vendredi 2 mars 2018

ETUDES 2018 Février Pour une éthique de l'attention - à propos de Contact de Matthew Crawford - un texte pour notre temps

Pour une éthique de l'attention
Par Dalibor Frioux

Pourquoi lisez-vous cet article, cette revue ? Pourquoi ne pas plutôt regarder votre smartphone, internet, la télévision, ou tout à la fois, comme tant de jeunes ? Comment avez-vous fait votre choix parmi l’offre infinie de livres, films, magazines, séries, chansons ou sports disponibles pour occuper vos loisirs ? Longtemps, l’information et la culture ont été rares et chères. Y accéder était un privilège et un rite qui nous trouvaient attentifs et tout ouïe. Ce monde s’est inversé. Dans la surabondance, les coûts de promotion d’un produit dépassent parfois son coût de production. L’attention est devenue cette ressource immatérielle qu’on se dispute, qu’elle vaille pour elle-même (audience d’une chaîne de télévision ou d’un site internet) ou qu’elle conditionne l’achat d’un bien quelconque. Elle renvoie également à cette surcharge informationnelle que chacun expérimente au travail comme à la maison, de par la démultiplication et la miniaturisation des supports, le coût devenu dérisoire des communications et l’explosion des réseaux sociaux. Forgé pour la première fois en 1997 par l’économiste Michael Goldhaber, le concept d’« économie de l’attention » s’impose de lui-même. L’attention entre donc dans la danse du marché : il s’agit de la maximiser pour soi-même (droit à la déconnexion, filtres) tandis qu’on exploite et détourne celle des autres (publicités, marketing invasif aidé par les neurosciences). Un panorama instructif a été récemment publié sous la direction d’Yves Citton (L’économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, La découverte, 2014).
Cette dématérialisation des ressources rares et cette remontée vers le royaume des intentions pures pourraient sembler vertueuses d’un point de vue écologique, à ceci près que l’empreinte carbone des technologies de l’information devient colossale et moins immatérielle que jamais. Mais le problème humain est ailleurs, celui d’une « crise de l’attention », comme le souligne le dernier ouvrage, fascinant, du philosophe américain Matthew Crawford : Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver (La découverte, 2016). L’auteur s’était illustré dès son premier ouvrage L’éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail(La découverte, 2010), où il réhabilitait le travail manuel, opposé à la main-d’œuvre de l’économie de la connaissance, perdue dans les univers symboliques désincarnés des bureaux ou des think tanks comme celui où Crawford travaillait avant de devenir… philosophe et réparateur de motos. L’intelligence silencieuse du corps, des mains, des muscles n’est plus valorisée ni même cultivée, et son absence vide de sens nos journées de travail. L’auteur part cette fois d’une idée forte, celle du dévoiement de l’idéal de liberté et d’autonomie cher aux philosophes des Lumières. Parti d’un affranchissement de la tradition, des autorités religieuses et de l’arbitraire de l’État, il a dépassé son but et refuse à l’individu toute dépendance, quelle qu’elle soit, lui enjoignant de s’autoconstruire à partir d’une tabula rasa. Aucune expérience ne doit s’imposer, tout doit être choisi « librement » par l’individu souverain, héros de notre époque, particulièrement dans l’imaginaire nord-américain. Crawford n’a pas de mal à montrer que les capacités d’attention d’un tel être désincarné sont une proie rêvée pour les spécialistes des « architectures du choix », qu’il s’agisse des stratèges politiques, des publicitaires ou même des automobiles entièrement électroniques où le corps humain n’est plus en contact avec la réalité de la route. La liberté pure, c’est l’esclavage, comme l’illustre l’exemple des joueurs de casino, littéralement aspirés par une « ingénierie de l’addiction » qui crée une forme d’autisme. Crawford ne préconise pas pour autant le retour des autorités ou du paternalisme. Il invite à une éthique et à une écologie de l’attention, qui la considèrent comme notre bien le plus intime, fragile capacité quotidienne à donner du sens à notre vie, mais aussi comme un ressort du civisme (attention à l’autre), un bien commun à préserver, comme le silence, ingrédient essentiel du travail sur soi. La diversité intellectuelle et l’indépendance de la pensée sont en jeu. En ce sens, l’individu fragmenté doit renouer d’urgence avec des « autorités de fait » (langue étrangère, clavier de piano, verre à souffler, collectif de recherche ou de création sont autant d’exemples donnés par l’auteur) où son attention est mobilisée corps et âme pour se construire dans un héritage, une sagesse bien éloignée des mondes célibataires, virtuels et d’autostimulation que l’opinion dominante nous fait miroiter comme l’achèvement ultime de l’humanité.
Par Dalibor Frioux*

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