America, America
Metin Arditi
A propos de Père Noël… Une scène de mon enfance me revient en mémoire. Elle se passe à Istanbul. Je devais avoir 4 ou 5 ans et j’étais accoudé à une fenêtre aux côtés de ma Madamika, la dame qui m’a élevé (j’ai souvent parlé d’elle dans cette chronique). Je lui demandai comment faire savoir au Père Noël ce que l’on souhaite comme cadeau. Il faut d’abord écrire une belle lettre, me dit-elle, puis se mettre à sa fenêtre et lancer la lettre au moment où passe « le grand avion pour l’Amérique ». J’ai grandi avec cette image d’un pays puissant et généreux, où rien n’était impossible. Amerika… disait-on à Istanbul, et chacun se mettait à rêver. Le nom était synonyme d’espoir et de liberté. Plus tard, durant mes années d’études aux États-Unis, ce sentiment s’est renforcé. La générosité et la bienveillance que j’ai rencontrées dans les milieux universitaires américains étaient telles qu’il me fallait parfois me pincer pour m’assurer que je ne rêvais pas. Mes sentiments de gratitude et d’admiration se sont solidifiés au cours de mes premières années de vie professionnelle. La règle d’or, c’était « Give a chance ». On donne une chance à celui qui y croit. On lui laisse la possibilité de l’échec, et en misant sur lui, on le construit.
L’Amérique de Donald Trump ne déclenche pas les sentiments d’antan. À l’aune des comportements de son président, l’égoïsme et l’exclusion ont pris la place de la générosité et de l’ouverture. America first, dit M. Trump. Les soixante-dix ans de politiques multilatéralistes menées par les États-Unis ? En phase terminale. L’accord de Paris sur le climat ? L’Amérique en sort. L’accord sur le nucléaire iranien ? Remis en cause. L’accord de libre-échange nord-américain (Nafta) ? Remis en cause lui aussi. Sur tous ces accords, M. Trump ne détient aucune autorité particulière. Ce sont des accords multilatéraux dont il se dégage en lançant au monde, en substance : « Tel est mon bon plaisir de ce jour. »Le dernier abandon de M. Trump concerne l’Unesco. L’Amérique va s’en retirer, au motif que l’organisation aurait adopté, le 7 juillet dernier, à Cracovie, une résolution « anti-israélienne ». Cet abandon m’emplit de tristesse (quant à son motif, sans doute que quelque chose m’échappe : la résolution vise à protéger la vieille ville d’Hébron, où se situe le Tombeau des Patriarches. Elle ne fait aucune référence religieuse. Elle nomme la ville par ses deux noms, Hébron/Al-Khalil, son nom hébreu et son nom arabe, qui veulent l’un et l’autre dire « l’ami »…)
L’Amérique nous abandonne, l’Amérique nous blesse. En laissant la place à d’autres, elle s’éloigne, s’affaiblit et nous affaiblit aussi. Pourtant, il faut continuer d’aimer ce pays. De rester à son écoute. De lui garder une confiance. Son peuple est un grand peuple.
Une publication nous aidera dans cette démarche. Elle a pour nom America, et c’est bien américain, cette façon d’annoncer la couleur sans chercher midi à quatorze heures. Son créateur, François Busnel, et le directeur de la publication, Éric Fottorino, l’ont voulue éphémère. Elle est prévue pour durer quatre années, les années Trump, à raison de quatre numéros par an, et cette idée de vouloir précisément parler de l’Amérique lorsqu’elle est mise à mal montre bien que la démarche découle d’un vrai attachement à ce pays.
Il se retrouve à chaque page. Dans son numéro 3/16, comme dans les précédents, America offre tantôt le regard que des écrivains ou critiques français portent sur les États-Unis, tantôt des interviews d’auteurs américains, tantôt des textes classiques ou inédits, tantôt le regard d’écrivains américains sur leurs contemporains. Tout est dense, creusé, vivant et surtout authentique. Sur Huckleberry Finn, roman fondateur de la littérature américaine, le magazine propose rien de moins que quatre volets : une longue introduction d’André Clavel, un extrait de l’œuvre en version française (dans la dernière et très bonne traduction de Bernard Hoepffner), avec en vis-à-vis le texte original, et enfin le regard de six grands écrivains américains sur l’œuvre de Mark Twain. « Toute la littérature américaine vient de ce roman », dira Ernest Hemingway. L’interview de James Ellroy par François Busnel est jubilatoire. Elle fait vingt grandes pages. Ellroy ose tout (et fait mentir l’impayable réplique des Tontons Flingueurs). Ailleurs, en avant-première, America propose la dernière novella de Jim Harrison. Elle éclate d’émotion, de franchise, de courage. Elle bouleverse. Philippe Besson raconte le voyage qui l’a mené de Chicago à La Nouvelle-Orléans, une descente nord-sud, récit long, sensible, sincère de bout en bout. Au fil des pages se révèle la vraie Amérique, immense, engagée, authentique dans sa volonté (et quelquefois dans sa difficulté) de faire le bien. Un régal.
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