lundi 25 décembre 2017

LC 20171224 De l'art contemporain - Stéphane Audeguy




De l’art contemporain

Stéphane Audeguy
Pourquoi s’intéresser à l’art contemporain ? Parce qu’il est contemporain, tout simplement, répondront en toute bonne foi beaucoup de visiteurs du Centre Georges-Pompidou, de la Tate Modern de Londres ou du Macba de Barcelone. Mais cette évidence masque un étrange coup de force, dans la mesure où elle n’existe que parce qu’un ensemble de critiques, d’institutions et d’artistes se sont donné (par un jeu de cooptations franchement opaque) pour objet, pour justification et pour nom le fait d’être « contemporain ». Or dans leur esprit, il ne s’agit pas, ou pas seulement, d’affirmer qu’ils représentent l’art d’aujourd’hui (quel art, à ce compte-là, ne serait pas contemporain de son temps ?) ; mais bien de proclamer qu’ils constituent la réalité indépassable de notre temps, en tant qu’ils succèdent à l’art moderne. Laquelle modernité, elle-même, se montrait déjà passablement sous un nom arrogant ; mais qu’on pouvait trouver acceptable, dans la mesure où les Modernes opéraient des ruptures innovantes avec le passé.
L’art contemporain mérite-t-il, au fond, cette appellation très contrôlée mais incontrôlable ? Pour ma part, j’y repère trop souvent de laborieux démarquages des avant-gardes du siècle dernier : ready-made post-duchampiens ; éternelles et fades installations ; sempiternelles performances exécutées par d’habiles faiseurs, célébrés par un petit cercle de critiques stipendiés, appuyés sur des conservateurs de musée qui craignent toujours de manquer les génies de leur temps ; et surtout objets de spéculations effrénées (cet art-là étant peut-être le marché le plus spéculatif d’un monde néocapitaliste dont il est le symptôme le plus aigu). Du côté des marchés publics, les choses ne vont guère mieux : en France, par le biais des Frac (fonds régionaux d’art contemporain), on a vu un nouvel art officiel se constituer, et toutes sortes d’ambitieux se plier à d’effarants diktats, d’autant plus violents qu’ils restent implicites, comme celui qui veut que toute œuvre doive aujourd’hui produire un discours sur elle-même, ou, pourquoi pas, consister en ce discours.
Parallèlement, du côté des amateurs, un sophisme bien connu impose sa terreur intellectuelle : puisque les béotiens ont ricané à Picasso et à Monet, vous êtes, si vous ricanez à Jeff Koons ou à Damien Hirst, un béotien de la pire espèce. Je ne ricane pas devant les œuvres de Jeff Koons, personnellement : leur laideur calculée, leurs effets sournois d’intimidation me laisseraient totalement froid, ou me feraient franchement rire, si je ne voyais pas que cet habile marchand qui reflète les pires tendances de son pays passe pour un artiste important, ou même, et c’est pire, empêche l’émergence de véritables artistes, ne serait-ce qu’en occupant le terrain. Je ne crois pas davantage à l’effet subversif des « provocations » au fond bien convenues des Tracey Emin, des Maurizio Cattelan, des Anish Kapoor (tous ces bateleurs sont au fond ravis qu’une poignée d’imbéciles réactionnaires les attaquent : une publicité gratuite ne gâche rien). Et pour tout vous dire, je reste persuadé qu’il ne peut y avoir d’art qu’intempestif ou inactuel, ce qui n’a rien à voir avec une quelconque soumission aux besoins sociaux immédiats. En témoigne l’esthétique de deux artistes du XXe siècle qui semblent avoir, par exemple, évité de représenter des objets modernes (train, avion, machines à écrire ou usines) : je pense bien sûr à Henri Matisse et à Pablo Picasso.
Au fond, l’art d’un Jeff Koons est bel et bien contemporain : il est de son temps, et il n’est que cela, entre poujadisme et laideur. Et je ne suis pas de ceux qui pensent que la peinture à l’huile est indépassable, et qu’on ne peut pas faire d’art en utilisant des outils modernes comme le numérique. Mais c’est justement au nom du présent, et de la nécessité de donner de l’air à notre temps, que j’en appelle à un art qui échappe à cette terrifiante bulle spéculative qu’on veut nous faire prendre pour l’art présent.
Tout ceci, je l’écris tout en lisant l’essai drôle, féroce et fort bien renseigné de ­Jean-Gabriel Fredet : Requins, caniches et autres mystificateurs (Albin Michel, 2017), que je ne saurais trop vous recommander. Vous y apprendrez tout ce qu’il faut savoir sur l’organisation de ce petit monde où l’on trouve de tout : des foires mondaines, des États policiers et mécènes, des entrepôts galeries installés sur le tarmac des aéroports afin que les milliardaires puissent y accéder en descendant de leur jet privé, des traders artistes (à moins que ce ne soit l’inverse), des mafieux, des aigrefins, du blanchiment d’argent et même (il n’y a pas de raison) de temps en temps, des artistes.

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