mardi 26 juillet 2016

Alexandre Grothendieck, l’énigme irrésolue
Sabine Gignoux, le 26/07/2016 à 0h00

Ce génie des mathématiques a basculé dans l’écologie radicale puis s’est retiré à l’écart du monde, dans un village de l’Ariège.
Alexandre Grothendieck dans les années 1960. / IHES/HO/AFP
Si les arcanes de la géométrie algébrique révolutionnée par Alexandre Grothendieck restent inaccessibles au commun des mortels, les mystères de la psyché semblent parfois bien plus impénétrables. Pourquoi cet homme brillantissime, venu aux mathématiques en quasi-autodidacte avant d’étinceler à leur sommet, a-t-il progressivement rompu avec tous ses proches pour verser dans un pacifisme et une écologie radicale, avant de se murer dans une solitude paranoïaque ?
Le mathématicien Jean-Pierre Serre, couronné d’une médaille Fields en 1954 (le Nobel des maths), qui a entretenu une remarquable correspondance avec Grothendieck, compare ce dernier à un « réacteur nucléaire : il avait une énergie mentale extraordinaire et il fallait que ça sorte. Mais sans une structure pour le contenir, sans l’environnement de ses pairs, il a fini par exploser… ». En 1986, dans une dernière lettre que ce dernier lui retournera sans l’avoir ouverte, Jean-Pierre Serre lui posait cette question : « Pourquoi tu as abandonné ? J’ai l’impression que tu étais fatigué de l’énorme travail entrepris… » Le mathématicien Pierre Cartier, qui fut un ami très proche de Grothendieck, croit plutôt que celui-ci a été rattrapé par les traumas « d’une enfanceépouvantable ».
Fils d’un révolutionnaire ukrainien d’origine juive et d’une anarchiste allemande, Alexandre a 4 ans quand il est abandonné, au sein d’une famille luthérienne, par ses parents fuyant l’Allemagne nazie. En 1939, devant la montée des périls, cette famille de Hambourg met ce gamin de 11 ans dans un train pour retrouver ses parents réfugiés en France après avoir combattu aux côtés des républicains espagnols. Arrêté peu après, son père sera assassiné en 1942 à Auschwitz.
Le jeune Alexandre, lui, est enfermé avec sa mère dans les baraquements misérables du camp de Rieucros, en Lozère. Caché ensuite au Collège cévenol du Chambon-sur-Lignon, il y est décrit comme un « enfant très intelligent… Très bon joueur d’échecs… Réclame le silence pour écouter la musique. Sinon tapageur, nerveux, brusque ».
Comment dans ces conditions si précaires, un esprit hors du commun peut-il naître aux mathématiques ? À 11 ans, Alexandre racontera avoir découvert seul comment on calcule la circonférence du cercle. Puis il« grandit en faisant des maths, des maths, des maths (…) dans un monde qui se suffit à lui-même, un monde clos, plus rigoureux, et dont il maîtrise les règles », observe le journaliste Philippe Douroux qui vient de lui consacrer un livre (1). Après la Libération, le jeune Grothendieck est repéré par un professeur à l’université de Montpellier qui l’envoie rencontrer, à Paris, André Magnier, inspecteur général des mathématiques. Séduit par la « sagacité extraordinaire de ce jeune homme déséquilibré par la souffrance et la privation », il lui octroie une bourse pour suivre le séminaire d’Henri Cartan à l’École normale supérieure. Un an plus tard, Grothendieck est expédié à Nancy où les mathématiciens Laurent Schwartz (future médaille Fields, en 1950) et Jean Dieudonné lui confient « quatorze problèmes que nous n’avions pas su résoudre ». Quelques semaines plus tard, l’impétrant en a déjà vaincu la moitié, au plus grand émerveillement de ses professeurs.
« En 1953, au moment de soutenir sa thèse, Grothendieck avait le choix entre six articles qu’il avait écrits et qui furent tous publiés plus tard dans les meilleures revues scientifiques mondiales », salue Pierre Cartier. Grothendieck rejoint alors le groupe Bourbaki qui œuvre à refonder les mathématiques. Puis le nouvel Institut des Hautes études scientifiques (IHES) à Bures-sur-Yvette où il produit en douze ans une somme de travaux fantastiques, avec le concours de Jean Dieudonné et de disciples. « C’était une période de renouveau des sciences extraordinaire,témoigne Pierre Cartier. Grothendieck avait un côté chien fou, qui bousculait tout avec sa puissance de travail prodigieuse. Il vivait de manière très fruste, dormant par terre, mangeant à peine, accueillant chez lui des SDF. Mais il était chaleureux, comme le réprouvé qui s’est trouvé une famille ». Jusqu’au jour où ce fils de révolutionnaires, qui s’était tenu jusque-là éloigné de la politique, va renouer avec ses fantômes…
En 1966, Grothendieck reçoit la médaille Fields mais refuse d’aller la chercher à Moscou. Il part brusquement au Vietnam, invité par le gouvernement communiste. À son retour, Mai 68 enflamme le campus d’Orsay. En tentant de rejoindre le mouvement, le génial mathématicien se fait traiter de vieux pontife. Touché au vif, il fonde en 1970 à Montréal le mouvement écologiste radical Survivre et vivre. Puis dans la foulée, divorce et quitte l’IHES, qu’il accuse de toucher une subvention du ministère de la défense. Professeur invité au Collège de France, il veut débattre de la responsabilité de « la recherche scientifique dans la crise évolutionniste actuelle » et est remercié après deux ans. Son militantisme virulent le brouille avec tous ses pairs.
Commence alors un étrange chemin à rebours. On lui trouve une place à l’écart, à l’université de Montpellier, celle-là même où il avait commencé ses études. Il y fait jouer sous les arbres ses élèves avec des polyèdres. Retraité à 60 ans, il prédit une fin du monde imminente. Puis il rompt avec sa dernière compagne, ses cinq enfants, tous ses collègues ou amis, et part vivre isolé pendant vingt ans dans un petit village de l’Ariège. « Sur une carte, Lasserre forme un triangle équilatéral de 35 kilomètres de côté avec le camp d’internement du Vernet et celui de Noé, ces mêmes lieux où son père passa ses derniers instants avant d’être déporté », note Yan Pradeau, dans un livre récent sur Grothendieck (2).
Parmi les milliers de papiers laissés à sa mort en 2014 par celui que ses voisins prenaient pour un « vieux fou », on retrouvera entre des feuillets d’équations et des délires sur le diable, des milliers de noms de victimes de la Shoah, annotés et fléchés. Les derniers schémas de Grothendieck avaient leur logique implacable.
Sabine Gignoux
(1) Alexandre Grothendieck, sur les traces du dernier génie des mathématiques, Éd. Allary, 266 p., 18,90 €.
(2) Algèbre, Éd. Allia, 143 p., 7,50 €.
Bio express
1928. Naissance à Berlin.
1934. Confié à une famille près de Hambourg.
1940-1942. Interné au camp de Rieucros en Lozère, puis caché au Collège cévenol. Son père est assassiné à Auschwitz.
1948. Boursier, il suit les cours de l’École normale supérieure, puis ceux de Jean Dieudonné et Laurent Schwartz à Nancy.
1950-1953. Attaché de recherche au CNRS, il intègre le groupe de mathématiciens Nicolas Bourbaki.
1958. Rejoint le nouvel Institut des hautes études scientifiques (IHES).
1960. Premiers Éléments de géomètrie algébrique avec Jean Dieudonné.
1966. Refuse d’aller chercher sa médaille Fields à Moscou.
1970. Démissionne de l’IHES. Fonde le groupe écologiste radical « Survivre et vivre ».
1973. Écarté après deux ans du Collège de France, il enseigne à l’université de Montpellier.
1985. Récoltes et semailles, récit autobiographique.
1990. Se retire à Lasserre (Ariège) refusant la plupart des contacts.

2014. Décès.
 http://www.la-croix.com/Journal/Alexandre-Grothendieck-enigme-irresolue-2016-07-25-1100778176?utm_source=Newsletter&utm_medium=e-mail&utm_content=20160726&utm_campaign=newsletter__crx_subscriber&utm_term=268260&PMID=d6c105ff084145913ded2e1bfaee96f0

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