samedi 5 mai 2018

LC 20180505 Israël : 70 ans d'histoire en dix dates

La Croix - samedi 5 mai 2018

Israël, 70 ans d’histoire et de tumultes


Marianne Meunier
Des immigrés européens arrivent dans le port de Haïfa (Israël), en juin 1948.
Robert Capa/2001 by Cornell Capa/Magnum
Soixante-dix ans après sa création le 14 mai 1948, Israël est bien différent de l’État rêvé par les pionniers qui l’ont créé. Retour en dix dates sur cette tumultueuse histoire.
Tout ne s’est pas joué le 14 mai 1948. Mais ce jour-là, l’histoire a pris un cours nouveau. En ­déclarant l’indépendance, David Ben ­Gourion et les pères fondateurs d’Israël concrétisaient un État dont les fondements avaient été jetés durant les cinquante années précédentes. Depuis la fin du XIXe siècle, des dizaines de milliers de juifs s’étaient déjà installées en Palestine, où des kibboutz avaient été construits en nombre et des institutions politiques et militaires créées. Une situation de fait que la proclamation de l’indépendance allait entériner.
Pour Israël, ces débuts ont souvent pris la forme d’une aventure, parfois même d’une épopée. À partir de 1947, ils se sont soldés par l’exil vers les pays voisins pour plus de 700 000 Palestiniens. Avènement pour les uns, nakba (« catastrophe ») pour les autres : rarement l’histoire a suscité des lectures à ce point contraires.
C’est pourquoi, pour faire le récit des soixante-dix ans d’Israël, La Croix a choisi de solliciter des spécialistes de toutes sensibilités. L’exhaustivité étant impossible, dix dates marquantes ont été revisitées. Les unes sont incontournables, les autres pourront paraître plus anecdotiques. Elles n’en sont pas moins révélatrices des évolutions et du chemin parcouru.
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1948
L’indépendance et la guerre
Musée de Tel-Aviv, boulevard Rothschild, le 14 mai. Le mandat britannique sur la Palestine doit expirer à minuit quand, vers 16 heures, David Ben Gourion prononce la déclaration d’indépendance d’Israël. Au mur, un portrait de Theodor Herzl, le journaliste autrichien qui, en 1896, avait envisagé la formation d’un État juif comme solution à l’exil et à la persécution.
« Nous proclamons la ­fondation de l’État juif dans le pays ­d’Israël, qui portera le nom d’État ­d’Israël », déclame le futur premier ministre. Et d’énumérer les règles intangibles du pays naissant : «Principes de liberté, de justice et de paix enseignés par les prophètes d’Israël » ou encore « complète égalité de droits sociaux et politiques », « sans distinction de croyance, de race ou de sexe ».
Dieu figure à la fin du texte, évoqué par l’expression « Tzour Israël » (« rocher d’Israël »), préférée à une mention explicite. « Israël devait être un État juif mais pas un État religieux, explique l’historienne Dina Porat, professeure à l’université de ­Tel-Aviv. Ainsi, David Ben Gourion ne voulait pas de mention de Dieu. » Mais tous ne l’entendaient pas ainsi : « Il y a donc eu un compromis pour une référence indirecte. »
Un indice de la subtilité de la place que, dès l’origine, la religion occupe dans l’État juif. « ­David Ben Gourionétait un pragmatique, y compris dans son attitude avec la religion, analyse l’historien Shlomo Sand, professeur à l’université de Tel-Aviv. Selon lui, il ne fallait pas fonder l’État sur la seule religion, mais il ne fallait pas non plus le fonder sur le seul État. »
Autre référence de la déclaration : la Shoah, qui « démontra à nouveau l’urgence de remédier à l’absence d’une patrie juive ». Celle-ci accéléra la création d’Israël, en gestation depuis cinquante ans, dans un double contexte : la perspective de la fin du mandat britannique sur la Palestine et l’errance des quelque 250 000 rescapés des camps originaires d’Europe centrale. « Contrairement aux juifs de France, de Belgique, des Pays-Bas ou d’Italie revenus dans leur patrie pour y retrouver ceux des leurs qui avaient survécu, les juifs d’Allemagne, de Pologne ou de Hongrie se retrouvaient, pour la plupart, sans famille, écrit ­Denis Charbit, maître de conférences à l’Université ouverté d’Israël(lire les repères p. 6). Leur foyer natal était devenu un grand cimetière sous la lune et la résilience passait d’abord par une vie nouvelle en un pays nouveau. »
Depuis le premier congrès de l’Organisation sioniste mondiale, en 1897, des pionniers s’étaient installés en Palestine, où vivait déjà une petite communauté juive. Le premier kibboutz y avait été créé en 1910, un modèle d’organisation collectiviste qui deviendra le « vecteur principal d’aménagement » du territoire selon Pierre Blanc, enseignant-chercheur à Sciences Po ­Bordeaux et à Bordeaux Sciences Agro. Rien qu’entre 1924 et 1928, plus de 60 000 juifs ont débarqué en Palestine. Ces derniers ont ainsi formé le « Yichouv », la nouvelle communauté juive en Palestine. Des embryons de structures étatiques ont peu à peu vu le jour : en 1920, la Haganah, organisation de défense clandestine ; en 1929, l’Agence juive, bras exécutif de l’Organisation sioniste mondiale. David Ben Gourion dirigera ces deux institutions.
La terre qu’ils investissent alors n’est pas un désert. Près d’un million de Palestiniens y vivent quand, le 29 novembre 1947, l’ONU approuve son plan de partage en un État juif et un autre, arabe. « Selon beaucoup d’historiens israéliens, il n’y avait pas de peuple palestinien avant 1948, indique Amneh ­Badran, professeure de sciences politiques à l’Université palestinienne Al-Qods. C’est faux. De longue date, les Palestiniens appartenaient à cette terre, partageaient une même culture et une même histoire. A l’époque, c’était la Palestine ,et ils défendaient leur terre et leurs droits vis-à-vis du pouvoir mandataire britannique et du mouvement sioniste. »
Sans surprise, les pays arabes s’opposent au plan de partage de l’ONU, approuvé par trente-trois États – treize votent contre et dix s’abstiennent. Et, dès le 30 novembre, les Palestiniens entrent en guerre avec Israël. Le Liban, la Syrie, la Transjordanie, l’Égypte et l’Irak attendent quant à eux le 15 mai. Bilan : la mort pour 6 000 soldats côté israélien, près de 20 000 côté arabe et l’exil pour plus de 700 000 Palestiniens. Soixante-dix ans plus tard, Israël est un « non-échec sur un certain nombre de points », estime Salomon Malka, directeur de la rédaction de L’Arche, magazine du judaïsme français. « Elle participe aux affaires du monde, dit-il. Maisl’absence de reconnaissance d’Israël par l’ensemble de ses voisins (le Liban et la Syrie, NDLR) est un échec. Tant que ce ne sera pas le cas, il manquera quelque chose. C’est à elle de se faire accepter. »
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1959
Le goutte-à-goutte et le fleurissement du désert
Ce sont des tubes de plastique fendus, qui laissent s’égoutter l’eau lentement vers la racine des plantes : le « goutte-à-goutte », système de micro-irrigation élaboré au kibboutz Haretzim, dans le désert du Néguev. Cette innovation, promise à une renommée mondiale, occupe une place plus qu’anecdotique dans l’histoire d’Israël.
Si le goutte-à-goutte a bien été mis au point pour valoriser les terres arides – en économisant l’eau – du tout jeune pays, il sert aussi à entretenir une légende fondatrice : le « fleurissement du désert », exaltation des prouesses agricoles des sionistes et, en creux, l’idée d’un sol laissé vierge par de rares habitants arabes. Une légende qui, du point de vue palestinien, revient à justifier l’installation sur cette « terre sans peuple », d’un « peuple sans terre », selon le mot du sioniste britannique Israel Zangwill.
« Le fleurissement du désert” est un mythe et une réalité, explique Pierre Blanc, enseignant-chercheur à Sciences Po ­Bordeaux et à Bordeaux Sciences Agro. Les Israéliens ont fait des choses remarquables en matière agricole. Mais ils n’ont pas été les premiers à valoriser la terre de ­Palestine. Il existait une agriculture déjà très développée. »
Le chercheur en veut pour preuve le récit du sioniste russe Ahad Haam, à la fin du XIXe siècle : « Nous avons l’habitude de croire, hors d’Israël, que la terre d’Israël est aujourd’hui presque entièrement désertique, aride et ­inculte (…). Mais la vérité est tout autre. Dans tout le pays, il est dur de trouver des champs cultivables qui ne soient pas cultivés. » La réalité d’une expertise agricole et agronomique israélienne, que confirment encore aujourd’hui de nombreux voyages d’études, a été un peu embellie. Maître de conférences en sciences politiques à l’Université ouverte d’Israël, Denis Charbit explique : « Le trait a été forcé pour attirer la diaspora en lui montrantl’homme nouveau, capable de dominer la terre, qui était en train de naître là-bas. »
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1967
La guerre des Six Jours et la figure du colon
Six jours auront suffi à Israël pour faire plus que quadrupler son territoire. Le 10 juin, qui marque la fin de cette « guerre éclair », l’État hébreu s’accroît du Sinaï, de la bande de Gaza, du plateau du Golan, de ­Jérusalem-Est et de la Cisjordanie. Une surprise pour le pays entier, qui avait redouté sa disparition face aux manœuvres de ses voisins syrien, jordanien et égyptien. « Durant la ”période d’attente”, les trois semaines précédant la guerre, il y avait une menace de destruction du pays », rappelle l’historienne Dina Porat, professeure à l’université de Tel-Aviv.
Incrédules devant leurs conquêtes, les responsables israéliens s’attendirent à une négociation avec leurs adversaires arabes. « Après la victoire, le moment était propice à leurs yeux pour jouer la carte de la restitution des territoires conquis en échange d’une reconnaissance de l’État d’Israël », explique Samy Cohen, directeur de recherche émérite au Ceri. Il n’en fut rien : réunis à Khartoum, en août et septembre 1967, les dirigeants arabes refusèrent toute négociation et toute reconnaissance.
La colonisation allait alors pouvoir se développer en « Judée-Samarie » – nom biblique de la Cisjordanie. « Arrivent des jeunes colons nationalistes et religieux, qui s’installent vers Hébron, poursuit Samy Cohen. Ils ne reçoivent pas d’autorisation mais ne se heurtent à aucune interdiction. » Un mouvement fondé en partie sur une perception messianique de la victoire du 10 juin, vue comme les prémices d’une réunification de la Terre promise.
Le kibboutznik va du même coup perdre de son prestige. « Sa figure est remplacée par celle du colon coiffé d’une kippa », résume l’historien Shlomo Sand, professeur à l’université de Tel-Aviv. En face, la volonté de revanche s’installe et la lutte s’organise, sous la houlette de Yasser Arafat et de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).
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1977
Le virage à droite
En mai, Israël opte pour la première fois pour un gouvernement de droite. Une voie inexplorée sur laquelle le pays s’engage lorsque le Likoud, parti libéral qui plaide pour la conservation des territoires conquis en 1967 et la formation du « Grand Israël », remporte les législatives. Menahem Begin, fondateur du Likoud et figure ancienne de l’opposition, devient Premier ministre.
L’effritement de la cote des travaillistes, l’alliance avec des partis religieux et le ralliement de l’électorat séfarade expliquent ce renversement historique. « Les populations séfarades se sentaient discriminées par les gouvernements travaillistes », explique Jacques Bendelac, économiste et chercheur en sciences sociales à Jérusalem.
L’ouverture des archives dévoile les conditions d’accueil des Juifs d’Afrique du Nord dans les années 1950. « Les archives évoquent des ”petites gens”, perçus surtout comme un réservoir d’immigration, indique Frédérique Schillo, historienne au Centre de recherche français à Jérusalem. Dès leur débarquement, ils étaient aspergés de liquide contre les poux, puis conduits dans des camps de transit et des villes périphériques. Moins éduqués, ils faisaient l’objet d’un mépris de l’État. »
Le scrutin de 1977 révèle une répartition de l’électorat encore intacte aujourd’hui. « Les plus aisés votent à gauche et les plus modestes à droite, résume Jacques Bendelac. Ce clivage se transmet de père en fils. » Le choix des plus modestes peut sembler paradoxal car ils sont les premiers à subir les politiques libérales du Likoud. Mais, rappelle le chercheur, « ce sont surtout les raisons sécuritaires qui font voter ».
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1987
Le début de six ans d’Intifada
Quand éclate la première Intifada (« soulèvement » en arabe), les Israéliens ne peuvent imaginer qu’elle durera près de six ans et fera plus de 1 300 morts (dont plus de 1 200 côté palestinien). Ce sont pourtant les accords d’Oslo, en 1993, qui mettront fin à cette révolte née le 9 décembre 1987. Ce jour-là, des pierres sont jetées contre l’armée depuis le camp de réfugiés de Jabaliya, dans la bande de Gaza. La veille, une voiture israélienne avait percuté un véhicule palestinien, faisant quatre morts. Un acte perçu comme une vengeance pour l’assassinat, quelques jours plus tôt, d’un officier israélien.
De répression en représailles, la révolte, populaire et spontanée, s’étendra à la Cisjordanie et recevra le soutien de l’Organisation de libération de la Palestine. Au-delà des causes immédiates, elle puise dans un profond malaise. « Vingt ans après la guerre des Six Jours de 1967, cette première Intifada amena l’État juif à prendre conscience que l’annexion rampante des territoires palestiniens ne pouvait perdurer », écrit l’économiste et chercheur en sciences sociales ­Jacques ­Bendelac (lire les repères p. 6).
La mobilisation est large. « Femmes, jeunes, défenseurs des droits de l’homme… Toute la société était invitée à participer à ce mouvement de résistance », rappelle ­Amneh ­Badran, professeure de sciences politiques à l’Université palestinienne Al-Qods. Tandis que l’action armée ­palestinienne vise des cibles israéliennes – militaires, colons –, un mouvement de désobéissance civile s’organise – boycott de produits israéliens, manifestations… « La première Intifada étant en grande partie pacifique, elle a suscité une large participation, poursuit la chercheuse. Au contraire, la deuxième Intifada a été moins mobilisatrice car elle était beaucoup plus militarisée. » Prédite au lendemain de la reconnaissance de Jérusalem par Donald Trump, en 2017, la troisième Intifada n’a pas eu lieu. Pourtant le malaise palestinien demeure. Mais les modes d’expression de la révolte ont changé et sont désormais plus sporadiques, plus individuels et moins organisés.
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1992
La révolution constitutionnelle
Cette année-là, Israël s’engage sur la voie d’une révolution sans le savoir. Elle s’amorce au printemps, lorsque la Knesset adopte deux textes voués à rejoindre le corpus de lois fondamentales tenant lieu de Constitution – le pays n’a pas de « Constitution » proprement dite.
L’un des textes porte sur la dignité de l’individu, l’autre sur la liberté professionnelle. « Jusqu’alors, les lois fondamentales concernaient la distribution des pouvoirs, indique Denis Charbit, maître de conférences en sciences politiques à l’Université ouverte d’Israël (Tel-Aviv). Là, pour la première fois, il s’agissait des droits de l’homme. C’étaient deux très beaux projets, tout le monde a voté pour. »
Supérieurs aux lois « ordinaires », ces deux textes vont servir de référence à la Cour suprême tandis que, parallèlement, les possibilités de saisine seront élargies aux associations. Cette instance sera d’autant plus sollicitée sur des questions de portée politique et, du même coup, accroîtra ses pouvoirs et fera contrepoids à la Knesset. « Dès lors, la Cour ­suprême va jouer un rôle actif de régulation de la vie politique, très polarisée », poursuit Denis ­Charbit.
En 2000, elle statue ainsi sur le cas d’un citoyen arabe qui s’était vu interdire l’achat d’une parcelle de terrain. Motif : le propriétaire, l’Agence juive, ne pouvait les attribuer qu’à des citoyens juifs. Un refus contraire au principe d’égalité, ont conclu les magistrats.
Derrière cette révolution, il y a Aharon Barak, président de la Cour suprême de 1995 à 2006. « Voulant affirmer le rôle de garant de la Cour suprême, il a estimé qu’elle pouvait se prévaloir de ces lois pour frapper d’inconstitutionnalité des textes votés par le Parlement, explique Alain ­Dieckhoff, directeur du Ceri et directeur de recherche au CNRS. Toute la question est de savoir jusqu’où la Cour suprême peut aller à l’encontre de lois votées par le Parlement, et donc par le peuple. » Deux décennies plus tard, la question fait toujours débat.
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1995
Les heures sombres
La soirée du 4 novembre est déjà bien avancée quand le couperet tombe sur Israël et le monde entier : Yitzhak Rabin a été assassiné. Un religieux de 25 ans a tiré sur le premier ministre alors qu’il venait de participer à une manifestation pour la paix à Tel-Aviv, sur la place des Rois – qui porte son nom depuis.
Chef d’état-major durant la guerre des Six Jours, Yitzhak Rabin avait rendu possible l’occupation de la Cisjordanie. Mais il était aussi l’homme des accords d’Oslo (1993) et de la reconnaissance entre Israéliens et P­alestiniens, le porteur des espoirs de paix de ces derniers et de tous ceux que le Proche-Orient préoccupait. Son assassinat balaie l’optimisme qui avait suivi la fin de la première Intifada. Cité par son confrère Mati Ben-Avraham (lire les repères p. 6), le journaliste Daniel Ben-­Simon se souvient du discours du premier ministre devant la Knesset lors de sa prise de fonction, en 1992 : « Un discours de main tendue, d’intégration régionale, où la solution de deux États pour deux peuples était esquissée. »
Ce fatidique 4 novembre 1995 annonce aussi de sombres années pour les partisans d’Oslo et de la paix. « Yitzhak Rabin n’a pas laissé derrière lui d’héritier à sa hauteur », observe Samy Cohen, directeur de recherche émérite au Ceri. En 1996, Benyamin ­Netanyahou deviendra premier ministre à la faveur d’une victoire de la droite et, trois ans plus tard, la gauche reprendra son tour. Ehoud Barak dirigera alors le gouvernement. Impossible, pourtant, de renouer avec l’esprit des années Rabin. « Ehoud Barak a essayé de reprendre le flambeau, mais ayant déclaré que le processus de paix avec la Syrie était le plus important, il n’a pas su redonner confiance aux Palestiniens », analyse Samy Cohen.
Avec l’assassinat de ­Yitzhak ­Rabin, c’est aussi le fossé qui apparaît, patent, au sein du peuple israélien, entre laïcs et ultra-religieux, hostiles à cette main qu’avait tendue le premier ministre. Un fossé qui, deux décennies plus tard, s’est encore ­approfondi.
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2000
Israël s’intéresse à sa minorité arabe
La seconde Intifada éclate après la visite d’Ariel ­Sharon, alors figure de l’opposition, sur l’esplanade des ­Mosquées. C’était le 28 septembre et, deux semaines plus tard, le bilan des émeutes s’élève à près de 120 morts. Parmi eux, treize manifestants arabes israéliens, tués par les forces de l’ordre de l’État hébreu lors de violents rassemblements de soutien aux ­Palestiniens. Une double prise de conscience s’opère alors en ­Israël : non seulement les membres de la minorité arabe – 20 % de la population – vivent comme des citoyens de seconde zone mais, aussi, ils s’identifient plus aux ­Palestiniens qu’à l’État hébreu.
« Déjà, la première Intifada avait renforcé un sentiment d’appartenance des Arabes israéliens au peuple palestinien », explique Amneh Badran, professeure de sciences politiques à l’Université palestinienne Al-Qods. Non exprimée, cette solidarité a fait irruption en octobre 2000. « C’était la première fois que les Arabes israéliens témoignaient aussi violemment de leur solidarité avec les Palestiniens et que la question de leur intégration se posait pour les juifs, souligne Jacques Bendelac, économiste et chercheur en sciences sociales à Jérusalem. Jusqu’alors, ils pensaient que les Arabes se sentaient bien en Israël. »
Une commission d’enquête expliquera cette violence par « l’incapacité des différents gouvernements israéliens à traiter la minorité arabe ». Malgré des progrès, les Arabes israéliens ne sont pas représentés à la hauteur de leur importance démographique parmi les élites. Ainsi, 49 % des familles arabes vivent sous le seuil de pauvreté, contre 13 % des familles juives, d’après Jacques Bendelac.« Les Arabes israéliens souhaitent s’intégrer et s’intègrent de fait, relève Denis Charbit, maître de conférences en sciences politiques à l’Université ouverte d’Israël. Mais ils sont freinés par leurs représentants politiques qui, se sentant coupables d’être des citoyens israéliens alors que leurs frères vivent sous occupation, donnent dans la surenchère ­rhétorique. »
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2014
Sursis pour l’exemption de service militaire des ultra-orthodoxes
C’est une loi qui en dit long sur le nouveau visage de la société israélienne : la fin de l’exemption du service militaire pour les ultra-orthodoxes, adoptée en mars par la Knesset à l’initiative de Yaïr Lapid, alors ministre des finances et chef du parti centriste Yesh Atid (hors exemption, le « service » dure trente-deux mois pour les hommes et vingt-deux pour les femmes).
Les élèves des yeshivot – séminaires talmudiques – n’étaient pas plus de 400 en ­Israël lorsque, en 1948, David Ben ­Gourion les dispensa de l’armée afin qu’ils puissent se consacrer à l’étude des textes. Aujourd’hui, ils sont près de 40 000 et les ultra-orthodoxes représentent environ 10 % de la population totale – sans pour autant former un courant homogène.
Cette augmentation, qui tient surtout à une forte natalité, a démultiplié le coût économique et social de l’exception. « Aujourd’hui, Ben Gourion n’aurait pas accepté d’exempter les ultra-orthodoxes », assure même l’historienne Dina Porat, professeure à l’université de Tel-Aviv.
Un débat s’est donc ouvert : « Pour certains, le fardeau national doit être réparti entre tous au nom de l’égalité, résume Samy Cohen, directeur de recherche émérite au Ceri. Pour d’autres, l’exemption n’est pas préjudiciable. Pour d’autres encore, le chômage étant très répandu parmi les jeunes ultra-orthodoxes, le service militaire pourrait leur donner une formation les aidant à s’intégrer dans la vie civile. »
Des manifestations massives dénonçant une « persécution religieuse » ont précédé la loi ­Lapid. Le gouvernement ayant changé, celle-ci a été amendée un an plus tard en vue d’une prolongation de l’exemption. Mais, en 2017, la Cour suprême a jugé la nouvelle loi contraire au principe d’égalité. Depuis, les ultra-orthodoxes font de son maintien une condition de leur soutien au gouvernement. Un indice de leur poids dans un pays dont les fondateurs tenaient à maintenir religion et politique à distance.
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2017
Les hautes technologies au sommet
Quinze milliards de ­dollars (12,3 milliards d’euros) : en mars, Intel, géant mondial des semi-conducteurs, a déboursé cette somme pour acheter Mobileye, société spécialisée dans les systèmes anti-collision, créée à Jérusalem en 1999. Cette opération, présentée comme le record israélien des acquisitions par des étrangers dans les hautes technologies, a suscité des applaudissements de toutes parts. Jusqu’au premier ministre : « Cet accord démontre de manière spectaculaire que notre vision est en train de se matérialiser », s’est félicité Benyamin Netanyahou.
Cette « vision », c’est la « start-up nation », image avant-gardiste que l’État hébreu promeut ces dernières années. Tranchant avec les clichés en noir et blanc des pionniers, outils en main, labourant la Terre promise, elle souligne le bond du tout jeune pays vers l’ultramodernité. Elle se fonde sur une réalité : Israël compte une start-up pour 1 200 habitants (contre une pour 6 600 en France), les hautes technologies y emploient 10 % de la main-d’œuvre et représentent près de 50 % des exportations. Des innovations de renommée mondiale – comme l’application Waze – sont israéliennes.
Les hautes technologies ne profitent cependant pas à tous. « C’est un secteur qui réussit à certains seulement, des gagnants qui ont des revenus très élevés », relève Pierre Blanc, enseignant-chercheur à Sciences Po Bordeaux et à Bordeaux Sciences Agro. La redistribution ne s’opère pas. Ainsi, Israël est aussi championne des inégalités. Malgré une croissance économique de plus de 3 % en moyenne ces dix dernières années et un chômage aux alentours de 4,2 %, près de 20 % de la population (8,1 millions d’habitants) vit sous le seuil de pauvreté. « Israël, qui s’était fait fort de réaliser un État inclusif, a totalement raté, résume Pierre Blanc. Les inégalités se sont beaucoup accrues. Il y a une bipolarisation qui s’approfondit. » Un net contraste avec le dessein égalitariste des pionniers.
Lever du drapeau national par des officiers israéliens, le 8 juin 1948, pour célébrer la naissance de l’État d’Israël, après la déclaration d’indépendance du 14 mai.
AFP
Des prisonniers égyptiens lors de la guerre des Six Jours, en 1967 dans le Sinaï.
Micha Bar Am/Magnum Photos
Des Arabes israéliens lancent des pierres sur la police anti-émeutes à Nazareth, le 21 décembre 1987.
Esaias Baitel/AFP
Recueillement devant la maison de Yitzhak Rabin,le 5 novembre 1995, après son assassinat.
Miriam Sushman/AFP
Des soldats israéliens participant à une formation de cybersécurité, à Beer-Sheba dans le sud d’Israël, en août 2017.
Amir Cohen/Reuters

repères

Pour aller plus loin

Métamorphoses d’Israël depuis 1948, de Mati Ben-Avraham, Ateliers Henry Dougier, 2018, 134 p., 14,90 €.
Israël face à Israël, de Pierre Blanc et Jean-Paul Chagnollaud, Éd. Autrement, 2018, 215 p., 19 €.
Israël, mode d’emploi, de Jacques Bendelac, Éd. Plein jour, 2018, 287 p., 21 €.
Israël et ses paradoxes, de Denis Charbit, Éd. Le Cavalier bleu, 2018, 359 p., 22 €.
Israël et ses colombes : enquête sur le camp de la paix, de Samy Cohen, Éd. Gallimard, 2016, 320 p., 25 €.
Le conflit israléo-arabe, d’Alain Dieckhoff, Éd. Armand Colin, 2017, 144 p., 12,90 €.
Soixante-dix jours qui ont fait l’histoire d’Israël, de Salomon Malka, Éd. Armand Colin, 2018, 320 p., 18,90 €.
Comment le peuple juif fut inventé, de Shlomo Sand, Librairie Arthème Fayard, 2008, 456 p., 23,40 €.
Israël. La reconnaissance de la France, Frédérique Schillo, in Dans les archives secrètes du Quai d’Orsay, Éd. L’Iconoclaste, 2017, 400 p., 39 €.

La Croix - samedi 5 mai 2018

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