jeudi 7 juillet 2016

LC 20160707 Dernière chronique d'Etienne Klein : à pied ou par téléphone ?

Psychisme ascensionnel
Étienne Klein, le 07/07/2016 à 0h00

L’été étant bien là, cette chronique sera la dernière. Pendant les vacances, certains d’entre nous ne partiront pas, d’autres iront à la mer, d’autres encore à la montagne. Permettez qu’en ces temps où le monde semble s’aplatir, je vous parle de cette dernière.
Je dois avouer ma fascination pour certaines cordées de légende, par exemple pour celle que formèrent dans l’après-guerre Louis Lachenal et Lionel Terray. Il faut revoir comme dans un rêve ces deux « panthères des rochers » aspirées par le mouvement vertical des cimes, imaginer leur chorégraphie coordonnée. Par exemple, le 9 août 1946 lorsqu’ils s’élancèrent à l’assaut de l’éperon Nord de la pointe Walker des Grandes Jorasses. Plus de mille mètres de surplombs, dièdres et dalles. Un mur aujourd’hui strié par les ongles des alpinistes mais quasiment vierge à l’époque.
Les difficultés sont terribles, mais Lachenal a tant d’aisance qu’il donne l’impression de marcher à quatre pattes dans un univers renversé : son enthousiasme à grimper incline la paroi verticale d’un angle presque droit. Pendant la nuit, un orage terrible les arrête et couvre la roche de verglas. Le jour suivant est une épopée. Sous les rafales d’un vent violent, les deux hommes parviennent à se hisser sur l’arête sommitale. Mais en bas, on s’inquiète. La seconde nuit se passe sans qu’on reçoive de nouvelles. Au petit matin, leur ami Jean Franco est déjà en train de préparer une expédition de secours quand le téléphone sonne :
– Allô ! C’est Lachenal.
– Ah ! Lionel ?
– Il est avec moi.
– Blessés ? Des gelures ?
– Où êtes-vous ?
– Au Montenvers.
– Vous avez descendu la face en rappel ?
– Non, nous revenons d’Italie par le col du Géant et la Vallée blanche. Nous sommes sortis à 5 heures hier et nous avons passé la nuit à Entrèves.
– Vous auriez pu téléphoner ! Tout le monde est fou d’inquiétude !
– Lionel ne se souvenait plus de son numéro de téléphone. Il ne l’a que depuis quelques jours. Moi, je ne me souvenais plus du numéro du collège. Alors on a choisi au hasard un numéro et c’est tombé sur le 50. On l’a composé : quatre heures d’attente ! Ça ne répondait pas.
– Mais il fallait téléphoner à la poste, à l’école, n’importe où !
– On ne se souvenait de rien. Ça a été dur, tu sais. En redescendant sur l’Italie, j’ai fait une chute de vingt mètres dans les barres rocheuses, à un mètre d’un vrai gouffre. J’étais sonné ! On en avait tellement marre d’être suspendus au téléphone pour rien qu’on a pensé que ça irait plus vite en revenant à pied…
– Bon, bon ! Je rassure les femmes et les camarades.
Voilà donc deux gars qui jugent, après plusieurs jours et nuits passés dans une face Nord, qu’il est plus rapide, pour donner de leurs nouvelles, de rentrer à pied plutôt que de passer un coup de fil… Cela connote une époque autant qu’un état d’esprit.
Mais les amoureux de la montagne savent qu’elle n’est pas qu’affaire d’exploits : être en montagne, la contempler, dormir sous les étoiles et contre le liseré velouté d’obscur des crêtes, cela vous dirige d’abord vers la pensée profonde. Nombreux sont d’ailleurs les physiciens qui ont aimé la montagne. Cette tendance fut même si marquée dans la première moitié du XXe siècle qu’on peut se demander si la physique quantique aurait pu voir le jour si l’Europe avait été plate. Y aurait-il une relation de cause à effet entre la pratique des sciences exactes et la fréquentation des pentes ? Il me plaît de croire que oui, et cette conviction ne dément pas Einstein lorsqu’il écrit : « La création d’une nouvelle théorie ne ressemble pas à la démolition d’une grange et à la construction, à sa place, d’un gratte-ciel. Elle ressemble plutôt à l’ascension d’une montagne, où l’on atteint des points de vue toujours nouveaux et toujours plus étendus entre le point de départ et les nombreux lieux qui l’environnent. » L’ascension d’une montagne a ceci de commun avec l’exercice de la pensée scientifique qu’elle permet des changements de points de vue, le surgissement de nouvelles perspectives. L’analogie se prolonge jusqu’à la façon même de progresser : en montagne comme en science, la marche d’approche peut être longue et pénible, comportant maints tournants et raidillons ; on croit être arrivé, mais non, une dernière difficulté apparaît, qu’il faut surmonter ; on peine, on tachycarde, on désespère, jusqu’à ce qu’on arrive au col ou sur l’arête sommitale. La récompense est alors sans égale. Magie des altitudes. On se rapproche du Graal, on atteint le lieu où le ciel et la terre s’étreignent,« où seul subsiste le cristal de la dernière stabilité » (1).
Où que vous alliez, je vous souhaite un bel été !
Étienne Klein
(1) René Daumal, Le Mont analogue, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1981, p. 169. A nos lecteurs :La Croix publie aujourd’hui la 25e et dernière chronique d’Étienne Klein. Après avoir participé au lancement de cette rubrique, ce scientifique et essayiste a souhaité arrêter, avec l’été. Nous le remercions pour ses écrits.

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