YHWH – « Je suis Celui qui suis ». C'est ainsi que Dieu se présente à Moïse. Auparavant, nous dit saint Thomas, ce nom ne fut révélé ni à Abraham, ni à Jacob, ni à ses fils, car le peuple juif n'était pas encore prêt. Qu'a-t-Il donc voulu dire à celui qui Lui demandait : « Qui es-Tu ? Que dirai-je à Ton peuple ? » Il ne répond ni qu'Il est "Dieu", ni "l'Être suprême", ni "le Tout-Puissant", ni "le Créateur de toutes choses", ni "la Providence de l'Univers", autant de noms pour lesquels les hommes eussent été déjà préparés. Non, Dieu se révèle être avant tout : « JE SUIS ».
En hébreu, le verbe être n'a pas de présent ; le terme utilisé : "éhyéh" – à l'origine du Tétragramme YHWH – est un futur indiquant la pérennité : "Je suis Celui qui est, qui était et qui sera". Ce verbe insuffle un dynamisme dans la durée. La version grecque des Septante "Ego eïmi ô on - Moi, Je suis l'étant" confirme cette intuition car le participe présent actif invite à prendre l'expression au sens verbal : "Moi, Je m'adonne à être". À la question « Qui es-Tu ? », Dieu ne répond donc pas "Je suis ceci" ou "cela" ou "untel" ; en termes de logique classique, il ne s'attribue pas un prédicat abstrait à l'aide d'une copule verbale, comme on l'attendrait d'une réplique seulement humaine. Il unit, au contraire, un pronom personnel dont la nature, selon Aristote, exprime une substance, et un verbe destiné à signifier l'action, selon cette même logique. Il affirme que Lui : « JE », est ce qu'Il fait : « SUIS ». C'est avec ces mots les plus épurés possibles, nous dit encore Thomas, qu'Il veut exprimer son absolue simplicité, mystère de la substance-Dieu, et, ajouterons-nous, introduire en germe la vie trinitaire, mystère de l'activité-Dieu. « JE SUIS » marque l'identité parfaite de la substance et de l'action en Dieu.
La tentation fut grande, et d'ailleurs féconde, de confronter ce verset biblique à la célèbre définition aristotélicienne de la Métaphysique : "La science de l'être en tant qu'être" ; science recherchée par Aristote, qui lui enseignerait ce qu'est "être" en toute rigueur. Ce rapprochement illustre à lui-seul le choc des deux cultures. Une même intuition de départ les focalise sur l'être à nu, alors que l'intelligence humaine est loin d'y être spontanément prête, avons-nous dit (certaines langues ne connaissent même pas ce verbe être). Cela ne ressemble-t-il pas, en effet, à s'interroger sur le goût de l'eau ? Pure, elle est incolore, inodore et sans saveur. N'est-il pas tout aussi incongru de se demander ce qu'est être ? Pour saint Thomas, nous abordons un principe absolument premier de l'intelligence humaine, qu'on ne peut définir par des notions préalables. Rien n'est préalable à l'être.
Mais dès ces points de départ pourtant voisins, apparaissent les divergences : le juif met sa foi dans la Parole d'une personne tandis que le grec se confie aux lumières de sa raison. Le premier est concret, le second abstrait. Toute la distance entre la spiritualité et la philosophie. Leurs chemins s'éloignent, sans s'opposer toutefois. Jamais, pour sa part, Aristote ne s'élèvera jusqu'à entrevoir un Dieu personnel. S'appuyant néanmoins sur le principe que toute chose est un être, il se hisse, de degré d'être en degré d'être, à cette haute idée d'un Dieu "intellection s'intelligeant", dans une mystérieuse di-unité (si l'on nous autorise ce barbarisme). A sa manière, moins pure il est vrai, il parvient, lui aussi, à l'identification de la substance et de l'action en Dieu.
L'Occident médiéval eut l'honneur de réussir la synthèse de ces deux civilisations, en unissant la raison à la foi, la métaphysique à la mystique, et la nature à la grâce. Ce fut la gloire de saint Thomas de voir dans cette "pensée se pensant" du philosophe, YHWH proférant son Verbe. Si Aristote reconnut aussi l'amour infini de l'Être absolu pour Lui-même, il n'a pas vu qu'en s'aimant, Il aimait par-là tout être dans l'Esprit-Saint, amour incompréhensible pour les païens. La pensée antique ne pouvait se suffire sans la Révélation. Elle ne pouvait sauver l'homme, mais déjà le préparait.
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