Michel Rocard, un destin militant
L'ancien Premier ministre a marqué l'histoire de la gauche et laissé à la France des réformes précieuses. Il est décédé samedi à 85 ans.
Chez les scouts, qu’il a fréquentés une bonne partie de sa jeunesse, on l’appelait «hamster érudit». Du rongeur, il avait le nez pointu, le regard pétillant, le corps sans graisse et la nervosité fiévreuse. Quant à son érudition, elle était sans limite dès qu’il s’agissait du gouvernement des hommes ou de l’administration des choses. Il en abreuvait sans cesse son entourage, très vite étourdi par une éloquence convulsive, où une seule phrase, scindée en innombrables parenthèses et digressions, pouvait occuper un discours entier. Assénés d’une voix métallique ponctuée d’envolées sonores ou de rires juvéniles, les arguments s’alignaient comme s’ils sortaient d’un livre, réunis dans un désordre apparent et torrentiel pour justifier une politique qu’il bâtissait en parlant.
Lutte contre la guerre d’Algérie
En conflit avec un père impérieux, grand savant et grand résistant, il avait refusé la carrière scientifique qu’on lui destinait pour entrer à Sciences-Po puis à l’ENA. A peine sorti de l’adolescence, il avait adhéré à la SFIO (Section française de l’internationale ouvrière) par conviction européenne et progressiste, tentant vainement d’y entraîner son ami et condisciple Jacques Chirac. Très vite, la politique algérienne de Guy Mollet le jette dans la dissidence. Secrétaire des Etudiants socialistes, il récuse la guerre menée par ses aînés et prépare la scission qui aboutira à la fondation du PSA (Parti socialiste autonome) avec Alain Savary et Edouard Depreux, les justes de la SFIO déshonorée par l’équipée coloniale.Haut fonctionnaire, il adopte de pseudonyme de Michel Servet, martyr du protestantisme et de la liberté. Il passe le plus clair de son temps dans les arrière-salles des cafés et des sièges de section, refaisant inlassablement le monde et le socialisme, petite main agitée et sans fatigue de la lutte contre la guerre d’Algérie.
Militant du PSU (Parti socialiste unifié), il émerge en 1966 au colloque de Grenoble, qui jette les bases d’une gauche morale et réformiste dans la lignée de Pierre Mendès France. Le grand public le découvre en 1969 quand il est candidat du PSU à l’élection présidentielle, réalisant un score comparable à celui des candidats de la vieille gauche Defferre et Mendès. Le PSU est à la mode, son audace plaît aux intellectuels, son pragmatisme aux responsables, son parfum soixante-huitard à la jeunesse. Avec Edmond Maire, Jacques Delors, Jean Daniel ou Jacques Julliard, Rocard devient le porte-parole vif-argent d’une gauche renouvelée, à mi-chemin de la sagesse social-démocrate et de l’imagination de Mai 68.
Rival horripilant et illégitime de Mitterrand
Pourtant, en prenant le contrôle du Parti socialiste en 1971, Mitterrand le politique roué et littéraire devient le leader de la gauche face à l’énarque discoureur au brio d’inspecteur des finances rompu aux manœuvres de congrès. Voyant le PSU dans l’impasse, Rocard rejoint le PS en 1974 aux Assises du socialisme et suscite aussitôt la défiance de Mitterrand, qui voit dans le haut fonctionnaire soixante-huitard un rival horripilant et illégitime.Après avoir contesté sans trop de résultat la mainmise du député de la Nièvre sur le socialisme français, Rocard manque le coche en 1980, ratant sa déclaration de candidature et laissant le champ libre à un Mitterrand qu’on disait dépassé et qui gagne la présidentielle de 1981. Marginalisé pendant le premier septennat, Rocard ronge son frein dans des ministères de deuxième rang qu’il dirige néanmoins avec une passion bouillonnante. Réélu, Mitterrand se sent contraint d’appeler à Matignon le héraut populaire d’une gauche plus moderne que porte une partie de l’opinion.
Il compte l’épuiser rapidement mais Rocard, entouré d’une équipe compétente et rusée, réussit fort bien à maîtriser «l’enfer de Matignon». Il dénoue brillamment l’imbroglio néo-calédonien, crée le revenu minimum d’insertion (RMI), la contribution sociale généralisée (CSG), réduit le chômage et dirige le gouvernement avec une sûreté créative qui finit par indisposer Mitterrand. «Dans six mois, on verra à travers», avait dit, cruel, le Machiavel républicain de la «France unie» réélu avec maestria. Rocard résiste trois ans, protégé par sa popularité et son activité incessante, si bien que Mitterrand le congédie brutalement sans motif, pour une fin de septennat calamiteuse et cynique.
L’impossible rêve d’une société plus juste
Rocard ne lui pardonnera jamais ce geste vindicatif. Il essaie ensuite de s’imposer à la tête de la gauche mais Mitterrand, retors, lance contre lui la torpille Tapie dans une élection européenne. Rocard est battu et humilié. Il se retire peu à peu de la course. Jospin devient leader du PS et Premier ministre. Rocard redevient militant, héraut du pragmatisme à gauche, vieux sage adolescent, toujours fébrile, toujours inventif. Il est ambassadeur des terres polaires, pilote de planeur, conscience d’une social-démocratie française toujours en chantier.Il écrit beaucoup, parle encore plus, court le monde, fustige la finance, l’inconscience des dirigeants, l’indifférence au sort de la planète et la corruption qui gangrène la politique. Enthousiaste jusqu’au bout, «hamster érudit» a poursuivi sans trêve l’impossible rêve d’une société plus juste, ramenant le socialisme français sur terre pour mieux illustrer l’idéal. Par son énergie, sa rectitude, son goût des changements réels, ici et maintenant, par la discipline constante du «parler vrai», il aura porté haut la morale en politique et restera comme un modèle pour tout militant progressiste qui veut quitter le ciel confus des préjugés et des dogmes pour voir le bout de ses actes.
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