New York, Jérusalem
Avant même que New York ne s’appelle ainsi, des familles expulsées d’Espagne en 1492, et qui s’étaient alors réfugiées au Pernambouc (Brésil), se trouvèrent, au XVIIe siècle, chassés de là par la reprise aux Hollandais, par les Portugais, de cette colonie… Et c’est ainsi que 27 Juifs, hommes, femmes et enfants, vinrent s’installer dans la Nouvelle Amsterdam. Je traduis à dessein l’ancien nom de la Nouvelle York ; car qui parmi nous entend encore ici, comme l’entendirent des millions de migrants, l’essentiel : oui, le nom même de cette ville contenait une promesse de nouveauté.
New York est d’ailleurs moins une ville qu’une porte. Les Français en fournirent l’éclairage, sous la forme d’une statue à laquelle les Américains, en 1903, ajoutèrent quelques vers d’un sonnet d’Emma Lazarus, poétesse juive new-yorkaise et sioniste avant l’heure : reproduits sur une plaque de bronze à l’intérieur du piédestal ils nous permettent, encore aujourd’hui, de la voir avec les yeux de ces pauvres qu’on laissait sortir sur le pont des navires seulement quand ils entraient dans la baie de la ville, et qui découvraient la statue de la Liberté, merveille du monde moderne, avant d’entrer en contact avec Ellis Island et ses officiers d’immigration :
« Envoyez-moi les sans-abri, ceux que les tempêtes rejettent sur les rivages.
Je brandis ma lampe à côté de la porte dorée ! »
Beaucoup de ceux qui entraient là y restaient : en 1820, un tiers des 50 000 Juifs des États-Unis habitaient New York ; entre 1880 et 1920, 2 millions d’entre eux, chassés par les pogroms et par la misère de Russie, de Pologne, d’Autriche-Hongrie, des Balkans, s’installèrent à New York, et particulièrement dans cette partie orientale de Manhattan qu’on nomme le Lower East Side : en 1910 on dénombrait, entre Houston street et Monroe street, pas moins de 170 synagogues. Bien sûr, la carte des quartiers a changé constamment, au gré des nouvelles vagues d’immigration, des changements sociaux, des spéculations immobilières, des relo- calisations d’usines : du Lower East Side, beaucoup passèrent à Brook lyn ; d’autres s’installèrent dans le Bronx (comme les parents du petit Kubrick prénommé Stanley), ou dans Harlem, à la fin du XXe siècle.
Comme partout, une appellation si commune, « Juif », recouvre à New York des conditions et cultures extrêmement hétérogènes : quel écart entre les juifs de 5e génération du Manhattan chic, dont la moitié, peut-être, ne mettent jamais les pieds à la synagogue, et les familles hassidiques du quartier de Crown Heights, de si stricte observance qu’elles semblent avoir créé un ghetto à leur mesure. Mais si les identités juives, dans leur diversité, semblent incarner le XXIe siècle, c’est que le devenir diasporique est devenu pour chacun de nous une réalité avec laquelle composer.
J’en étais là de mes réflexions quand je visitais le Musée juif, installé au nord du Metropolitan Museum, dans l’ancienne demeure de l’illustre famille Warburg (à laquelle je consacrerai un jour prochain une chronique). Il se trouve que les collections permanentes étaient fermées pour quelque réaménagement, et que le Musée proposait pour l’essentiel une exposition d’Amedeo Modigliani, que les Français considèrent comme un peintre mi-français mi-italien (ils n’ont pas tort), mais que les commissaires de l’exposition tenaient (ils ont également raison) à présenter comme un juif séfarade de Livourne (ville au demeurant sans ghetto). Il me faut donc venir aux États-Unis, pays fort sensible à la question socioethnique, pour prendre conscience du fait que Modigliani arriva en France dans une période d’antisémitisme virulent (Chagall disait à ce sujet : c’est en France que je me suis senti juif à chaque instant). Dans l’une des premières salles de l’exposition, la volonté de rattacher l’œuvre de Modigliani à ses origines juives m’a paru bien arbitraire, et presque d’un goût douteux, puisque s’appuyant sur le fait que le peintre a peint une Juive au nez proéminent… La suite de l’exposition et son catalogue sont heureusement plus nuancés : l’identité complexe du peintre se nourrit de modèles russes, de sculptures africaines, d’Antiquité hellénistique et d’avant-gardes européennes.
Je ressors de là persuadé qu’il n’y a pas de grand art qui soit national, ethnique, ou même personnel ; une œuvre digne de ce nom déborde tous ces déterminismes. Et je comprends mieux pourquoi, de toutes les villes du monde, New York, São Paulo, Paris m’ont fait la plus forte impression : ce sont des villes-monde, et leurs meilleurs artistes appartiennent avant tout au monde, incarnant, non pas un vague universel, mais ce que j’appellerais – que l’on me passe un néologisme pour l’an neuf, que je vous souhaite, au passage, excellent – un multiversel.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire