jeudi 15 mars 2018

LC 20180314 Jürgen Habermas - à propos de sa biographie par Stefan Müller-Doohm

Philosophie
La Croix, Jeudi 15 mars 2018 : Habermas, le philosophe responsable

La biographie de Stefan Müller-Doohm offre un voyage très documenté, dans la vie et l’œuvre de l’une des plus grandes figures de la philosophie contemporaine.
Jürgen Habermas. Une biographie

par Stefan Müller-Doohm, traduction de l’allemand par Frédéric Joly

Gallimard, 650 p., 35 €

L’œuvre du philosophe allemand Jürgen Habermas est monumentale, et il fallait une biographie tout aussi imposante pour rendre compte de ce parcours intellectuel hors du commun. La tâche a été accomplie, avec passion et érudition, par le sociologue Stefan Müller-Doohm. Dans un livre épais mais non écrasant, il retrace l’itinéraire de l’éminent penseur de la modernité et de la démocratie, devenu, au fil des ans, « conscience publique de la République fédérale » et vigie de l’Europe.

Publié en Allemagne en 2014, à l’occasion du 85e anniversaire du philosophe, l’ouvrage ne s’intéresse pas – ou de manière marginale – à l’homme privé, dont la vie ne fut nullement héroïque, mais « bourgeoise, conventionnelle », selon ses propres dires. Stefan Müller-Doohm cherche plutôt à saisir le lien de Habermas à son époque, comment il est devenu un penseur singulier, en se confrontant « à son temps et, dans son temps, avec autrui ».

Or, « si cette vie fascine, elle est loin de se résumer à une pile de livres savants », prévient le biographe. Refusant de s’enfermer dans sa tour d’ivoire, Habermas n’a cessé les allers et retours entre son activité professionnelle de philosophe et ses interventions d’intellectuel dans l’espace public. « Une conviction l’habite : la conviction que la politique n’est en rien une zone spécifique de la société dont devrait se tenir le plus éloigné possible le chercheur afin de ne pas se salir les mains », souligne Stefan Müller-Doohme.

Habermas a ainsi travaillé sur le langage, la morale et la démocratie, tout en exprimant, à côté, des réflexions proches de la gauche libérale. Ses prises de position furent nombreuses : refus de la germanité et du nationalisme, défense de la démocratie et de l’intégration européenne, vigilance face aux biotechnologies, promotion d’une laïcité exigeante et sans œillères, régulée par l’argumentation mais bienveillante à l’égard des religions…

Cette responsabilité politique a une genèse. L’ombre de la catastrophe nazie pèse sur ce parcours de vie, « des années de malheur vécues comme la normalité même ». Habermas naît à Düsseldorf dans une famille de la bourgeoisie protestante en 1929, année où l’Allemagne s’enfonce dans la crise et franchira le cap des 8 millions de chômeurs. Son enfance et son adolescence se déroulent sous le joug du IIIe Reich, mais son projet initial de devenir médecin lui permet de rester à la marge des organisations de Jeunesses hitlériennes, puis de devenir secouriste militaire quand les jeunes Allemands sont envoyés sur les lignes de front, fin 1944.

Dans son refus précoce du nazisme, un détail a son importance : Habermas est né avec une déformation du palais qui lui valut plusieurs opérations dès l’âge de 5 ans et entraînera un défaut d’élocution. Avec ce handicap raillé dans les manuels nazis, impossible de s’identifier à l’idéologie régnante valorisant un homme sans défaut, supérieur. Cette expérience devait aussi marquer son chemin de pensée, où le langage est au centre, « assise de tout ce que nous avons en commun et sans quoi nous ne pouvons pas, même en tant qu’individu, exister ». De ce handicap, « le philosophe tirera la conviction que les hommes dépendent fortement les uns des autres sur le plan existentiel », note Stefan Müller-Doohm.

L’expérience de la dictature se prolongera en un engagement sans faille pour la démocratie et la modernité. Face au capitalisme avancé – caractérisé par une fusion de la technique et de la domination –, Habermas s’affirme comme le défenseur de la liberté et de la coopération humaines. Sa critique vise la tendance indue du capitalisme à se propager à toutes les sphères de la vie – éducation de l’enfant, aide à la famille, relations amicales… –, en créant un monde où la domination de l’argent génère des effets pathogènes, comme la perte de sens ou la désintégration sociale.

Comme remède, Habermas déploie son modèle exigeant de « démocratie délibérative », où les arguments se confrontent dans une recherche de la vérité. Il a la conviction que « le capitalisme devrait être remis à sa place par la démocratie », résume Stefan Müller-Doohm.

Cette excellente biographie évite les pièges de l’hagiographie, à l’heure où les hommages, toujours plus nombreux, s’accumulent sur la tête du philosophe. « Habermas, puissance mondiale » titrait l’hebdomadaire Die Zeit en 2009… Tant mieux, car Habermas ne doit pas devenir un monument. Son œuvre doit rester un massif à arpenter, avec ses chemins et ses sommets offrant de nouvelles perspectives. « Habermas est pour nous un auteur contemporain et en rien un héros de l’esprit, si bien que la position qu’il occupe dans l’histoire de la pensée allemande nous intéresse moins que sa capacité à provoquer les discussions », résumait le sociologue et philosophe américain Richard Sennett, en 2009.

Habermas dans le texte
Deux recueils de textes accompagnent la parution française de la biographie de Stefan Müller-Doohm. Pointus, ils nécessitent une première connaissance de l’œuvre. Néanmoins, le second volume reprend des textes importants sur la religion abordant la question du sacré et du rite, le rapport entre politique et religion et la situation des croyants dans l’État laïque. « Si la bruyante polyphonie des opinions sincères ne doit pas être réprimée, il n’y a pas de raison pour que les contributions religieuses aux questions morales complexes comme l’avortement, l’euthanasie ou les interventions prénatales dans le génotype, etc. se voient privées par principe d’intégrer le processus de formation de la volonté démocratique », y écrit notamment Habermas (« Politique et religion », 2013).

Jürgen Habermas, Parcours 1 (1971-1989), Parcours 2 (1990-2017), Gallimard, 572 p. et 650 p., 24 € et 25 €.

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