Le dérisoire acte d’écrire après le récit de Buchenwald
Corinne
Renou-Nativel, le 26/07/2016 à 0h00
De retour
d’une année dans un Kommando de Buchenwald, Robert Antelme a livré avec
« L’Espèce humaine » un récit fort qui va bien au-delà du témoignage
individuel.
Robert Antelme publie
L’Espèce humaine en 1947, deux ans après sa sortie du camp de Dachau. /
Marc Foucault/Gallimard.
La peau grise, 38 kg, malade du typhus. En
mai 1945, Robert Antelme est méconnaissable lorsque son ami Dionys Mascolo le
retrouve dans le camp de Dachau parmi les déportés, morts et survivants :
« Je n’ai reconnu Robert qu’à l’espace qui séparait ses deux incisives
supérieures » (1), expliquera-t-il. Commence un long retour à
Paris en voiture. « Il se sentait menacé de mort et il voulait peut-être
en dire le plus possible avant de mourir. Jour et nuit, il n’a pas cessé de
parler. C’étaient les prémices de L’Espèce humaine. » Cet unique
ouvrage de Robert Antelme est une œuvre clé dans la littérature
concentrationnaire, au même titre que Si c’est un homme de
Primo Levi, Les Jours de notre mortde David Rousset ou Le
Grand Voyage de Jorge Semprun.
Étudiant en lettres et en droit à Paris en
1936, Robert Antelme a rencontré Marguerite Duras qu’il épouse en 1939. En
1943, le couple entre dans le Mouvement de résistance des prisonniers de guerre
et déportés (MRPGD) dirigé par François Mitterrand. Le 1er juin 1944, Robert
Antelme est arrêté en même temps que d’autres membres du mouvement, dont sa
sœur Marie-Louise. Emmené à Fresnes, transféré à Compiègne, il est déporté à
Buchenwald où il est rapidement dirigé vers un camp de travail à Gandersheim.
Sous la coupe de kapos – détenus de droit commun –, épuisé,
sous-alimenté, battu, dévoré par les poux, il se partage entre le travail à
l’extérieur et en usine.
En avril 1945, lorsque se rapprochent
les Alliés, les nazis achèvent les plus faibles et entraînent les autres, dont
Robert Antelme, dans une marche forcée de dix jours. Les déportés passent
ensuite treize jours enfermés dans un wagon de marchandise qui les conduit à
Dachau où ils arrivent le 27 avril. Deux jours plus tard, les Américains
entrent dans le camp et découvrent l’indicible : cadavres dans les caniveaux et
partout dans les baraquements des hommes squelettiques, dont beaucoup continueront
à mourir dans les jours et les semaines qui suivent. En raison du typhus, les
déportés sont maintenus en quarantaine dans le camp. Membre du gouvernement
provisoire, François Mitterrand est chargé par le général de Gaulle de
participer au nom de la France à l’ouverture de quelques camps. À Dachau, une
voix l’appelle. C’est Robert Antelme. Comme on lui refuse de le ramener en
France, il rentre à Paris, établit des faux papiers qui permettront à Dionys Mascolo
d’organiser son retour.
Très vite, Robert Antelme s’attelle à son
récit qui dépasse le témoignage pour offrir une réflexion essentielle sur la
condition humaine. « Je rapporte ici ce que j’ai vécu, écrit-il
dans l’avant-propos. L’horreur n’est pas gigantesque. Il n’y avait à
Gandersheim ni chambre à gaz, ni crématoire. L’horreur y est obscurité, manque
absolu de repère, solitude, oppression incessante, anéantissement lent. »
Malgré l’avilissement et la mort, les nazis ont échoué fondamentalement dans
leur projet de nier à leurs victimes la qualité d’appartenir à l’humanité,
explique-t-il : « Le ressort de notre lutte n’aura été que la
revendication forcenée, et presque toujours solitaire, de rester, jusqu’au bout
des hommes. »
Dédié à sa sœur morte en déportation, son
récit, dénué de plainte et de haine, retrace avec précision ces mois de
détention et analyse avec intelligence les relations entre déportés, kapos,
nazis et civils croisés à l’usine. En 1947, Robert Antelme publie L’Espèce
humaine à La Cité universelle, la maison d’édition qu’il a fondée avec
Marguerite Duras. Son livre qui rencontre peu d’échos sera réédité dix ans plus
tard par Gallimard. Critique à l’ORTF et éditeur, Robert Antelme mène une vie
d’intellectuel engagé, notamment contre la guerre d’Algérie. Hormis quelques
poèmes, il paraît avoir pris la « décision douloureuse de ne plus
écrire » (1), a expliqué Jean-Louis Schefer. « La
relation qu’il avait faite de quelque chose qui dépasse l’imagination comme il
le dit lui-même en préambule à L’Espèce humaine, a précisé Dionys
Mascolo, fait que recourir ensuite à l’imagination lui a sûrement
semblé dérisoire. » Atteint d’hémiplégie en juin 1983, Robert
Antelme passe les sept dernières années de sa vie paralysé et hospitalisé – « une
autre prison », dira son ami le poète Claude Roy.
Corinne
Renou-Nativel
(1) Autour de Robert Antelme. Témoignages –
entretiens, Revue Lignes, janvier 1994.
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