lundi 15 janvier 2018

LC Pour la publication des pamphlets de Céline - par Metin Arditi

Metin Arditi est juif sépharade. Chapeau bas !

Pamphlets de Céline : il aurait fallu, malgré tout



Metin Arditi
L’affaire, il est vrai, a pris des proportions effrayantes. Il y a de cela cinq ans, une maison canadienne réédite trois textes de Céline : Bagatelles pour un massacre, paru en 1937, L’École des cadavres (1938) et Les Beaux Draps (1941). À ces pamphlets violemment antisémites, elle accole un titre bien innocent, et à vrai dire pervers, lorsqu’on connaît leur contenu : Écrits polémiques. Un corpus de notes critiques figure en fin de volume. Alors que les Éditions Gallimard envisagent de rééditer ces pamphlets accompagnés du même corpus et d’une préface de Pierre Assouline, le responsable de la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT les convoque. Les milieux concernés, comme on dit, s’expriment. Certains, dans l’émotion, menacent d’intenter un procès. D’autres choisissent la voie du dialogue. Et Gallimard décide d’arrêter les frais.
Dommage.
Dois-je le préciser, tout ce qui touche à l’antisémitisme me révolte et me révulse. La moindre remarque me blesse, même celle d’un crétin. Comme j’aurais aimé pouvoir écrire : « D’ailleurs, ils sont tous crétins, les antisémites, du premier au dernier… » Le problème, c’est qu’ils ne le sont pas. Pas tous. Ou alors pour une parcelle de leur âme. Parcelle infâme, peut-être même infime. Mais parcelle quand même… Et là, il vaut mieux être prudent. Des parcelles infâmes, il y en a beaucoup. Disons : chez nous tous, et on est sûr d’être à peu près dans le vrai. À la moindre contrariété, la stigmatisation vient à la bouche des plus belles âmes.
Céline était franchement obscène. Et nous ? D’accord, pas si franchement. Disons : un peu… La seule question est de savoir où se place le curseur. À quelle distance sommes-nous de Céline ? Dans quelles proportions lui ressemblons-nous ? Un pour mille ? Un pour cent ? Dix pour cent ? Vingt ? Trente-cinq ? Je parle de sa haine de l’autre, bien sûr. Pas du talent.
Du talent, Céline en avait beaucoup. Il était aussi sulfureux, et souvent ignoble. Faut-il pour cela le boycotter ? Surtout pas. Au contraire. Il faut l’inclure dans les programmes. Explorer l’œuvre entièrement, le Voyage comme les textes nauséabonds. C’est la vraie vie qu’ils nous aident à appréhender. Un Céline qui ne serait pas écœurant ne présenterait pas, et de loin, le même intérêt. Ce qui le définit, c’est son talent mêlé à cette rage, précisément, cette incapacité à aimer. Ce devait être un homme très malheureux.
Mais son talent est là, immense, qui se fond dans sa haine et offre au lecteur une occasion unique, celle de saisir la condition humaine dans tout son paradoxe, et de vivre le vertige dans lequel cet éclairage le plonge.
Hannah Arendt disait que penser, c’est savoir distinguer le bien du mal. Acceptons que lorsque la chose est évidente, elle offre peu d’intérêt. L’exercice ne prend son sens que lorsque la distinction est douloureuse. Céline nous donne l’occasion de raconter nos cauchemars. Il faut la saisir. Après, il sera temps de se consoler.
La guerre terminée, Céline, semble-t-il, ne voulait pas que ces pamphlets soient réédités. Qu’est-ce qui le motivait dans ce refus ? Était-il soudain devenu philosémite ? Il avait peur, tout simplement. Une trouille bleue. Il n’y avait plus Hitler ou Vichy pour qu’il aille se cacher dans leurs jupes. Raison de plus pour rééditer ses pamphlets. Ils sont infâmes ? Alors ils n’ont besoin d’aucun corpus critique. Commenter l’infâme, c’est déjà l’expliquer. C’est bientôt le banaliser. Quoi, on nous insulte, et il faudrait, en plus, attendre une explication ? Je lis que le critique responsable du corpus explicatif a mis en garde contre « une lecture anachronique » des pamphlets (1). Monstrueux commentaire. S’ils l’écoutent, Péguy et Zola doivent se retourner dans leur tombe. De leur temps, l’antisémitisme était délirant. Ils avaient une conscience.
Il y a de cela trois ans, presque jour pour jour, 4 millions de Français descendaient dans la rue pour défendre la liberté d’expression. Où sont-ils aujourd’hui ? Faut-il lancer une « alerte enlèvement » ?
Remontons plus loin encore dans le temps. Il y a plus de cinquante ans, Hannah Arendt suivait le procès d’Adolph Eichmann à Jérusalem. Elle avait inventé une expression qui lui avait valu bien des déboires : la banalité du mal. Banaliser le mal, c’était banaliser l’assassin. Eichmann n’était plus un cas isolé… Elle nous compliquait la vie, Hannah Arendt. Elle tendait au monde un miroir. On l’a copieusement traitée d’antisémite. Je me demande bien si aujourd’hui, elle ne serait pas censurée.

(1) Cité par Le Monde des livres daté du 5 janvier.

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