mardi 24 mai 2016

« A commencer par les plus vieux » LC François Sureau

« A commencer par les plus vieux »
François Sureau, le 24/05/2016 à 0h00
Au début du XVIIIe siècle, ayant vaincu les jansénistes, fermé les couvents de Port-Royal, expulsé les dissidents, Louis XIV ne se contenta pas de cette victoire pourtant complète. Après avoir réprimé les vivants, il s’acharna contre les morts, avec un emportement qui révolta même Saint-Simon. Le cimetière janséniste de Paris comptait trois mille sépultures. En 1711, on ouvrit toutes les tombes, et les ossements broyés furent jetés dans la fosse commune. C’est à cet épisode que me font penser les journaux qui titrent ces jours-ci sur « l’autre affaire Strauss-Kahn », une obscure affaire financière qui ne méritait qu’un encart en douzième page et que la cruauté de ce temps fait monter en une.

Cette cruauté n’a pas d’excuses. Dominique Strauss-Kahn n’est plus candidat à rien. Il n’exerce plus aucune fonction publique. Il est insusceptible d’en exercer aucune à l’avenir. L’autre protagoniste de cette faillite qu’on juge est un M. Leyne que personne ne connaît et qui a connu une fin tragique. L’affaire elle-même ne présente aucun intérêt particulier. Les naïfs qui ont été lésés n’appartenaient pas au grand public, savaient ce qu’ils faisaient et ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes.

Quant à l’homme Strauss-Kahn, aucune avanie ne lui a été épargnée. Déchu de tout, et de sa vie sociale, sans que la justice, pourtant exigeante, des États-Unis ait cru pouvoir le poursuivre, les preuves rassemblées étant trop minces. Passé du rang de candidat à la présidence à celui d’objet d’opprobre, et de la part même de ceux qui en principe ne trouvaient que des avantages à la libération des mœurs. Traîné à Lille dans un procès absurde et, jusqu’à l’acquittement, devant subir comme un enfant qu’on réprimande les sermons des juges et leurs opinions sur la sodomie. Joué par une héritière tardive de Lucie Delarue-Mardrus et changé, par souci de publicité, en personnage de roman. Et cela sans qu’à aucun épisode de cette descente aux enfers quiconque, ou presque, ne s’arrête et fasse remarquer, selon le mot de Pascal, l’emportement de tous.

Nous n’avons pas de mots assez durs pour fustiger l’Inquisition et la nôtre est bien pire. De Bernard Gui à Laffemas et Laubardemont, les juges d’autrefois étaient, de temps à autre, traversés par la pensée qu’un jour ils seraient jugés. Dans l’ancienne Chine, le juge qui avait prononcé à tort une sentence injuste pouvait se voir appliquer la punition qu’il avait prescrite. Quant aux magistrats persans, dit la légende, ils siégeaient sur un fauteuil en peau de mauvais juge, pour leur rappeler la fragilité de leur condition. Rien de tel n’arrête nos contemporains. Ni le discernement, ni l’humanité, ni la peur.

La « transparence », cette vertu de glace, emporte tout. Le monde, disait Chesterton, est plein d’idées chrétiennes devenues folles. En voici l’un des pires exemples. Du passé nous avons gardé le viol de la vie privée et celui des consciences, mais nous avons fait disparaître le pardon et l’oubli. À ce compte, je nous préférais médiévaux et catholiques : après l’exposition au pilori et le paiement des dommages, le fautif était rendu à sa vie et c’était un crime que de continuer à s’acharner contre lui. Il n’y avait pas en ce temps-là de prisons, qui furent inventées par ce siècle des Lumières que nous aimons tant. S’ils revenaient, nos ancêtres nous jugeraient barbares, et s’étonneraient de notre bonne conscience. Notre système de répression ne connaît pas de mesure : il combine l’enfermement, la destruction de la réputation, le boulet à traîner jusqu’à la fin, d’éditoriaux en émissions pour le grand public. En même temps, les valeurs sur lesquelles il se fonde sont au moins imprécises : la société du sexe et de l’argent déchire Strauss-Kahn pour avoir trop aimé le sexe et l’argent. Pas une voix, ou presque, ne s’élève pour dire que c’en est assez. Et quand il trouve des défenseurs, ceux-ci ne peuvent s’empêcher, au passage, de se prosterner servilement devant l’idole d’une morale étrange, à la fois transgressive et victorienne, dans la fabrication de laquelle la jalousie n’est pas absente, puisque sans cette prosternation, ils ne seraient simplement pas entendus.

Il ne reste en France qu’assez peu de catholiques, on le sait bien. Parmi eux, certains s’interrogent parfois sur ce que devrait être une position catholique devant l’évolution de la société. Ceux-là évoquent le plus souvent la famille, l’éthique sexuelle, plus rarement la condition des détenus ou celle des étrangers. L’affaire Strauss-Kahn, dans ses prolongements indignes, leur montre une option possible : défendre le droit imprescriptible au pardon ou à l’oubli. Au nombre des vérités de l’Évangile, il y a celle-ci qu’il nous est interdit de nous croire meilleurs que Dominique Strauss-Kahn. Nous devrions nous en souvenir.
François Sureau


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