mardi 16 janvier 2018

LC Publication annulée des pamphlets de Céline - ce qu'en dit François Sureau

chronique

Un pays de moutons ?

François Sureau
Le 12 décembre, un fonctionnaire placé sous l’autorité du premier ministre a écrit à un éditeur pour lui faire part des réserves que suscitait chez lui la perspective d’une réédition des pamphlets antisémites de Céline, demandant « des garanties ». Un vif débat public s’en est suivi, à l’issue duquel l’éditeur a annoncé qu’il était « sursis » à la publication des textes en cause. Cet épisode en dit long sur nous-mêmes. Il ne s’agit pas, malgré les apparences, de vouloir le bien, mais de nous faire oublier notre part de mal, en même temps que tout le monde semble tenir pour une vérité établie que le citoyen est incapable, par lui-même, de faire le partage entre les deux.
La devise secrète du temps, c’est « dessine-moi un mouton ». Le mouton, voilà le citoyen qu’il nous faut. Mme Schiappa lui peignera les boucles, le CSA changera sa litière, le ministre de l’intérieur gardera son enclos, où nul loup métèque ne pénétrera. On veille sur nos lectures et nos spectacles. Un fonctionnaire bienveillant est là, tout près, il entend nous conduire à bien penser, mais d’abord à refouler dans le néant ce « passé qui ne passe pas »sur lequel nous aurions pu nous interroger.
La censure ne sert rien d’autre que la lâcheté collective. Il est plus simple d’interdire la consultation des sites djihadistes que de regarder l’islamisme en face. Plus facile d’empêcher qu’on aille sur ces sites, qu’on en décrive les contenus, au risque de devoir se demander ce qui a pu conduire à de tels errements des extrémistes qui restent, quoi qu’on dise, nos compatriotes, et non des étrangers.
Il en va de même avec Céline. On aimerait bien qu’il ne fût pas publié. Cela nous dispenserait commodément de regarder en face l’antisémitisme français. Voici qu’on célèbre comme un grand esprit du siècle, un artiste majeur, un homme qui a demandé, encouragé et absous la Shoah. N’y a-t-il donc rien à en tirer quant à notre conception de l’art et de la littérature ? N’est-ce pas l’occasion, pièces en main, de reprendre la controverse de la portée ultime de l’art, et les opinions opposées de Stevenson et de Gide ? Il n’en sera rien. Nous continuerons de nous en tenir à cette idée d’un art renfermé dans sa gloire inviolée, sans considération de ses effets, moins lucides en cela que Paulhan ou Swift. Notre image du moins n’en sera pas atteinte. Nous pourrons rester sans dommage le pays du grand Céline, de Paul Poiret et des vins de Bordeaux.
Explicite ou dissimulée, la censure ne sert en définitive qu’à nous flatter. C’est le taffetas sur le bouton, le maquillage sur la verrue. On n’est pas vraiment sûr que « le plus grand écrivain français, tout de même » ait publié Bagatellespour un massacre. Personne ne sait plus d’ailleurs où trouver ce brûlot. Il paraît que Gallimard a eu un moment l’intention de le publier. Les djihadistes sont, comme le célèbre Ramirez de Papy fait de la résistance, « à peine français », et si nous pouvions enfin les faire tuer là-bas après avoir échoué à les déchoir de leur nationalité ce serait tout de même mieux.
Le présupposé de la démocratie, c’est la confiance qu’il faut mettre dans la capacité du citoyen de rechercher la vérité. C’est la vérité, non la censure, ni même le sermon, encore moins les « garanties » chères au fonctionnaire dont je parlais, qui nous rendront libres. La bureaucratie s’accroche au « travail des historiens » comme à une planche de salut. Cette représentation d’un « amour du fond » propre aux historiens, opposée au « culte du style »propre aux littérateurs est d’une insondable niaiserie. Personne, curieusement, ne songe à la pousser au bout de ses conséquences. L’antisémitisme de Céline est en réalité partout dans son œuvre, pas seulement dans ces pamphlets lamentables. Faut-il donc ne présenter cette œuvre au public qu’assortie des précautions de l’historien ? Sommes-nous à ce point demeurés, portés au mal, inconscients qu’aucune activité ne nous sera bientôt plus permise dans cette prophylaxie ? Devons-nous ne plus lire de littérature sans qu’un fonctionnaire nous y autorise et qu’une commission de spécialistes n’éclaire notre pauvre jugement ? Et quels historiens ? Choisis selon quels critères ? L’historien est-il vraiment toujours cet ange impavide à la vertu immaculée ?
À quoi peut bien servir de commémorer le déshonneur de l’administration française au Vélodrome d’Hiver si rien de ce qui y a conduit ne peut plus être connu ? Laissons remonter vers nous les souvenirs de ce passé insupportable que nous préférerions oublier, tant est fort notre désir de nous aimer malgré tout. Cet amour est coupable s’il est aveugle. Que les fonctionnaires nous fichent la paix. Que les censeurs se taisent. Que les écrivains s’expriment, que leur art soit jugé pour l’ensemble de ce qu’il est. Et que nous autres qui sommes la France osions aimer notre pays avec toute l’exigence d’un « cœur intelligent », sans, pour y parvenir, être soumis aux leçons d’aucune autorité.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire