lundi 12 mars 2018

LC L'occupation par Stéphane Audeguy - téléphone portable hé hé hé


L’occupation
STÉPHANE AUDEGUY
La scène se passe il y a deux semaines sur la ligne 1 du métro lillois, entre la stationPont de Bois et la station Gare de Lille-Flandres. Elle dure une dizaine de minutes, environ. Pour la plupart de mes contemporains, pour la totalité des personnes qui occupent notre voiture, sauf pour les deux personnes qui m’accompagnent, ce n’est pas une scène, ce n’est rien. Il est vrai que personne d’autre que nous trois ne prête attention à l’homme que je vais observer pendant le petit quart d’heure qui vient.
Je décris donc ce rien. L’homme appartient à ce qu’on appelle communément la classe moyenne ; une veste multipoche, une chemise sous un pull col en V, des mocassins. Il a peut-être 40 ans, porte le cheveu court, est légèrement dégarni ; il a l’air fatigué, comme la plupart d’entre nous en cette saison. Quelque chose dans sa posture (la sacoche qu’il serre entre ses jambes, peut-être) laisse penser que ce trajet, en fin d’après-midi, est pour lui professionnel. Il est monté à la même station que nous. Il s’assoit : il pourrait ne rien faire, rêver, penser, dormir.
L’homme sort son téléphone, le déverrouille, le manipule avec les gestes machinaux que donne la plus grande habitude. Il se penche sur le petit écran lumineux. À cet instant, le monde cesse d’exister pour lui : il joue à quelque chose, sur son téléphone portable. Le jeu consiste à détruire ce qui semble être des créatures qui descendent, si l’on ose dire, de l’espace en tirant sur le joueur, situé en bas de l’écran ; ou plutôt sur son avatar, qui est une sorte de canon aux munitions inépuisables.
Il se trouve que ce jeu des Envahisseurs de l’espace, l’un des plus célèbres du monde, possède une histoire déjà longue. Il a en effet commencé, il y a plus de trente ans de cela, comme jeu de table : dans les cafés, on vit apparaître un nouveau meuble, devant lequel s’asseyaient des hommes dûment munis de pièces de monnaie (je n’ai jamais vu des femmes y jouer). Ensuite ce fut un jeu d’arcade, dans d’innombrables salles de jeux, aujourd’hui disparues en France. Puis les jeux en question ont migré vers les consoles individuelles, et les voici dans nos poches. Ce n’est donc pas une simple évolution quantitative ; désormais, le jeu nous suit partout, il est toujours là, à portée de main.
Et donc notre passager de la ligne 1 joue, fasciné. En quoi consiste ce jeu-là ? Il active avec son pouce, avec une frénésie étrange, apathique, la fonction de tir, tandis qu’une noria de créatures l’assaille en ripostant. On peut se demander si le mot de jeu convient : il n’y a ici ni pause, ni finesse de manipulation, ni d’autre articulation de la partie que celle des « niveaux » franchis par le tireur. Il s’agit donc de tuer, tuer et encore tuer, tuer sans arrêt et sans fin. Space Invaders est justement le premier à avoir posé du jeu littéralement interminable : il se termine quand le joueur-canon est mort, et voilà tout. Et d’ailleurs il n’y a pas de jeu dans ce jeu.
Au bout de dix minutes, l’homme interrompt sa partie. Que va-t-il faire ? Regarder ses semblables, peut-être ? Non : les voitures très étroites du métro lillois sont ainsi faites que l’endroit où il est assis ne s’y prête pas du tout. Regarder dehors ? Mais dehors, il n’y a rien à voir. De toutes les façons, l’homme ne lâche pas son téléphone : il ouvre un second programme. Je crois d’abord qu’il cherche à se livrer à quelque calcul. Ce n’est pas tout à fait cela : ce jeu-là lui propose en effet des équations simples, du type 643 × 7 = 4 410. L’homme doit cocher le plus vite possible la case « Juste » ou « Faux ». Il s’exécute à toute vitesse, toujours animé de la même frénésie froide.
La plus récente version de Space Invaders porte un sous-titre : Infinity Gene (« Le Gène de l’infini »). La réclame qui la présente sur Internet s’orne d’une citation : « Ce n’est pas l’espèce la plus forte qui survit. Ce n’est pas non plus la plus intelligente. C’est celle qui s’adapte le mieux au changement. » C’est signé Charles Darwin.
J’apprends que Space Invaders est aussi la première des « killer applications » ; vous croyez probablement, comme je l’ai cru un instant, que cette expression désigne le caractère meurtrier du jeu. Pas du tout : on appelle ainsi une application informatique tellement séduisante pour le consommateur qu’elle suscite chez lui l’achat de l’ordinateur, de la console, du téléphone qui l’offre spécifiquement.
Les pseudo-démocrates et les ravis de la crèche libérale me diront que tout cela n’est pas bien grave ; et qu’enfin, cet homme est bien libre. Ils m’accuseront de mépriser cet homme. Je ne le méprise pas du tout. C’est le monde qui lui fait cette vie qui le méprise, le monde qui le réduit à cette extrémité et qui me paraît profondément malade, ce monde où le voici effectivement occupé, asservi, misérable.

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