Mode : Et les mannequins ne sourirent plus
Retour
sur une mutation fulgurante
Publié le 31 janvier 2015 à 12:00
dans Culture Produits
par Charlottte Liébert-Hellman
Mots-clés : Chanel, haute couture, Inès de la
Fressange, mannequins, mode
Si les photos des fashion weeks vous semblent
parfois aussi insondables et lointaines que certaines installations de la Fiac,
mais que vous avez peur de passer pour ringard, c’est que vous avez raté
quelques étapes. Retour sur une mutation aussi spectaculaire que fulgurante.
Jusqu’au milieu des années 1960, un
mannequin, dit « mannequin cabine » ou « mannequin
défilé », travaille presque exclusivement pour le couturier. Il en existe
alors deux sortes, parfois confondues en une personne : celle qui pose
pour les modèles en cours de fabrication, et celle qui défile. La première sert
de « base » au couturier, qui crée littéralement le vêtement sur elle
puis dessine un croquis sur une silhouette livrée avec explications au premier
ou à la première d’atelier. Ce dernier reviendra ensuite avec le modèle en
toile pour approbation, afin que le directeur artistique choisisse le tissu. Au
moment des « collections », le mannequin présente les modèles dans
les salons de la maison de couture, tous les jours pendant deux semaines ou
plus, devant les clientes, la presse et d’autres invités choisis. Est montrée
d’abord la haute couture, puis vient le prêt-à-porter, sur fond de musique
douce. Les mannequins défilé doivent être « belles sans agressivité
et raffinées sans ostentation ». Toutes ont suivi dans les
différentes maisons des leçons de maintien : il faut marcher très droite,
le bassin généralement plutôt en avant, dans l’esprit de la danse classique.
Les filles de la cabine Chanel, femmes du monde souvent facétieuses et parfois
muses d’artistes de la jet-set, les Paule Rizzo, Mimi d’Arcangues, Claude de
Leuze, Gisèle Rosenthal, Paule de Mérindol, Odette de Blignières, Odile de
Croüy, Marie-Hélène Arnaud, sont alors surnommées « la bande des blousons
Chanel ». Et si les clientes des maisons de couture sont éblouies par la
beauté de ces femmes très minces et très gracieuses, l’ambition secrète de leur
ressembler n’est pas totalement inatteignable ni ridicule..
De leur côté, bloc-notes en main, les
journalistes rédigent des descriptions détaillées et griffonnent les dessins
des silhouettes numérotées qui seront reproduites dans les magazines. Ainsi les
lectrices pourront-elles repérer le modèle qu’elles commanderont ou, pour les
moins fortunées, passer le dessin à leur couturière de quartier, qui réalisera,
pour elles et pour leurs filles, celui de leur choix dans un tissu moins cher.
Le réel, alors, est encore bien palpable. Le système tel qu’il a été inventé
par Worth1 un
siècle plus tôt n’a pas tellement évolué. En moins de trente ans, il connaîtra
une révolution qui transportera les mannequins dans une dimension quasi
dématérialisée.
À
l’origine de cette révolution, il y a Didier Grumbach. En propulsant le
prêt-à-porter au détriment de la haute couture, cet homme d’affaires français
va bousculer tous les codes. Il fonde en 1971 avec Andrée Putman la société
Créateurs & Industriels, une plateforme inédite de rencontres entre les
deux univers. Les stylistes, jadis au service des maisons de couture,
deviennent « créateurs de mode », artistes dont le nom est une
marque. De cette nébuleuse créative émergeront entre autres Emmanuelle Khahn,
Jean-Charles de Castelbajac, Thierry Mugler, Jean Paul Gaultier. Les coupes de
leurs vêtements exigent des mannequins plus stylés, plus masculins, ou au moins
plus androgynes. On leur apprend à marcher de manière plus agressive, en
croisant les jambes avec un déhanchement. Il n’est plus question ni de maintien
classique ni de sourire, que les stylistes japonais (Miyake, Yamamoto et Rei
Kawakubo) ont déjà banni de leurs défilés.
Petit
à petit, la haute couture décline. Plus moderne, plus accessible, le
prêt-à-porter permet davantage de combinaisons et d’audaces dans sa garde-robe.
Il vise un public large, puis énorme, bientôt l’équivalent pour le styliste des
fans d’une rock star. D’une pièce de théâtre jouée devant quelques dizaines
d’élus, le défilé se mue en show démultiplié sur petit et grand écran.
L’univers
des mannequins n’échappe pas à ce grand chambardement : les mannequins
cabine cèdent la place aux tops models, représentés par des agences
internationales (Elite, Ford, Metropolitan…). Jusqu’aux années 1980, les stars,
telles Mounia, mannequin-vedette d’YSL, ou Jerry Hall, demeuraient l’exception
sur les podiums. Seules les mannequins de photos repérées par Vogue et Harper’s Bazaar, qu’elles fussent du genre socialites1, comme Dorian Leigh et Bettina2 , ou transfuges de la rue, telles
Veruschka ou Twiggy, accédaient au statut d’icônes. À cet égard, Inès de la
Fressange, mannequin attitré de Chanel de 1983 à 1989, fut l’une des dernières
exceptions.
Les
tops models seront cette passerelle commercialisée du monde des photos à celui
des podiums. Décrocher une Naomi Campbell ou une Linda Evangelista pour un
défilé – leurs cachets faramineux permettant seulement leur apparition en
« guest stars » – représente un gain considérable pour une
maison. Le défilé devient une superproduction où les mannequins (célèbres ou
non) sont bookés par des agences qui prennent en charge leur permis de travail,
leurs hôtels, et choisissent la maison la plus généreuse. Il ne s’agit plus de
salariées d’une maison, défilant à plusieurs reprises devant deux ou trois
rangées d’invités, mais de cinquante « intermittentes », dont deux ou
trois stars seront le feu d’artifice d’un spectacle réglé au millimètre. Plus
question de musique douce ni d’éclairage en adéquation avec le maquillage ou la
coiffure de jour ou du soir. On présente un look, devant un parterre parfois
immense, dans une musique tonitruante. Il faut s’arrêter longuement au bout du
podium pour les photos. Cette logique spectaculaire a suscité de grands moments
de folie : John Galliano chez Dior et Alexander McQueen chez Givenchy ont
pu s’y livrer avec une fougue excessive et parfois très talentueuse, le premier
inventant le hardcore
glamour,
qui pouvait aller des tenues SM aux thème « clochardes », le second
faisant défiler des mannequins handicapés.
En
toute logique, les habitudes de la photo déteignent sur celles des défilés, et
leurs exigences très particulières (maigreur, photogénie, éclairage) se
banalisent pour devenir celles du réel. Or rien n’est plus impalpable que la
photogénie. Et plus prosaïquement, puisqu’une photo de base confère
automatiquement 3 à 5 kg de plus à son sujet, il faudra donc avoir dans le
réel éliminé les kilos qui n’existaient que sur la pellicule.
L’étape
suivante, celle des photos retouchées, d’abord partiellement puis
intégralement, n’est que la continuation de cet éloignement progressif du réel.
Les mannequins sont sélectionnés en fonction de critères quasi étrangers au
monde des hommes et des femmes réels D’où cette impression étrange – non
dénuée de beauté, de cette beauté fascinante du bizarre –, pour qui
assiste aujourd’hui aux défilés. Peu importe, car l’enjeu s’est déplacé :
le défilé ne sert plus à conquérir une poignée de clientes, mais à signaler une
tendance au monde entier, tendance reproduite en instantané sur les blogs et
les tweets, et susceptible d’être rapidement reproduite à bas coût par les
stylistes des chaînes mondiales.
De
même que les silhouettes féminines de Paris en 1900 sont plus proches de celles
de la Renaissance que des nôtres, les défilés de mode des années 1960
ressemblent plus à un ballet exécuté à la cour de France qu’aux défilés
actuels. Mais bon, on ne va tout de même pas regretter les femmes du
monde ! Maintenant que nous sommes pour de bon en Démocratie, de quel droit y aurait-il
des gens plus élégants que d’autres ?
*Photo :
LaurentVu/SIPA. 00703138_000011.
1.
Mot anglais désignant un membre de la
haute société, lié à la mondanité joyeuse et brillante, remarquable par sa
richesse, son esprit, son goût pour les arts. ↩
2.
Dorian Leigh (1917-2008), muse de
Richard Avedon, amie de Truman Capote ; Bettina Graziani, mannequin et épouse du
photographe Benno Graziani, puis du prince Ali Khan. ↩
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