L’occupation
STÉPHANE AUDEGUY
La scène se passe il y a deux semaines sur la ligne 1 du métro lillois,
entre la stationPont de Bois et la station Gare de Lille-Flandres. Elle dure
une dizaine de minutes, environ. Pour la plupart de mes contemporains, pour la
totalité des personnes qui occupent notre voiture, sauf pour les deux personnes
qui m’accompagnent, ce n’est pas une scène, ce n’est rien. Il est vrai que
personne d’autre que nous trois ne prête attention à l’homme que je vais
observer pendant le petit quart d’heure qui vient.
Je décris donc ce rien. L’homme appartient à ce qu’on appelle
communément la classe moyenne ; une veste multipoche, une chemise sous un pull
col en V, des mocassins. Il a peut-être 40 ans, porte le cheveu
court, est légèrement dégarni ; il a l’air fatigué, comme la plupart d’entre
nous en cette saison. Quelque chose dans sa posture (la sacoche qu’il serre
entre ses jambes, peut-être) laisse penser que ce trajet, en fin d’après-midi,
est pour lui professionnel. Il est monté à la même station que nous. Il
s’assoit : il pourrait ne rien faire, rêver, penser, dormir.
L’homme sort son téléphone, le déverrouille, le manipule avec les gestes
machinaux que donne la plus grande habitude. Il se penche sur le petit écran
lumineux. À cet instant, le monde cesse d’exister pour lui : il joue à quelque
chose, sur son téléphone portable. Le jeu consiste à détruire ce qui semble
être des créatures qui descendent, si l’on ose dire, de l’espace en tirant sur
le joueur, situé en bas de l’écran ; ou plutôt sur son avatar, qui est une
sorte de canon aux munitions inépuisables.
Il se trouve que ce jeu des Envahisseurs de l’espace, l’un
des plus célèbres du monde, possède une histoire déjà longue. Il a en effet
commencé, il y a plus de trente ans de cela, comme jeu de table : dans les
cafés, on vit apparaître un nouveau meuble, devant lequel s’asseyaient des
hommes dûment munis de pièces de monnaie (je n’ai jamais vu des femmes y jouer).
Ensuite ce fut un jeu d’arcade, dans d’innombrables salles de jeux, aujourd’hui
disparues en France. Puis les jeux en question ont migré vers les consoles
individuelles, et les voici dans nos poches. Ce n’est donc pas une simple
évolution quantitative ; désormais, le jeu nous suit partout, il est toujours
là, à portée de main.
Et donc notre passager de la ligne 1 joue, fasciné. En quoi
consiste ce jeu-là ? Il active avec son pouce, avec une frénésie étrange,
apathique, la fonction de tir, tandis qu’une noria de créatures l’assaille en
ripostant. On peut se demander si le mot de jeu convient : il n’y a ici ni
pause, ni finesse de manipulation, ni d’autre articulation de la partie que
celle des « niveaux » franchis par le tireur. Il s’agit donc de tuer,
tuer et encore tuer, tuer sans arrêt et sans fin. Space Invaders est
justement le premier à avoir posé du jeu littéralement interminable : il se
termine quand le joueur-canon est mort, et voilà tout. Et d’ailleurs il n’y a
pas de jeu dans ce jeu.
Au bout de dix minutes, l’homme interrompt sa partie. Que va-t-il
faire ? Regarder ses semblables, peut-être ? Non : les voitures très étroites
du métro lillois sont ainsi faites que l’endroit où il est assis ne s’y prête
pas du tout. Regarder dehors ? Mais dehors, il n’y a rien à voir. De toutes les
façons, l’homme ne lâche pas son téléphone : il ouvre un second programme. Je
crois d’abord qu’il cherche à se livrer à quelque calcul. Ce n’est pas tout à
fait cela : ce jeu-là lui propose en effet des équations simples, du type
643 × 7 = 4 410. L’homme doit cocher le plus vite
possible la case « Juste » ou « Faux ». Il s’exécute à
toute vitesse, toujours animé de la même frénésie froide.
La plus récente version de Space Invaders porte un
sous-titre : Infinity Gene (« Le Gène de
l’infini »). La réclame qui la présente sur Internet s’orne d’une
citation : « Ce n’est pas l’espèce la plus forte qui survit. Ce
n’est pas non plus la plus intelligente. C’est celle qui s’adapte le mieux au
changement. » C’est signé Charles Darwin.
J’apprends que Space Invaders est aussi la première des
« killer applications » ; vous croyez probablement, comme je l’ai cru
un instant, que cette expression désigne le caractère meurtrier du jeu. Pas du
tout : on appelle ainsi une application informatique tellement séduisante pour
le consommateur qu’elle suscite chez lui l’achat de l’ordinateur, de la
console, du téléphone qui l’offre spécifiquement.
Les pseudo-démocrates et les ravis de la crèche libérale me diront que
tout cela n’est pas bien grave ; et qu’enfin, cet homme est bien libre. Ils
m’accuseront de mépriser cet homme. Je ne le méprise pas du tout. C’est le
monde qui lui fait cette vie qui le méprise, le monde qui le réduit à cette
extrémité et qui me paraît profondément malade, ce monde où le voici
effectivement occupé, asservi, misérable.
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