Psychisme ascensionnel
Étienne
Klein, le 07/07/2016 à 0h00
L’été étant bien là, cette chronique sera la
dernière. Pendant les vacances, certains d’entre nous ne partiront pas,
d’autres iront à la mer, d’autres encore à la montagne. Permettez qu’en ces
temps où le monde semble s’aplatir, je vous parle de cette dernière.
Je dois avouer ma fascination pour certaines
cordées de légende, par exemple pour celle que formèrent dans l’après-guerre
Louis Lachenal et Lionel Terray. Il faut revoir comme dans un rêve ces deux
« panthères des rochers » aspirées par le mouvement vertical des
cimes, imaginer leur chorégraphie coordonnée. Par exemple, le 9 août 1946
lorsqu’ils s’élancèrent à l’assaut de l’éperon Nord de la pointe Walker des
Grandes Jorasses. Plus de mille mètres de surplombs, dièdres et dalles. Un mur
aujourd’hui strié par les ongles des alpinistes mais quasiment vierge à
l’époque.
Les difficultés sont terribles, mais Lachenal
a tant d’aisance qu’il donne l’impression de marcher à quatre pattes dans un
univers renversé : son enthousiasme à grimper incline la paroi verticale d’un
angle presque droit. Pendant la nuit, un orage terrible les arrête et couvre la
roche de verglas. Le jour suivant est une épopée. Sous les rafales d’un vent
violent, les deux hommes parviennent à se hisser sur l’arête sommitale. Mais en
bas, on s’inquiète. La seconde nuit se passe sans qu’on reçoive de nouvelles.
Au petit matin, leur ami Jean Franco est déjà en train de préparer une
expédition de secours quand le téléphone sonne :
– Allô ! C’est Lachenal.
– Ah ! Lionel ?
– Il est avec moi.
– Blessés ? Des gelures ?
– Où êtes-vous ?
– Au Montenvers.
– Vous avez descendu la face en rappel ?
– Non, nous revenons d’Italie par le col du
Géant et la Vallée blanche. Nous sommes sortis à 5 heures hier et nous
avons passé la nuit à Entrèves.
– Vous auriez pu téléphoner ! Tout le monde
est fou d’inquiétude !
– Lionel ne se souvenait plus de son numéro
de téléphone. Il ne l’a que depuis quelques jours. Moi, je ne me souvenais plus
du numéro du collège. Alors on a choisi au hasard un numéro et c’est tombé sur
le 50. On l’a composé : quatre heures d’attente ! Ça ne répondait pas.
– Mais il fallait téléphoner à la poste, à
l’école, n’importe où !
– On ne se souvenait de rien. Ça a été dur,
tu sais. En redescendant sur l’Italie, j’ai fait une chute de vingt mètres dans
les barres rocheuses, à un mètre d’un vrai gouffre. J’étais sonné ! On en avait
tellement marre d’être suspendus au téléphone pour rien qu’on a pensé que ça
irait plus vite en revenant à pied…
– Bon, bon ! Je rassure les femmes et les camarades.
Voilà donc deux gars qui jugent, après
plusieurs jours et nuits passés dans une face Nord, qu’il est plus rapide, pour
donner de leurs nouvelles, de rentrer à pied plutôt que de passer un coup de
fil… Cela connote une époque autant qu’un état d’esprit.
Mais les amoureux de la montagne savent
qu’elle n’est pas qu’affaire d’exploits : être en montagne, la contempler,
dormir sous les étoiles et contre le liseré velouté d’obscur des crêtes, cela
vous dirige d’abord vers la pensée profonde. Nombreux sont d’ailleurs les
physiciens qui ont aimé la montagne. Cette tendance fut même si marquée dans la
première moitié du XXe siècle qu’on peut se
demander si la physique quantique aurait pu voir le jour si l’Europe avait été
plate. Y aurait-il une relation de cause à effet entre la pratique des sciences
exactes et la fréquentation des pentes ? Il me plaît de croire que oui, et
cette conviction ne dément pas Einstein lorsqu’il écrit : « La
création d’une nouvelle théorie ne ressemble pas à la démolition d’une grange
et à la construction, à sa place, d’un gratte-ciel. Elle ressemble plutôt à
l’ascension d’une montagne, où l’on atteint des points de vue toujours nouveaux
et toujours plus étendus entre le point de départ et les nombreux lieux qui
l’environnent. » L’ascension d’une montagne a ceci de commun avec
l’exercice de la pensée scientifique qu’elle permet des changements de points
de vue, le surgissement de nouvelles perspectives. L’analogie se prolonge
jusqu’à la façon même de progresser : en montagne comme en science, la marche
d’approche peut être longue et pénible, comportant maints tournants et
raidillons ; on croit être arrivé, mais non, une dernière difficulté apparaît,
qu’il faut surmonter ; on peine, on tachycarde, on désespère, jusqu’à ce qu’on
arrive au col ou sur l’arête sommitale. La récompense est alors sans égale.
Magie des altitudes. On se rapproche du Graal, on atteint le lieu où le ciel et
la terre s’étreignent,« où seul subsiste le cristal de la dernière
stabilité » (1).
Où que vous alliez, je vous souhaite un bel
été !
Étienne Klein
(1) René Daumal, Le Mont analogue, Paris,
Gallimard, coll. « L’imaginaire », 1981, p. 169. A nos
lecteurs :La Croix publie aujourd’hui la 25e et dernière chronique d’Étienne Klein.
Après avoir participé au lancement de cette rubrique, ce scientifique et
essayiste a souhaité arrêter, avec l’été. Nous le
remercions pour ses écrits.
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