Femmes et infamies
Cécile Guilbert
«Qu’attend une femme de l’homme assis auprès d’elle ? Toute l’idée de l’homme comme une fourrure qui l’enveloppe. Ce qu’il fera, ce geste insignifiant, cette démarche de la voix, ce silence va-t-il s’adapter au désir de sa compagne. Sans que rien ait trahi ce désir, sa précision, sa violence, quelque appel, que de loin je ne peux pas entendre, l’a traduit par un frisson de l’air, une sorte d’arc-en-ciel invisible qui va de l’un à l’autre corps. Le voisinage les vainc. Il y a un tremblement brûlant, il y a dans les profondeurs du souffle une région de tourbillons qui a la forme du baiser. L’imagination dans l’immobilité relative s’effrange. C’est alors que se lève dans un désordre naturel ce spectre de l’impatience qui étend son ombre aux indifférents, au paysage. Sous les regards du monde, une force s’use et se retient. »
Si j’avais le goût de la provocation et celui de jeter de l’huile sur le feu, ce qu’à Dieu ne plaise, j’aurais choisi un autre passage de La Défense de l’infini du jeune Aragon que ces lignes aussi troubles et troublantes que le désir lorsqu’on ignore si l’autre le partage, n’ose vous y encourager, y répugne ou « se retient ». J’aurais plutôt cité la première section d’un texte intitulée « Le Mauvais plaisant/Titus », morceau choquant, vertigineux, scandaleusement libre où, à travers les « électricités de rencontre » du métro, le jeune surréaliste raconte ses fugaces aventures avec des « branleuses », des « frotteuses », et même une scène sidérante de jouissance partagée avec une inconnue qui ne lui a pas laissé voir son visage. Je pourrais aussi recommander la relecture de la 81e missive des Liaisons dangereuses signée par la marquise de Merteuil, l’une des plus grandes féministes de tous les temps, cette fameuse lettre où elle raconte par quels moyens elle a acquis les armes lui permettant de jouer à égalité avec les hommes et Valmont. Mais qui a encore envie de jouer ? Et à quoi bon rappeler toutes ces vieilleries qui ne nous renseignent que trop clairement sur l’immonde-vieux-monde-de-la-En effet, un « nouveau monde » se lève, dont il convient à la fois de se réjouir mais pas trop tant il apparaît aussi formidablement inculte, binaire, violent, hystérique et intolérant. Un monde où les réseaux de moutons chassent en meutes algorithmées et où quiconque, planqué derrière ses écrans, peut ruiner votre carrière ou votre réputation en toute impunité. Si personnellement, suite à l’affaire Weinstein, j’ai trouvé formidable et salutaire que des femmes victimes de harcèlement sexuel, d’agressions et de viols, aient le courage de relever la tête, de porter plainte contre les agissements infâmes d’hommes puissants qui abusaient de leur pouvoir, entraînant toutes les autres à ne plus laisser prospérer le sexisme, j’attribue le même caractère « libérateur » à la parole d’hommes victimes d’attouchements et de viols par les prêtres ou confesseurs ayant abusé d’eux au nom de leur autorité spirituelle, scandales répétés qui déshonorent l’Église depuis des années. Aussi, concernant cette fameuse tribune des 100 femmes – j’en suis l’une des signataires – non exempte de maladresses et de lacunes mais dont il est outrageusement malhonnête d’affirmer qu’elle revient à se désolidariser des victimes féminines de crimes et délits sexuels (surtout quand on sait que plusieurs de ses signataires partagent ce triste sort), je trouve excellent, tant j’y vois un signe de vitalité démocratique, que « des femmes » ne soient pas d’accord avec « les femmes ». Ce qui n’empêche pas de juger le torrent de boue et d’insultes charrié en retour consternant. Car je ne comprends toujours pas en quoi il est « conservateur » ou « méprisant » de s’inquiéter du maccarthysme sexuel, de la justice expéditive, de la misandrie véhiculés par #metoo. Ni pourquoi il semble « réactionnaire » de s’affliger du nouvel obscurantisme qui, à coups de censure rétroactive et de criminalisation rétrospective des œuvres confondues avec leurs créateurs, condamne chaque jour des pans entiers de la littérature et de l’histoire de l’art. L’idéologie généralise, l’art particularise : c’est son honneur et son risque, vraie ligne de front dans un monde qui consent de plus en plus à s’en priver.
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