18 avril 2018
Todd : « Washington et Moscou nous refont la guerre du Péloponnèse »
L'historien
Emmanuel Todd revient quatre ans après sur les tensions entre le camp atlantique et la Russie. Il voit dans la « russophobie » occidentale un symptôme du malaise de nos démocraties...
[lire aussi Russie-Europe : les occasions manquées]
Herodote.net : Emmanuel Todd, il y a quatre ans déjà, en 2014, vous avez évoqué le rétablissement spectaculaire de la Russie, à travers ce qui vous tient le plus à cœur, les indicateurs humains, mortalité infantile, éducation etc. Restez-vous sur cette impression ?
Emmanuel Todd : Je confirme l’essentiel. La Russie a retrouvé une certaine stabilité et une forme de sécurité sociale : le taux de suicides et d’homicides s’y est effondré. La fécondité est un peu remontée – quoiqu’elle semble repartie à la baisse depuis peu…
Le pays est aussi revenu à parité avec les États-Unis en matière de technologies militaires, grâce à son excellent niveau éducatif. De fait, la Russie se trouve être la seule puissance d’équilibre face aux États-Unis sur le plan militaire.
Herodote.net : L’actualité internationale, au moins en Occident, tourne depuis plusieurs semaines autour de la tentative d’empoisonnement d’un agent double et de frappes ciblées en Syrie suite à l’emploi de gaz de combat par le régime de Damas. Va-t-on vers un affrontement entre la Russie et le bloc atlantique ?
Emmanuel Todd : Ce qui me rassure, c’est qu’en fait, il ne s’est rien passé de sérieux ! Laissons de côté l’affaire de l’espion Skripal, qui a quand même un peu les apparences d’une « fake news » [bobard] à la Colin Powell.
En Syrie, les Occidentaux, de concert avec les Russes, se sont contentés d’envoyer quelques « pétards » sans conséquence. Ni les uns ni les autres ne voulaient prendre le risque de mettre à l’épreuve leurs armes dernier cri.
Les Russes disposent d’un système anti-missiles S400 qui est sans doute le meilleur système de défense sol-air du monde. Ils l’ont déjà vendu à la Chine, à l’Algérie et même à la Turquie, pourtant membre de l’OTAN.
Imaginez le coup de poker s’ils l’avaient employé ce 14 avril ! Soit ils détruisaient tous les missiles de Washington et de ses vassaux et c’en était fini de l’imperium américain. Soit ils échouaient et les États-Unis n’avaient plus personne en face d’eux pour contenir leur hubris.
Herodote.net : Pouvions-nous pour autant laisser le régime d’Assad impuni ?
Emmanuel Todd : Assad est une brute, mais si, malgré ses crimes, il a pu se maintenir au pouvoir, c’est qu’il répondait aux aspirations d’une bonne partie de la société syrienne.
Comme anthropologue, je m’intéresse aux systèmes familiaux de la Syrie. J’ai pu ainsi observer que les régions où la fécondité est la plus basse, où il y a moins de mariages entre cousins, où les femmes ne sont pas toutes enfermées… sont celles qui sont tenues par le régime, sunnites aussi bien qu'Alaouites. Et les régions rebelles sont à l’opposé celles où le statut de la femme est le plus archaïque, où les mariages entre cousins et le taux de patrilocalité sont de loin les plus élevés.
En d’autres termes, si les Russes ont gagné cette guerre, c’est parce que, comme les Iraniens, ils étaient, d’un point de vue anthropologique, compatibles avec leur allié.
Et si nous l’avons, quant à nous, perdue, c’est parce que nous avions choisi des alliés à l’opposé de nos valeurs. Il ne faut pas s’étonner de voir aujourd’hui certains de ces prétendus démocrates se retourner contre nous… Même chose avec l’Arabie Séoudite et les émirats, qui sont, en matière de mœurs, les pays les plus éloignés de nous et les plus inefficaces en termes de dynamique éducative et culturelle.
En face de ces constantes anthropologiques, que peuvent quelques missiles ?...
Herodote.net : Dans ces conditions, une fois que sera soldée la guerre de Syrie, pouvons-nous espérer une forme de détente ?
Emmanuel Todd : Malheureusement, je ne la vois pas venir, au moins dans la presse anglo-saxonne et française. Cette presse est littéralement devenue folle. Elle entretient ses lecteurs dans la vision d’une Russie hyperpuissante, menaçante, tentaculaire, totalitaire. C’est une vision hallucinatoire.
Herodote.net : Vous n’y croyez pas ?
Emmanuel Todd : Bien sûr que non. La Russie a une démocratie autoritaire, c’est-à-dire que Poutine a été régulièrement élu et bénéficie incontestablement du soutien d’une majorité de Russes. Cela ne l’empêche pas de vouloir contrôler la communication et de se montrer souvent brutal.
Herodote.net : Mais tout de même… Le pays a aussi une puissance militaire indéniable. N’y a-t-il pas lieu d’en avoir peur ?
Emmanuel Todd : Au contraire, cette puissance devrait nous réjouir !
En premier lieu, il faut relativiser les choses. La Russie a un peu plus de 140 millions d’habitants, c’est-à-dire sept ou huit fois moins que le bloc atlantique ! Son poids économique est aussi très modeste. Elle doit avec cela défendre un territoire plus vaste qu’aucun autre.
Peu peuplée et trop pauvre, sans rien de comparable à l’ancienne URSS, la Russie actuelle n’a pas de prétention hégémonique, à la différence des États-Unis. Mais sa puissance militaire défensive permet de contrebalancer la puissance américaine.
Les Américains eux-mêmes devraient s’en féliciter en vertu de leurs principes constitutionnels d’équilibre des pouvoirs. D’un point de vue libéral, c’est plutôt une bonne nouvelle. Il n'est pas bon en effet qu’un seul pays au monde, les États-Unis, puisse faire ce qu’il veut sans rencontrer d’opposition... Mais n'exagérons rien, la Russie n'est pas l'équivalent géopolitique de la Cour Suprême !
Herodote.net : L’agitation autour de la Russie vous paraît donc infondée. Ne signifie-t-elle donc rien ?
Emmanuel Todd : Loin de là. En fait, elle me paraît très lourde de sens ! Pas sur la Russie mais sur nous-mêmes... Elle témoigne de l’état de fébrilité incroyable dans lequel sont aujourd’hui plongées les trois pays qui ont inventé la démocratie moderne : l’Angleterre, les États-Unis et la France.
La Guerre du Péloponnèse m'a aidé à formaliser cette idée. Ce récit d’Histoire a été écrit il y a 2500 ans par Thucydide. Il met en scène un conflit entre la ligue du Péloponnèse, autour de Sparte, et la ligue de Délos, autour d'Athènes, entre 429 et 404 [av. J.-C.].
D’ailleurs, il faudra que vous m’expliquiez un jour pourquoi votre site d’Histoire a choisi de se référer à Hérodote plutôt qu’à Thucydide ?
Herodote.net : C’est simplement qu’Hérodote est plus connu et plus facile à orthographier que Thucydide...
Emmanuel Todd : Je reviens donc à celui-ci. Thucydide met en lumière l’articulation entre la guerre et des principes politiques opposés.
Athènes est une puissante cité gouvernée de façon démocratique. Aujourd'hui, on dirait plutôt « populaire » parce que le peuple y a le dernier mot. Ses visées hégémoniques l'entraînent au conflit avec Sparte, une cité plus modeste et de nature oligarchique, qui tire sa réputation de la discipline de son armée.
La guerre conduit à une reconfiguration des alliances avec d'un côté les cités oligarchiques, de l'autre les cités démocratiques. Mais elle réactive aussi les rivalités politiques au sein même des cités. Athènes connaît en 411 [av. J.-C.] un coup d'État oligarchique encouragé par Sparte...
La situation actuelle a quelques similitudes avec la guerre du Péloponnèse et quelques différences aussi. La Russie, c'est Sparte bien sûr, mais avec un gouvernement de type « populaire ». Les États-Unis, c'est Athènes.
Avec l'élection de Trump, les États-Unis sont passés de l'oligarchie dans le camp « populaire », tout comme l'Angleterre avec la victoire du Brexit. Cela dit, le camp oligarchique n'a pas baissé les bras, notamment en politique extérieure. Aux États-Unis, Trump doit souvent obéir à l'establishment diplomatique. Au Royaume-Uni, le conflit semble aussi se passer dans le cerveau même de Theresa May ou de Boris Johnson qui gèrent le Brexit mais restent profondément russophobes.
Des trois démocraties, la France est la plus fermée, avec un parti populaire marginalisé et en perdition culturelle. Elle a cessé d’être une démocratie représentative au sens classique depuis le référendum de 2005 sur le traité constitutionnel, quand les oligarques ont bafoué le vote populaire. De ce point de vue, l’Angleterre mérite un bon point car le Brexit a été malgré tout accepté par le parti conservateur par respect du vote populaire.
Mais partout, l’affrontement entre le parti oligarchique et le parti populaire a un caractère complètement passionnel et désordonné, avec un parti oligarchique viscéralement russophobe et prêt à toutes les extrémités pour faire la peau à Poutine, l’empêcheur de fricoter en rond.
Le parti populaire est protectionniste. Il veut un État qui s’intéresse à la protection de ses citoyens et des nations qui se referment un peu sur elles-mêmes pour les protéger tout en continuant à commercer raisonnablement. La Russie est peut-être devenue un modèle pour ces gens, bien plus que la Chine qui est un régime franchement policier qui a mis sa force de travail au service du capitalisme occidental.
Le pauvre chercheur que je suis y perd son latin... ou plutôt son grec. Quand Trump tente de protéger l’industrie et la classe ouvrière contre la concurrence débridée de la Chine, toute la presse dite progressiste dit qu’il est fou ! Et quand il fait des choses proprement folles comme de promettre par tweet des missiles sur la Syrie, où, de toute façon, le camp américain a perdu la guerre, les mêmes le jugent formidable !
Herodote.net : Voyez-vous plus de cohérence à l’Est, du côté de la Russie de Poutine ou encore de la Hongrie d’Orban ?
Emmanuel Todd : Absolument. Poutine et son ministre des Affaires étrangères Lavrov ont une vision du monde dépassionnée, car inspirée par l’Histoire et par la raison d’État.
Quant à la Hongrie, c’est une nation de grande culture et très attachée à son indépendance, que ce soit face aux Turcs, aux Autrichiens ou aux Soviétiques. Elle a été le seul pays à se soulever les armes à la main contre les Soviétiques en 1956. C’est elle aussi qui a fait tomber le système en 1989, en ouvrant ses frontières aux Allemands de l’Est.
Le patriotisme des Hongrois fait ressortir l’absence de patriotisme de nos propres élites européistes, mondialistes et néolibérales. En fait, quand on parle de la Russie ou de la Hongrie, on parle de nous, de notre crise, de notre déficit de valeurs spirituelles comme de notre déficit de sentiment national. Sans sentiment national, il n’y a pas de projet, on est à la dérive, on devient agressif, on lance des missiles comme des couples qui se jettent des assiettes à la figure et n’arrivent plus à se parler.
Propos recueillis par André Larané pour Herodote.net, le 18 avril 2018
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