté dans le registre explicite qui est le sien. Nous sommes deux fois, par le fait mais, aussi, en connaissance de cause à compter de l’instant où nous disposons du commentaire de nos jours, le nôtre et ceux d’avant, qui le fondent, le contraignent et l’expliquent.

D’autres attitudes sont possibles, dont la validité se mesure à deux critères, qui sont d’assurer la survie des groupes qui les ont adoptées et de procurer à leurs ressortissants les satisfactions qu’il est permis d’escompter à un moment donné, dans une situation déterminée.

Voilà une trentaine d’années que nos dirigeants politiques ont rallié, sans trop le publier, la culture du marché. Elle fait du gain en argent, on l’a dit, la fin dernière de l’activité, n’a plus d’égard qu’à la valeur d’échange des choses, passe l’égalité par profits et pertes, ce qui a pour conséquence la lutte hobbesienne de tous contre tous pour les parts de marché, la dégradation accélérée de la terre et l’altération du facteur subjectif puisque, comme Marshall Sahlins l’a établi, on ne produit plus des objets pour les sujets mais des sujets pour les objets.

La génération qui, au début des années soixante, a formé l’espoir de connaître, pour la première fois dans l’histoire, l’égalité dans l’abondance, et le tout en conscience, considère avec amertume, avec colère, l’abaissement sans nom où le pays est tombé, cynisme, inculture, vulgarité, inégalité grandissante entre les revenus du capital et ceux du travail, destruction du service public, de l’école. Il se peut que pareille situation s’éternise, l’autre terme de l’alternative – l’égalité complète – à jamais terni par la sauvagerie de ceux auxquels sa réalisation incombait. Il se peut que la littérature, ce qui s’écrivait à cette enseigne depuis un demi-millénaire, ne soit plus qu’un vestige de l’attitude que nous avons délaissée pour « gagner plus », une manie marginale, poussiéreuse, inoffensive, pour gens d’un certain âge dont sourient, doucement, les moins de vingt-cinq ans. Je ne sais trop. C’est maintenant. »
Pierre Bergounioux




[1] Nicolas Sarkozy

Penser c'est

" Penser c'est
un geste retenu,
une parole ravalée"
Alexander Bain
 cité par Pierre Bergounioux

Un entretien avec Pierre Bergounioux, par Tristan Hordé

À l’occasion de la publication par les éditions Verdier du Carnet de notes 1990-2000 et des Forges de Syam de Pierre Bergounioux*, Poezibao publie, en trois parties et sur trois jours, un entretien avec Tristan Hordé, réalisé le 10 octobre 2006, à propos du Carnet de notes 1980-1990 et de École : mission accomplie**.

Tristan Hordé : Quelque chose est présent dans le Carnet de notes, obsédant, une attention très forte à la maladie et à la mort.

Pierre Bergounioux : Ce sont les assidues compagnes qui donnent à notre vie sa « saveur mortelle », comme disait Merleau-Ponty. Il arrive qu’elles vaquent au loin, hors de vue, comme aux confins de l’oubli puis elles se rapprochent brusquement, se font pressantes. À cela, il y a une raison toute simple, qui est le progrès de l’âge. Nos parents sont partis. Nous sommes désormais en première ligne. Les accidents frappent au hasard et emportent des proches qui n’avaient pas eu leur jour. Enfin, on constate, sur soi, les signes de l’usure et du délabrement. Je me rappelle la définition que Bichat, prématurément disparu, donnait de la vie : « l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». Je mesure, comme chacun, la puissance de l’adversaire, la précarité de notre séjour de ce côté-ci de la tombe.

T.H. Il n’ s’agit pas d’adversaire ni de puissances...

P.B. On peut bien les appeler ainsi. Ils font partie du jeu mortel auquel nous avons été conviés sans consultation préalable. C’est eux qui fixent le terme, plus ou moins prédictible, de la partie, la règle, l’importance de la mise. Nous apportons l’intérêt, le tremblement qui en est la modalité subjective.

T.H. La nosophobie est venue à cause de ton phlegmon, bien avant que tu n’entames le Carnet de notes, en 1980.

P.B. Au nombre des privilèges négatifs que j’ai touchés, il y a une affection congénitale, chronique – un reliquat du stade fœtal – dont je me suis d’emblée et continuellement ressenti. Pas de jour, d’instant que je ne m’assure que la bête griffue qui est tapie dans ma gorge n’est pas pour quitter son repaire. J’ai fréquenté tôt et régulièrement les hôpitaux, compris assez vite que je serais sujet à des récidives dont l’ombre s’étendait, par anticipation, sur les périodes de rémission. Parmi mes premiers souvenirs, j’ai l’image, brouillée de larmes, d’un chirurgien masqué qui s’apprête à m’enfoncer un trocart dans le cou. Je respire l’odeur glaciale, bleutée de l’éther.

T.H. Cela n’apparaît jamais dans tes textes. On trouve cette nosophobie dans le Carnet et on se demande quand cela commence.

P.B. Avec la vie puisque le mal l’accompagne. Une ombre menaçante m’escorte. Parfois, sa main dure, incandescente me prend à la gorge, l’enflamme ou, inexplicablement, retombe. Je ne sais jamais ce qui m’attend, si j’échapperai ou s’il faudra subir. La douleur est mal supportable. Autre souvenir archaïque : le visage inquiet de mes parents tourné vers moi, où je découvre, comme en un miroir grossissant, que je suis menacé.

T.H. C’est cela qui a décidé de ton insatiable curiosité ?

P. B. Elle est peut-être un autre nom de l’inquiétude. Un péril invisible, imprévisible rôdait dans la nuit du corps. Nulle précaution ne me mettait à l’abri. À une certaine époque, entre vingt-deux et vingt-sept ans, le mal a pris un caractère aigu, galopant, qui m’a fait craindre de n’y pas résister.

T. H. En fait, c’est la proximité de la mort qui a engagé beaucoup de choses, pour toi.

P. B. Nous avons vécu dans une constante familiarité. Je l’ai associée, tout naturellement, à mes diverses occupations. Elle leur a conféré une allure tranchée, un extrémisme dont je me serais volontiers dispensé, l’éventualité de la destruction, ses cuisants prodromes étant associés au simple fait de vivre. Bourdieu m’a dit, un jour, que « poser la bonne question, pour ce qui le concernait, avait été une affaire de vie ou de mort ». Il m’a raconté qu’il interrogeait un informateur kabyle sur le système matrimonial, les alliances, la cousine croisée, etc. Son interlocuteur se baisse pour ramasser je ne sais quoi et Bourdieu entrevoit, dans l’échancrure de la djellaba, le pistolet-mitrailleur accroché à l’épaule par un bout de chambre à air. Il a poursuivi l’entretien, comme si de rien n’était.
Le commerce ininterrompu, brutal que j’ai dû soutenir, dès le début, avec la dame en noir, s’est étendu au restant de mes occupations. Elles se présentent invariablement comme une alternative dont les termes sont toujours les mêmes. Il faut l’emporter ou périr. Lorsque, à dix-sept ans, j’ai découvert la possibilité de comprendre quelque chose à ce qui, jusqu’alors, m’avait paru impénétrable et, par suite, désespérant, mon premier mouvement a été de me transporter, en pensée, sur mon lit de mort dressé, pour le coup, au seuil de la soixantaine. J’ai considéré, de ce point de vue rétrospectif que j’avais adopté, par anticipation, le temps dont je disposais pour dissiper quelques vastes mystères. J’ai décrété qu’en perdre une minute serait dorénavant tenu pour un crime capital. Je me suis conformé à cette législation scélérate. Le vieux monsieur que je suis devenu reçoit toujours avec une aveugle soumission l’injonction qu’un morveux de dix-sept ans lui adresse du fond du temps. Mais ça ne me coûte guère. Dominant de la tête et des épaules l’armée des travaux et des peines, des fatigues et des déconvenues, il y a le spectre dont la main osseuse n’a jamais lâché la mienne.

T.H. C’est une curiosité qui n’a pas de fin.

P.B. Évidemment non. La partie est perdue d’avance. Toute réflexion perçoit l’énormité des ténèbres qui environnent sa lueur fugace – « brief candle », dit Shakespeare par la bouche de Macbeth –, l’inégalité profonde la psyché à la physis. Mais on n’a pas le choix de l’heure ni du terrain ni de rien. Et puisque je suis en veine de citations, je pense encore à un mot que Faulkner prête à un cavalier sudiste s’adressant à son colonel, aux Enfers, où ils sont réunis : « Ils nous ont peut-être bien tués, Col’nel, mais ils nous ont pas battus ». On peut désirer y voir clair, exercer la part de liberté, si mince soit-elle, qui nous revient. C’est le dessein que j’ai formé, il y a très longtemps, et les jours, les années suivants, je les ai passés à y travailler. J’aurai fait ce qui dépendait de moi. L’issue ne m’appartient pas.

T.H. Ce qui explique que tu puisses considérer comme médiocre ce que tu écris, que tu dises : « Ce n’est pas ça ».

P.B. Voilà. J’ai fait ce que j’ai pu. Le résultat auquel je suis parvenu n’est pas celui que j’escomptais. Je n’avais ni la force ni l’intelligence qu’il fallait pour résoudre l’énigme, me porter, en pensée, à la hauteur des choses auxquelles j’ai été confronté. Ou alors c’est le désenchantement consécutif à la révélation, la réalité – la seule, dit Proust, celle que nous avons pensée – qui me dicte ce triste constat. À moins, enfin, que ce ne soit l’objet, la vieille Corrèze, l’enclave hirsute, cabossée, retardataire, triste dont ma cervelle, et mon cœur, ont reçu l’empreinte en creux et dont j’ai essayé de comprendre les maléfices, pour m’en déprendre.

T.H. Ce n’est pas propre à cette région. Cela a été la même chose dans l’ensemble du monde rural.

P.B. Sans doute. Mais c’est là que je l’ai éprouvé. Ce qui ajoutait à sa rigueur, à sa cruauté, c’était le contraste, par exemple, avec l’opulente Aquitaine et le Midi prochain. Nous étions encore et pour longtemps ensevelis dans l’ombre froide, pluvieuse, mérovingienne de nos vallons que tel hobereau du Périgord voisin s’éveillait, vers 1550, à la conscience de soi et de l’universel, dont il remplissait les trois livres de ses Essais. Mais ses pensées avaient pour fondement des terres fertiles, prodigues de bonnes choses. Montaigne confesse que, de nature « gloute », il se mord parfois les doigts en mangeant, de « hastiveté ».

T.H. Il est intéressant de voir que ce que tu reconstitues, dans tes récits, ce n’est pas la lignée, c’est tout à fait autre chose.

P.B. Nos courtes personnes, nos lignées filiformes ne sont que les spécifications individuelles, trans-générationnelles d’un destin collectif, celui, en l’occurrence, des populations de la périphérie. Elles sont restées étrangères jusqu’au XXe siècle aux deux acquisitions majeures des Temps Modernes, qui sont les Lumières et l’abondance. L’Europe entière était acquise à la production en vue du marché, à la raison, à la langue française que nous jargonnions toujours un dialecte inchangé depuis l’an mille, sur les « mauvaises terres » de l’économie politique. Les catégories de pensées qui gouvernent l’action rationnelle, le projet de liberté dont elles sont les instruments, nous restaient inaccessibles parce que nous parlions patois, n’avions pas d’argent pour nous procurer des livres, le minimum de loisir, de recul qui permet d’étudier, de choisir, de changer, de devenir contemporain de soi-même et du monde.
Michelet dit que l’histoire se ramène, d’abord, à la géographie. C’est la fixité de la terre, l’obstacle du relief, le travail écrasant, les routines, l ‘ « idiotie rurale » (Marx). L’éveil de l’histoire, c’est, outre l’écriture, le mouvement, la découverte, l’échange, l’entrée dans une durée linéaire, inventive, après celle, cyclique, immobile, des sociétés agraires auto-subsistantes. Si l’ontogenèse récapitule la phylogenèse, j’ai contracté, dans les premières années de ma vie, les usages et les vues qui avaient cours, depuis vingt siècles, sur la frange plissée, pauvre, anachronique du Bas Limousin.
Tristan Hordé : Donc, comme tu l’as souvent dit, connaître cette expérience supposait l’exil.

Pierre Bergounioux : C’est le prix à payer. Partir, c’est mourir. On voit autre chose, autrement. On se détache de la communauté dont on avait adopté spontanément les procédés - l’Urdoxa, l’Urglaube de Husserl.

T.H. Faire des études, c’est redoubler l’exil.

P.B. Oui, c’est porter dans le deuxième registre, mental, de l’humaine condition, le déplacement tout physique du corps auquel notre âme « est indissolublement jointe ». Les deux opérations ne sont pas nécessairement liées. Ce fut, par exemple, la migration saisonnière des maçons creusois qui, dès la Renaissance, vont s’employer, à la morte-saison, dans le bâtiment, à Paris et regagnent leurs guérets pour les semailles et les moissons. Ils ont édifié la Sorbonne et, en 1900, ils creusaient encore, si l’on peut ainsi parler, les galeries du métro. Mais cet exil était temporaire, donc sans effet. Le revenu qu’ils en tiraient s’ajoutait à celui de leur petite propriété. Ils partaient en bandes, se regroupaient dans les mêmes galetas, travaillaient comme des esclaves, n’avaient pas de rapport avec les indigènes au parler pointu qu’ils croisaient dans les rues. Ce compromis tranché entre la campagne et la grande cité, le travail de la terre en faire-valoir direct et le salariat ouvrier, la culture – ou l’inculture – rustique et l’esprit supérieurement délié de la capitale, a duré longtemps. Et puis le pays s’est engagé dans la modernisation. Ce fut la fin des terroirs. La génération de l’après-guerre, à laquelle j’appartiens, a pris à son tour le chemin de la ville mais ce fut pour s’y établir et n’en plus revenir. Plus question, alors, de garder ses distances, de rester soi-même, fermé, fidèle illettré, grégaire et peu coiffé, dans le quatorzième arrondissement, au sud de Paris, pour se sentir moins loin de sa petite patrie. Si c’est le restant de notre âge que nous devions passer sur cet illustre pavé, parmi des étrangers, il fallait en apprendre le langage, les usages, s’intégrer, comme on dit. C’est ce que j’ai fait.

T.H. À partir du moment où tu écris, comme tu as commencé à le faire dans les années soixante-dix, que tu sois le fils de tel ou tel, il va y avoir un exil par rapport à d’autres. L’écriture exile.

P.B. Toute conscience est exil. La définition la plus rigoureuse de la pensée est celle, entièrement négative, qu’en a donnée le physiologiste Alexander Bain : « Un geste retenu, une parole ravalée ». Le seul fait de s’établir à part, seul, silencieux, est déjà un acte dissident. On s’exclut de la communauté parlante. On la constitue, par le fait, en objet. Ce dont on participait devient extérieur, étranger. Et alors, on voit, on juge ce qui nous échappait parce qu’on le vivait. Écrire, c’est porter sur le papier nos pensées, leur conférer cette précision, cette cohérence auxquelles l’écriture, seule, permet de parvenir. Chacun, désormais, peut s’adonner, pour son compte propre, à la magie inventée, voilà cinq mille ans, du côté de Sumer et d’Akkad, voir, de ses yeux, les choses immatérielles dont il est obscurément le siège et la source. Mais pareil spectacle a un prix. C’est la sécession, l’absence au monde, la mélancolie. L’existence ne souffre peut-être pas la clarté que la conscience peut y jeter. Elle est colorée d’affects, drue, flottante, entraînante et, comme telle, tolérable. Y faire plus précisément réflexion, c’est se mettre hors jeu, entrer dans le vide et l’absence, « le sombre », dit Hegel, de la pensée. Et rien n’est moins assuré, avec ça, que nous comprenions vraiment de quoi il retournait.

T.H. On en revient à : « Ce n’est pas ça ».

P.B. C’est la clause inique que les dieux jaloux, la marâtre nature ont apposée au bas du papier. La liaison entre l’expérience et l’expression est indéterminée. Notre sens nous fuit. Nous croyons qu’il s’est passé une chose et c’est une autre qui a eu lieu. Celui pour qui nous nous prenons n’est pas celui que nous imaginons. Nous pensons d’un côté, vivons de l’autre et rien ne garantit que nos persévérants efforts pour accorder ces deux ordres, ou ces deux désordres, ait la moindre chance de succès. On est d’autant plus justifié à en douter que l’on quitte le ciel des essences pour le sol raboteux de l’existence. La caractéristique première de mon expérience, c’est sa relégation périphérique, le silence stuporeux assorti aux départements ruraux les plus pauvres. Le monde, du moins en France, existe deux fois, en tant que tel et puis dans le reflet que lui a tendu la littérature. Seulement, ce reflet est déformant, lacunaire. Depuis cinq siècles qu’elle accompagne notre aventure, la littérature n’a retenu des hommes, des endroits, que ceux qui étaient puissants, centraux, dominants, les autres dédaignés, oubliés. Qu’ils appartiennent à la noblesse ou à la bourgeoisie, qu’ils vivent de leurs rentes ou soient pensionnés par le roi, les écrivains, successivement, tendent un complaisant miroir à l’aristocratie de cour, relatent les initiatives des capitaines d’industrie, des financiers, des ambitieux qui sont devenus les nouveaux maîtres, après la Révolution, dans les rues, les bureaux, les boudoirs de la grande ville.
Leroi-Gourhan, dans Le Geste et la parole, a reproduit la projection cérébrale de la machine corporelle. L’homme, à son insu, porte, gravé dans son cortex, un double proprement monstrueux, un gnome au corps atrophié, main exceptée, au visage énorme, aux lèvres distendues, les organes de la phonation, larynx et pharynx, arrachés, projetés hors de lui, en avant. La littérature ressemble à cette figure secrète, directrice. La partie du corps social qui produit, aux champs, à l’usine, à l’écart, est représentée, lorsqu’elle l’est, de façon tronquée, grotesque. Ses simplicités, sa brutalité, ses dialectes servent de repoussoir aux manières orthodoxes de penser, de vouloir, de parler. Ils font rire. Ce sont l’ « escholier lymosin » et Pourceaugnac, deux de mes lointains compatriotes, George Dandin, les animaux noircis par le soleil que La Bruyère feint de voir, courbés sur le sillon, les paysans rapaces de Balzac, les rustres de Zola.
Lorsqu’on élève la prétention légèrement criminelle de reprendre son sens des mains de la caste étroite, hautaine qui en a eu le monopole dès l’origine, il faut d’abord se rappeler quelle elle fut et ce qu’elle a dit – quand elle ne l’a pas tu – de ceux en qui nous avons eu nos vies antérieures, été, dans la grande temporalité.
Nous sommes les premiers parce que nous sommes les derniers. La société agraire traditionnelle est morte lorsque nous commencions à respirer. Nous avons bénéficié du premier des biens, qui est le loisir studieux, fréquenté l’école, consulté des livres dont nul, dans nos lignées, ne soupçonnait l’existence, quitté les cantons perdus qui limitaient, depuis la nuit des âges, notre horizon. Nous nous sommes enhardis à balbutier ce qui nous concernait, au lieu d’en abandonner le soin à des tiers qui avaient l’usage du français, du beau langage mais qui, par la force des choses, ne savaient pas de quoi ils parlaient, n’ayant jamais quitté leur bureau, leur salon, les beaux quartiers.
Nous sommes des tard-venus dans l’univers second, facultatif, limpide, infiniment précieux qui se trouve compris entre les plats de couverture des livres. Nous avons contre nous le passé, les personnages, les objets, les endroits que la littérature a répertoriés, l’avorton dont les organes phonatoires, comme sur l’image corticale, sont extérieurs au corps. L’histoire du monde, qui est celle de la lutte des classes, condamne en principe les gens de ma sorte au silence ou alors au roman régionaliste, à la célébration mystifiée, désuète, d’un mode de production révolu, avec son folklore, sa fausseté. J’ai une certitude négative : « Ce n’est pas ça ». Quant à savoir ce que c’est, la question est ouverte et le risque de se méprendre vertigineux. C’est pour ça, peut-être, qu’on n’est pas gras. Sinon, nous serions charnus et reluisants, contents de nous-mêmes et de tout.

T.H. Nous fabriquons notre corps…

P.B. Ni plus ni moins que notre esprit. Le compère matériel, la « statue de terre », est, comme nos travaux, nos pensées, notre espérance, de l’histoire faite chair. Michelet l’a senti profondément, écrit merveilleusement. Du duc Victor-Emmanuel, il dit qu’il était « bossu de Savoie, ventru de Piémont », du roi d’Espagne Philippe II qu’à la fin, il devenait velu, il lui poussait des griffes.
©Pierre Bergounioux et Tristan Hordé, photo de Pierre Bergounioux, ©Chantal Tanet