chronique
Une nouvelle servitude volontaire
Cécile Guilbert
Bien que je sois vent debout contre tout ce qui s’oppose à l’accession des femmes aux métiers, emplois, grades et rémunérations auxquels elles peuvent prétendre à égalité de compétences et de mérites avec les hommes, la féminisation de leurs titres me défrise. Outre que le droit de ne pas être perçue et traitée en fonction de mon sexe (définition précise de l’antisexisme) est le seul féminisme dont j’ai envie de me réclamer, je pense comme les fondamentaux de la linguistique que quand bien même y demeureraient des traces de domination masculine, la langue ne recoupe pas l’ordre du monde. Autant dire que je ne consentirai à me faire nommer « auteure » ou « autrice » que quand les poules auront des dents.
À vrai dire, ce qui m’a le plus estomaquée dans les débats autour de l’écriture dite « genrée » et de la grammaire inclusive, c’est d’apprendre que plusieurs auteur.e.s ou auteur.rice.s (pour écrire la novlangue en question) les approuvent et s’apprêtent même à les mettre en œuvre. Ces bonnes gens s’imaginent-elles dotées d’une maestria mirifique telle que la contrainte de cisailler leurs mots par des points médians ne saurait porter préjudice à leur prose, tant du côté de l’écriture que de la lecture ? Sont-ils tellement artistes, ces auxiliaires policiers, pour pouvoir se permettre de dédaigner les inconvénients d’ordre euphonique et rythmique qui résulteraient du devoir d’user des adjectifs et des noms dans l’ordre alphabétique comme de changer les règles d’accord ? En deux mots comme en cent, ont-ils les moyens de se foutre des perturbations infinies que ces nouvelles directives induisent dans la construction de leurs phrases ? C’est tout le contraire. Car leur consentement à cet asservissement, nouvel avatar de la fameuse servitude volontaire diagnostiquée par La Boétie, me semble précisément le signe qu’« ils et elles » ne sont que desauteurs : des gens qui signent et publient des livres. En cela incapables de penser le propre de leur langue – je m’explique.
À la différence des pigments qui sont le privilège du peintre, du solfège et des notes qui sont ceux du musicien ou de n’importe quel matériau qui serait l’apanage du sculpteur – voire du plasticien (mot affreux) –, le langage appartient à tout le monde. Raison pour laquelle les tentatives de normalisation idéologique dont il fait l’objet, toujours très polémiques, nous concernent tous. Mais le langage ne saurait être qu’un simple vecteur d’intelligibilité servant à parler et se faire comprendre. Car incluse en puissance dans sa dimension commune, souvent lisse et sans saveur, existe la langue, instrument forgé au fil des siècles par les grammairiens (parfois sexistes, certes), mais surtout les écrivains qui n’ont à son égard aucun devoir, seulement des droits et mieux encore : tous les droits. Car ce sont eux qui la créent, l’affinent, la fixent ou la font décoller ailleurs comme bon leur semble et la réinventent. Eux aussi qui décident de laisser vivre ou mourir les tournures et les mots du passé, en créent de nouveaux, bref, la propulsent dans de nouvelles dimensions.
Proust affirmait que « les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère ». Ce que n’aurait pas démenti l’immense écrivain italien Carlo Emilio Gadda, pour qui il y avait d’un côté la « langue d’usage », monnaie d’échange dévaluée par toutes les facilités de pensée, les slogans, les clichés, et de l’autre la langue littéraire à valeur « absolue ». Un rêve autant qu’un luxe qu’il convient d’enseigner aux enfants à partir de ses fleurons les plus sophistiqués et les plus créatifs, de Rabelais à Patrick Chamoiseau : autant d’écrivains qui ont su plier la langue à leurs désirs, ont su parfois la torturer pour la faire jouir, bref, en ont fait quelque chose et du mémorable.
Gadda encore : « Celui qui utilise les mots au hasard, en faisant froidement et anti-historiquement abstraction du contexte vivant et vécu auquel est parvenue la langue, à la façon dont on extrait d’un code un signe télégraphique fini et conventionnel pour rédiger un câble chiffré, celui-là ne sera jamais poète mais pourra rendre de forts utiles services comme petit télégraphiste d’une station de chemin de fer. » Or quand bien même un auteur ne pourrait avoir commerce qu’avec un langage fluide, simple et harmonieux, ne possédant pas le génie d’un Joyce ou d’un Jarry demeurant bien sûr l’exception, son honneur n’est-il pas de travailler à augmenter la puissance de sa langue plutôt que de collaborer à ce qui l’entrave ?
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