Jean-Louis Crémieux-Brilhac, dont on
publie ces jours-ci les Mémoires inachevés sous le titre L’Étrange Victoire (1),
est mort il y a un an à Paris. Il était l’auteur de plusieurs livres
magistraux, Les Français de l’an quarante, et surtout La France
libre, première description exhaustive et documentée de cette épopée
gaulliste dont il avait été l’un des acteurs. Entré au Conseil d’État en 1982,
cet homme, qui était d’une discrétion proportionnée à ses mérites et à son
courage, y jouissait d’une considération que cette maison réserve plutôt
d’habitude aux acrobates intellectuels d’un contentieux administratif assez
désincarné. Le Palais-Royal était très différent de celui d’aujourd’hui. Il
était de bon ton d’aller au but sans laisser voir le chemin. On ne roulait pas
les mécaniques du droit. De vieux conseillers fumaient la pipe en séance
publique. Des exclus pour cause de lois antisémites, en 1940, y côtoyaient des
nostalgiques de Vichy. Un jeune auditeur, s’étonnant de voir l’avant-dernier
directeur de cabinet du Maréchal en grande conversation amicale avec un ancien
pilote de la RAF, s’entendait répondre par ce dernier : « Allez jouer,
mon cher collègue, avec ceux de votre génération. »
De ceux de la génération précédente,
Crémieux-Brilhac donne une image profondément réconfortante, qu’on aime à contempler.
Il était l’enfant d’une famille juive qui ne pratiquait pas, neveu de ce
Benjamin Crémieux qui révéla Pirandello à la France et qui devait mourir à
Buchenwald. Aspirant de 40, prisonnier, il s’évade, rejoint l’Angleterre où il
s’engage dans les Forces françaises libres, où il s’occupera de la propagande
et des émissions clandestines. Après-guerre, il fondera la Documentation
française et, sans renier son attachement au général de Gaulle, soutiendra
Mendès France.
L’Étrange Victoire est animé par la pulsation discrète de ce que la Bible
nomme « un cœur intelligent ». La douceur avisée de
Crémieux-Brilhac était frappante, et ces pages la font revivre. Il traverse
comme avec amitié des circonstances effroyables. Prisonnier, il est dissuadé,
par le Feldwebel qui l’interroge, de mentionner son identité juive. « Pourquoi ?
– Je sais ce que je sais – Que savez-vous ? – Je suis un Allemand de Pologne,
je sais ce que j’ai vu. » Il n’y a trace chez lui ni de haine, ni
d’illusion. Il rapporte simplement, sans trop en dire, que les officiers
prisonniers préféraient le Maréchal, ce qui pour lui s’explique aussi par le
fait que les instituteurs de gauche ayant, par pacifisme, refusé de devenir
officiers, la composition de ce corps, réserve incluse, n’était plus du tout la
même qu’en 1914.
Après plusieurs aventures, sobrement
racontées, le voici à Londres. C’est un monde de passions, d’intelligence, de
rivalités. Un monde aussi d’exclus. Ce n’était pas la France des corps
constitués. « Des juifs lucides, une poignée d’aristocrates, tous les
pêcheurs de l’île de Sein », disait de Gaulle. Pour parler de la
France libre, Crémieux-Brilhac la comparait, après la guerre, à l’armée
d’Italie vue par Stendhal : « On n’y eût pas trouvé trente mille hommes
ayant plus de trente ans. J’ajouterai une parole imprudente : ils n’étaient pas
des gens du monde. » Il en décrit les débuts, incertains, bricolés,
aventureux, les hésitations aussi, puisqu’il faudra attendre 1942 pour que les
atrocités antisémites fassent l’objet d’une politique de dénonciation
explicite, de la part de ces hommes qui ne voulaient pas, à leurs débuts,
apporter quelque crédit que ce soit aux insultes des Vichyssois les qualifiant
d’agents du complot juif mondial. Ses portraits rapidement dessinés sont ceux
d’un homme qui ne se met jamais en avant. En annexe du livre, la comparaison
des conceptions historiques de De Gaulle et Mendès est remarquable.
Crémieux-Brilhac, c’est un homme
calme dans le tumulte. Il faut le lire, dans ce temps où des hommes tumultueux
battent les tréteaux d’un pays dans lequel il ne se passe, au fond, à
peu près rien. Le contraste donne un fort sentiment d’étrangeté. Lorsqu’on
s’interroge, on voit vite que les acteurs de cette histoire ne souffraient
d’aucun des deux maux qui nous accablent : le mal énarchique, par lequel tout
se réduit au tripotage des lois et à la mise en forme politique de programmes
concoctés dans les bureaux ; le mal d’assemblée, où l’on délibère sans cesse comme
au café, du Parlement à Nuit debout, avec cet amour des commissions
soigneusement travaillées qui est notre marque depuis les années 1780. D’où
cette impression de vivre au milieu d’un grand concours Lépine, animé sans
relâche par des Tournesol politisés. C’est une grande différence en effet avec
le temps des héros, qui se contentaient des quelques idées simples, gagées sur
le meilleur des patriotismes, celui qui ne se contemple pas.
François Sureau, le 03/05/2016 à
0h00
(1) Jean-Louis Crémieux-Brilhac, L’Étrange
Victoire, Gallimard, 2016, 241 p., 19,90 €.
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