Si juste que soit la cause…
Geneviève Jurgensen
Estimer que c’est aux équipes de la Cinémathèque française de décider des films, séminaires, hommages et expositions qu’elles programment pour les proposer au public ne fait de personne le défenseur des criminels reconnus coupables de viols sur mineurs. Les tentatives de certains pour exiger le retrait de la rétrospective consacrée à Roman Polanski ont échoué, et pour son lancement la projection du dernier film du cinéaste a pu avoir lieu en sa présence, malgré quelques manifestations. On se souvient que des protestations pour le même motif – Polanski est poursuivi aux États-Unis pour le viol d’une mineure commis en 1977 – l’avaient fait renoncer à présider la cérémonie des Césars 2017. La situation était différente : c’est sa personne alors qui aurait été propulsée sur le devant de la scène comme une figure d’autorité, et même si son œuvre le justifiait pleinement, le choix de l’Académie des Césars semblait malheureux. Il en va autrement de la Cinémathèque, dont l’objectif est de donner à voir une œuvre majeure, qui vient de s’enrichir d’un film de plus, et on peut penser que l’auteur, à 84 ans, en a d’ores et déjà livré l’essentiel.
Nous avons la chance de ne rien connaître généralement de la vie des artistes qui nous ont faits qui nous sommes. Certains furent sûrement des criminels, des débauchés, des lâches. Sommes-nous seulement sûrs que Molière écrivit les pièces qu’on lui attribue ? Et Shakespeare ? Et Homère ? Cette semaine, après qu’un acteur se fut plaint d’avoir subi, adolescent, des avances insistantes et indécentes de l’acteur Kevin Spacey, ce dernier s’est vu immédiatement retirer la récompense (un Emmy Award) qu’il devait recevoir ce mois-ci. Les faits se seraient produits quand l’acteur avait 26 ans, il en a aujourd’hui 58.Pourquoi insister pour qu’on laisse les tribunaux traiter ce qui est de leur ressort et la vie culturelle ce qui relève du sien ? Parce que les causes justes sont nombreuses et toutes, alors, justifieraient qu’un artiste et son œuvre cessent d’être proposés au public et programmés dans les cursus scolaires ou universitaires. Cause juste, la lutte contre les abus sexuels. Et pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Et contre la peine de mort. Et contre le racisme. Et contre l’exclusion. Et pour la liberté d’expression. Et pour les droits de l’enfant. Et pour la protection de l’environnement. Et contre les dérives du capitalisme. Et contre le colonialisme. On ne saurait toutes les citer avant même d’arriver à des causes d’importance secondaire.
Leurs défenseurs doivent-ils siéger dans les jurys de prix littéraires, de palmarès de festivals, doivent-ils être associés aux comités de lecture, aux commissions d’avance sur recettes ? Sans aller jusqu’à imaginer l’absurde, l’intimidation fait déjà des ravages. Ceux qui décernent des Emmy Awards se fichent sûrement comme d’une guigne de ce qui a pu se passer entre Kevin Spacey et un adolescent il y a plus de trente ans. Mais ils ne veulent pas de vagues. Pas de ce qu’on appelle aujourd’hui le « bad buzz ». C’est mauvais pour l’image, mauvais pour les affaires. Une de mes amies me dit, avec humour, réfléchir à la façon dont on pourrait édulcorer les œuvres littéraires pour qu’elles ne blessent personne, et indiquer à leurs auteurs les thèmes qu’ils ont le droit de traiter. Je lui suggère de commencer par dresser le portrait-type de l’auteur parfait. Nous subodorons qu’il s’agira d’un robot. Il aura suffi de le programmer en indiquant les thématiques encouragées et prohibées, le vocabulaire approprié à chaque situation, et naturellement lui avoir enseigné l’orthographe inclusive.
On a légitimement et abondamment poussé les hauts cris contre toute forme d’art officiel. L’art condamné à la clandestinité nous a toujours paru, au-delà de sa valeur formelle, être la marque profonde et belle de ce que l’âme produit de plus spécifiquement humain. Restons unis contre les tribunaux populaires et le tamis de tout ce qui ressemble à une ligue de vertu. De cause juste en juste cause, nous pourrions vite ne même plus avoir accès à de l’art officiel et devoir nous contenter des œuvres qui resteront, quand toutes les autres auront été censurées.
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