L’Europe m’ennuie moins que l’idée d’Europe
avec laquelle on nous tympanise depuis trente ans. J’écris cette chronique à la
manière d’un marin dans la mer qui l’entoure et le dépasse, pour faire le
point.
Qu’est-ce que l’Europe ? Pour la technocratie
et les milieux, notamment économiques, qui la soutiennent, comme pour ceux des
politiques qui la commandent moins qu’ils ne l’accompagnent, l’Europe est une
« construction » : un grand jeu de Kapla où l’on ajoute un mécanisme
à un autre, une institution à une autre. Pour la France, l’Europe est d’abord
cette fuite en avant voulue, comme le montre remarquablement Gauchet (1), par
Mitterrand après que sa politique nationale eut échoué. Dans quel but ?
Personne ne peut l’exprimer. Empêcher le retour de la guerre civile
européenne ? Mais ce n’est pas l’Europe qui a créé la paix, c’est la paix qui a
créé l’Europe, une paix fondée sur l’argent et l’arme atomique américains.
Favoriser la création d’un véritable État européen ? Mais l’essentiel des
nations européennes a renoncé – au contraire des États-Unis – à
l’idée d’un État qui serait autre chose qu’une sorte d’agence internationale
des droits de l’homme, non seulement sans dessein stratégique, mais avec la
volonté de n’en pas avoir. Il ne reste plus que des arguments ultimes, et qu’il
faut redouter (en cas de « Brexit » par exemple) la « fin de
l’Europe ». Mais de quoi cette fin serait-elle la fin ?
On peut vouloir fonder l’Europe sur son
héritage religieux, ce qui est discutable, et discuté, l’esprit du temps, qui
compte en politique, n’y étant pas favorable. On peut vouloir la fonder sur la
géographie, et c’est la question de l’Ukraine ou de la Biélorussie qui se pose.
On peut vouloir la fonder sur l’aspiration démocratique, mais alors pourquoi ne
pas y faire rentrer formellement la Nouvelle-Zélande ? Toute cette affaire de
valeurs est d’ailleurs un cache-sexe. Que l’« Union » disparaisse, et
ni la France ni l’Allemagne ni l’Angleterre ne répudieront leurs déclarations
des droits. Et le fait qu’elle se maintienne n’empêche pas certains États
d’adopter des politiques extrêmement discutables en matière de droits de
l’homme, s’agissant en premier lieu des réfugiés. On ne sache pas que les
institutions européennes aient consacré autant de sommets, d’énergie et
d’argent à traiter la question des réfugiés qu’à sauver les banques compromises
par la faillite grecque.
La faillite grecque est révélatrice. Il est
frappant qu’on la considère comme une sorte de cataclysme naturel. Gauchet
écrit justement qu’après cet effondrement, les institutions européennes
auraient dû débattre du sujet. Qui a fait entrer la Grèce dans l’euro et
pourquoi ? Comment les organismes compétents ont-ils pu certifier des comptes
qu’ils savaient faux ? Il n’y a pas de démocratie sans responsabilité. C’est la
raison pour laquelle Jefferson la jugeait incompatible avec la dette, qui
transférait la responsabilité de la génération qui décide à la génération qui
paye. L’Europe n’est pas un véritable projet politique, seulement un miroir où
les dirigeants contemplent l’idée qu’ils se font du bien, et qui s’incarne dans
une utopie néo-libérale qui restera comme l’une des plus étranges religions de
ce siècle.
Restent les sacrifices assez considérables
que leurs dirigeants demandent aux peuples sur le fondement de cette utopie. On
leur demande de répudier le principe démocratique – ce qui est curieux
puisqu’on prétend précisément fonder l’Europe sur ce même principe : c’est
ainsi qu’un vote référendaire négatif a été annulé par des manœuvres
d’appareil. On leur demande de renoncer non pas à la nation comme projet, ce
qui après tout serait acceptable, mais à la nation comme cadre de la vie
ordinaire, par l’effet de la prolifération des normes. On leur demande de
renoncer au bon sens, en leur expliquant que la France est trop petite pour
survivre dans le vaste monde, alors qu’on ne sache pas que la Suisse ou
Singapour aient été engloutis par les flots. On leur demande de renoncer à
l’intelligence, en faisant croire que la création d’un fonds ou d’une agence
supplémentaire ou la réforme des pouvoirs du Parlement suffiront à sauver ce
canard sans tête qui court devant nos yeux avec comme seul souci un nouvel
accord d’association à signer, un nouveau fromage à mesurer dans une langue
inintelligible. Pour qui nous prend-on ?
Faut-il tirer un trait sur tant d’efforts et
quelques réussites ? On peut écarter l’option des fédéralistes, dont les propos
relèvent de l’incantation, tout comme celle des disciples alter de Babeuf qui
aimeraient que le monde soit différent, ou celle des nostalgiques du franc or,
des postes de douane et de l’ancienne régie Renault. Que reste-t-il à faire ?
Cette Europe indéfinissable mérite mieux que des songes, des amertumes et des
administrateurs. Elle appelle une grande politique, que personne ne prend même
le soin d’esquisser.
François
Sureau
(1) Marcel Gauchet, Comprendre le malheur
français, Stock, 2016.
à rapprocher des réflexions de Geert Mak sur le même sujet.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire