l’humeur des jours
Je fonce, tu fonces, ils foncent…
Bruno FrappatQuatre-vingts
Pour un peu, cela devient sous certaines plumes et dans bien des discours une atteinte aux droits de l’homme, une figure de la répression et de l’antihumanisme. Une entrave aux libertés fondamentales, dont celle d’aller et venir, que nous avons conquises en 1789 et années suivantes. Pire que les bombardements des populations civiles en Syrie ou la lèpre du chômage et les « plans sociaux » dans le monde industriel. Plus douteux que les horaires de la SNCF, plus scandaleux que l’intoxication du lait de bébé par la salmonelle de la Mayenne. Il est temps de lever les fourches et les crics d’automobile pour s’opposer, devant les préfectures, au funeste projet du gouvernement Macron, ni de gauche ni de droite, de limiter à 80 à l’heure la vitesse maximale sur les plus petites et plus étroites routes de France.
Quel tollé ! Quel foin ! Quelles menaces de révolte venant de tous les départements. Les sondages d’opinion sont chauffés à blanc. On présente le gouvernement comme une bande de malfrats hypocrites ou d’écolos nocifs pris la main dans le sac de nos économies, avides d’avaler nos « points » pour s’en mettre plein les poches.Toutes les mesures prises et annoncées depuis le début du quinquennat sont passées sans anicroche, comme dans du beurre, mais avec celle-là on touche visiblement au sacrilège par rapport au socle du sacré de la France. On s’attaque au fondement de la République bagnolistique, ce legs des Trente Glorieuses. Une fois encore ce sont les « Parisiens » qui décident pour tous, des gens qui ne prennent jamais leur voiture pour aller travailler et ignorent, évidemment, ce que c’est que de perdre dix minutes de plus le matin pour déposer les enfants devant l’école ou gagner son boulot après avoir fait les premières courses. Passer de 90 à 80 à l’heure pour aller de Trifouillis-les-Badigoinces à la ville dont elle est une banlieue va faire perdre au peuple des classes moyennes déstabilisées de précieuses minutes : cinq ou six selon la longueur moyenne des trajets. Voilà une nouvelle preuve du mépris des nantis de la capitale pour les pauvres « vraies gens » de la civilisation périurbaine ou néorurale.
Homme
Qui se cache derrière les ennuis des petits dans cette affaire ? Souvent des faux « petits », des gros calibres masqués, des chauffards d’habitude, des accros de la file de gauche, des caïds qui vous fichent pleins phares dans le rétroviseur même aux heures de pointe pour leur laisser la place à eux, les vrais costauds, les vrais hommes, les super-virils de la sixième vitesse. Des « mecs », quoi.Ces gars-là, et parfois ces dames, qui vous collent au train sur l’autoroute dès que vous atteignez la vitesse autorisée, et vous y tenez, ne supportent pas la discipline et quand ils finissent par vous régler votre compte en vous dépassant, ils vous jettent des regards furibonds, et l’on croit entendre, de l’autre côté des tôles, des remarques acerbes : « Alors, Papy, la sieste est bonne ? »
Ces vrais hommes font la loi sur la route. Elle est à eux. Ce sont les fonceurs, dernière étape avant le chauffard. Nous en subissons chaque jour les malfaisances et les incivilités. Ils tiennent le haut du pavé. Ils inspirent les agences de pub qui nous font miroiter des courbes sensationnelles prises à fond de ballon. Elles font rutiler sur le papier glacé des magazines des véhicules absolument silencieux et d’un confort de salon de musique. Le rôle de la voiture dans notre société est une question culturelle qui met en jeu le statut de l’homme, comme les Trump et les Kim Jong-un qui se disputent la grosseur comparée de leurs « boutons atomiques ». Qui a la plus grosse voiture, qui fait le plus de bruit ? Qui tient le mieux la route ? Qui fait le plus le coq à côté de la plus belle femme ?
Fonceur un jour, fonceur toujours. Ils ont sans doute été élevés dans cette religion sans Dieu. « Tu seras un fonceur mon fils ! » Et ils foncent de toutes les manières possibles. À vélo, ils foncent au feu rouge, frôlant des autobus qui cornent à tout-va pour les éviter. Ils foncent sur les piétons, indifférents aux passages cloutés. Quand ils passent au stade de la moto, ils foncent jusque sur les trottoirs si les chaussées sont encombrées par les voitures. Ils se faufilent en scooters stridents entre les chariots, les poussettes et les fauteuils roulants, sans souci des cannes vengeresses brandies à leur passage. Sur les terrains de sport on leur a de longue date appris à foncer dans le lard, à latter les adversaires (« Tue-le ! », entendit-on hurler des entraîneurs, eux-mêmes fonceurs reconvertis dans l’éducation de la jeunesse).
Toute cette foncerie relève d’une certaine conception de la vie en société et de l’avenir de l’humanité. Il n’est de vaillants que les gagnants. Les mous, les flapis de la lenteur mollassonne ne sont pas intéressants. Qu’ils restent sous la couette les mous du genou, les traîne-savates, les flemmards de la petite aube. Place aux gagneurs, les fonceurs de toujours.
Car les fonceurs occupent les postes les plus enviés dans la société. Fonceur Donald Trump, ce mystère humain qui obsède toute l’humanité depuis un an que les Américains se sont amusés à le placer à la Maison-Blanche, lointain successeur de Jefferson et Roosevelt. Il a rempli parfaitement son ambition de fonceur jusqu’au mur sur lequel il finira, espère-t-on, par se planter.
Ces pauvres fonceurs dont l’actualité et l’observation domestique nous offrent de constants exemples sont en fait plus à plaindre qu’à jalouser ou honorer. Ils ne savent pas à côté de quoi ils passent à toute vitesse. Ne se souviennent-ils pas du temps où rouler à 80 à l’heure dans des vieilles automobiles noires sur des routes bordées de platanes signifiait le comble de la sensation d’exotisme et de la vitesse ? Ont-ils un jour éprouvé la vertu du silence lors du feulement, sur une route sinueuse, des pneus calmes sur l’asphalte d’une route de montagne, dans le sens de la descente ? Savent-ils que le « temps gagné » à prendre des risques inutiles est du temps perdu pour le bonheur de la sage lenteur et que le temps passe mieux à petite vitesse ?
À force de précipitation et d’excès de vitesse des chauffards que nous sommes tous peu ou prou, la vie n’est plus une randonnée pacifique mais une échappée furieuse sans autre but que de dépasser les autres sans nous dépasser nous-mêmes. Calmons le jeu, c’est un plaisir plus grand que le pied au plancher.
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