lundi 23 avril 2018

"C'est avec de tels hochets que l'on tient les hommes." (Napoléon Bonaparte)

Légion d'Honneur

Un outil d'influence pas toujours mérité



Créé par Napoléon Bonaparte le 19 mai 1802, l’Ordre national de la Légion d’Honneur s’est substitué aux récompenses de l’Ancien Régime. Ce « hochet » est très vite devenu l’une des décorations les plus prestigieuses de la planète.
Les heureux récipiendaires reçoivent la Légion d'honneur en récompense de leurs mérites supposés et parfois pour des raisons inavouables. Mais il arrive que l'appréciation de ces mérites et de ces raisons évolue avec le temps au point que l'État en vienne à regretter l'octroi de cette décoration...
On l'a vu en 2017 quand le « légionnaire » Harvey Weinstein a été accusé de viols par le milieu hollywoodien et en 2018, quand les médias ont rappelé que Bachar al-Assad avait été lui-même honoré par le président Jacques Chirac du temps où la dictature syrienne était dans les bonnes grâces de la France et du camp atlantique.
Julien Colliat

La radiation, une sanction symbolique et rare

Bachar al-Assad et le président Chirac (DR)La radiation de l’ordre de la Légion d’honneur reste cependant exceptionnelle. Elle est automatique en cas de condamnation à une peine d’au moins un an de prison ferme. C’est ce qui est par exemple arrivé à Philippe Pétain, décoré grand-croix (grade le plus prestigieux de la Légion d’honneur), lorsqu’il fut condamné à mort en 1945, ou bien à Maurice Papon, fait commandeur par le général de Gaulle en 1961, à la suite de sa condamnation en 1998 à dix ans de prison pour complicité de crime contre l'humanité.
Mais il est également possible de retirer une décoration si on juge que le récipiendaire a commis un acte « contraire à l’honneur ». Parce que ce motif demeure subjectif, la radiation est très rarement appliquée et ne survient qu’à la suite d’un scandale retentissant.
L’un des plus vieux précédents remonte à 1922, date de la publication du roman licencieux La Garçonne (vendu à 1 million d’exemplaires !) et qui valut à son auteur, l’écrivain Victor Margueritte, une radiation de l’ordre de la Légion d’honneur.
Plus près de nous, on peut citer le cas de Claude Gubler, ancien médecin de François Mitterrand et auteur du livre Le Grand Secret, publié une semaine après le décès de l’ancien président de la République. Condamné pour violation du secret médical, il se vit retirer sa Légion d’honneur en 1999.
Autre exemple emblématique, celui du général Paul Aussaresses radié de l’ordre en 2005 en raison de sa condamnation pour apologie de crimes de guerre.
Avant 2010, le gouvernement français ne s’autorisait pas le droit de retirer leur décoration aux étrangers, ceux-ci n’étant pas membres de l’ordre de la Légion d’honneur. Mais la règle a changé suite à la condamnation pour trafic de drogue de l’ex-dictateur panaméen Manuel Noriega, élevé à la dignité de commandeur par le président Mitterrand en 1987.
Désormais, donc, les étrangers peuvent se voir retirer la décoration à partir d’un simple décret présidentiel. Plusieurs récipiendaires en ont déjà fait les frais tels le couturier britannique John Galliano, radié à la suite de propos antisémites ou encore le cycliste américain Lance Armstrong, reconnu coupable de dopage.
Le cas du président syrien Bachar el-Assad, accusé d’avoir utilisé des armes chimiques sur des populations civiles, est cependant différent. En effet, les décorations de chefs d’État n’ont pas pour but d’honorer les mérites personnels d’un dignitaire mais sont utilisées pour entretenir de bonnes relations avec son pays.
Ces Légions d’honneur diplomatiques résultent d’une initiative personnelle du chef de l’État, sans consultation du conseil de l’ordre de la Légion d’honneur. Elles ne sont d’ailleurs pas obligatoirement inscrites au Journal Officiel et leur remise ne donne généralement pas lieu à une cérémonie publique.
C’est dans ce cadre que le président syrien avait été fait grand-croix de la Légion d’honneur par Jacques Chirac en 2001. Alors âgé de 36 ans, il venait de succéder à son père, mort l’année précédente, et jouissait d’une image de réformateur. Jacques Chirac voulait en faire son protégé.
La République française ne s’est jamais gênée de décorer des dictateurs, chaque fois qu’elle estimait que c’était dans ses intérêts. Benito Mussolini fut ainsi élevé grand-croix de la Légion d’honneur en 1923 sur décision du président Alexandre Millerand.
Sous la Cinquième République, une multitude d’autocrates ont eu droit au ruban rouge. De Gaulle a ainsi décoré Nicolae Ceausescu, Valéry Giscard d’Estaing a fait de même pour Hafez el-Assad et Mitterrand pour Ben Ali et Manuel Noriega.
En 2006, Vladimir Poutine fut promu grand-croix en toute discrétion par Jacques Chirac. La diffusion des images par la télévision russe provoqua la vive indignation de l’association Reporters sans frontières qui dénonça une « caution choquante » à la politique du président russe.
Nicolas Sarkozy et François Hollande n’ont pas dérogé à la tradition. Le premier décora en catimini le président gabonais Ali Bongo, tandis que le second honora du ruban rouge le prince héritier d’Arabie Saoudite, Mohamed Ben Nayef. À l’exception de Noriega, condamné en 2010 à 10 ans de prison pour blanchiment d’argent issu du trafic de drogue, aucun chef d’État ne s’est vu retirer sa décoration.
Les polémiques sur la destitution des Légions d’honneur attribuées à Assad et Weinstein auront une fois de plus mis en évidence les problèmes éthiques posés par les décorations civiles sensées récompenser ceux qui ont fait preuve de mérites éminents au service de la nation mais dont le prestige conféré est à lui seul générateur d’inévitables conflits d’intérêt. Ceux-ci apparurent au grand jour en 1887 lorsqu’éclata le scandale des décorations, affaire retentissante qui provoqua la démission du président de la République Jules Grévy.

Une Légion parfois peu honorable

Aujourd’hui encore, les soupçons de favoritisme resurgissent régulièrement en marge des grandes affaires politiques.
Lors de l’affaire « Woerth-Bettencourt », on apprit par exemple que Patrice de Maistre, gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt, avait été décoré de la Légion d’honneur en 2008 à la demande du ministre du Travail, Éric Woerth.
Quelques mois plus tôt, la femme du ministre avait été embauchée par de Maistre au sein de Clymène, structure financière chargée de gérer le patrimoine de Liliane Bettencourt. Idem dans l’affaire Fillon où il fut révélé que le milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière, qui avait embauché Penelope Fillon à la Revue des Deux Mondes pour un travail ayant toutes les apparences d’un emploi de complaisance, avait été promu grand-croix de la Légion d'honneur sur un rapport de… François Fillon. Les exemples dans ce sens ne manquent malheureusement pas.
Ne devrait-on pas s’interroger une bonne fois pour toutes sur le sens de cette décoration qui, doit-on le rappeler, est régulièrement attribuée à des vainqueurs de compétitions sportives, à des « écrivains » condamnés pour plagiat, ou même, à titre posthume, à des victimes d’accident, comme ce fut le cas de l’équipage du Concorde qui périt lors du crash de l’an 2000.

Il y a honneur et honneur

En 2015, l’économiste Thomas Piketty, auteur du livre à succès Le Capital au XXIe siècle, déclina publiquement sa promotion au grade de chevalier. Depuis deux siècles, une foule de personnalités prestigieuses, de La Fayette à Brigitte Bardot, en passant par Pierre Curie, Monet, George Sand, Maupassant, Courbet, Littré, Marcel Aymé ou Maurice Ravel, ont refusé le prestigieux ruban rouge.
Certains déclinèrent la Légion d’Honneur par principe, au nom de la liberté, tels Jean-Paul Sartre qui refusa également le prix Nobel et un poste au Collège de France, ou bien Georges Brassens qui, de la même manière, ne voulut pas briguer un fauteuil, qui lui était pourtant réservé, à l’Académie française.
D’autres ont fait de leur refus de la décoration un acte politique à l’instar du philosophe Jacques Bouveresse, professeur au Collège de France, qui entendait protester contre la politique gouvernementale en matière d'éducation et de culture, ou bien de l’actrice Sophie Marceau qui dénonça la décoration du prince-héritier saoudien, Mohammed Ben Nayef.
Enfin, plusieurs promus ont également décliné la Légion d’honneur parce qu’ils s’en estimaient indignes, comme Honoré Daumier, Bernard Clavel ou Philippe Séguin qui la refusa arguant qu’elle aurait dû revenir à son père, mort pour la France en 1944.
Bonaparte aurait justifié la création de la Légion d’honneur en déclarant : « On gouverne les hommes avec des hochets ». Cette réflexion de fin psychologue résume parfaitement le problème ontologique posé par ce type de décorations, qui en raison de leur prestige social constituent un but à atteindre et peuvent par conséquent récompenser le contraire de ce qu’elles prétendent glorifier. Rappelons-nous à cet égard de cet échange entre le corsaire Robert Surcouf et un capitaine anglais qui lui reprochait :
- Vous autres Français, vous vous battez pour l’argent, tandis que nous Anglais nous nous battons pour l’honneur.
- Chacun se bat pour ce qui lui manque.
Leonid Brejnev (DR)Un adage dit : « Moins on a d’honneur, plus on court après les honneurs ». C’est malheureusement vrai. L’homme le plus décoré de l’Histoire fut probablement le funeste dirigeant soviétique Leonid Brejnev qui affichait sur son uniforme pas moins de 120 décorations, dont le prestigieux ordre de la Victoire, alors qu’il n’avait été que commissaire politique durant la Seconde Guerre mondiale. Quant à Maurice Papon, malgré sa condamnation pour complicité de crime contre l’humanité, il continua à arborer publiquement sa Légion d’honneur et fut même enterré avec elle.
Il est difficile de donner tort à Jules Renard lorsqu’il écrivait : « En France le deuil des convictions se porte en rouge et à la boutonnière. »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire