La confusion quotidienne
NATHACHA APPANAH
Il y a plusieurs années, j’ai visité l’endroit où mes grands-parents sont nés. Il n’en restait plus grand-chose. La nature avait repris sa place ; il y avait des manguiers, des papayers et partout des lianes épaisses couraient, s’enchevêtrant parmi ce qui restait des murs. Ces lianes donnaient des petites fleurs aux pétales serrés dont l’odeur était forte. « Amère » était l’adjectif qui m’était venu à l’esprit. La terre était foncée, presque rouge. Cet endroit était appelé, au début du XXe siècle, un « camp » et était réservé aux travailleurs de la terre sur les plantations sucrières. Ils naissaient, se mariaient et, pour certains, mouraient ici. Plus loin, on pouvait encore voir la vieille cheminée de l’ancienne usine à sucre. Dans cet endroit, j’avais été interviewée par une équipe de télévision à propos de mon premier roman qui raconte l’histoire de cinq Indiens recrutés, à la fin du XIXe siècle, pour travailler dans les champs de canne. Ils faisaient partie de ces millions d’Indiens qui quittèrent l’Inde pour travailler dans les colonies. L’engagisme avait été mis en place par les colons anglais et français pour pallier au manque de main d’œuvre à la fin de l’esclavage. Même si ce livre était une fiction, je n’avais pas caché que j’étais une descendante d’engagés – mes deux arrière-grands-pères avaient quitté l’Andhra Pradesh et s’étaient retrouvés dans le nord de l’île Maurice. Je connais bien peu de chose d’eux – la transmission orale a malheureusement ses limites.
Ce qui m’avait frappée pendant cet entretien, c’était l’insistance de la journaliste qui voulait absolument que je sois choquée que cet endroit soit à l’abandon, que d’autres lieux d’habitation aient fait l’objet de conservation mais pas celui-ci, etc. Elle me parlait de traces, elle me parlait de mémoire mais moi, je n’avais pas besoin de tout cela. Mes grands-parents vivent en moi. Je n’avais pas été triste que cet endroit soit dans cet état, au contraire il m’avait fait penser (et c’est ce que j’avais dit à cette journaliste) à ces lieux oubliés dans les contes de fées, ces endroits un peu magiques qui ne font en réalité que semblant d’êtres morts. Cette femme avait alors haussé les épaules en me disant qu’elle avait cru, en lisant mon livre, que j’étais « plus engagée que cela ».
Cette expérience a planté en moi une crainte qui grandit à chaque fois que je dois avoir une parole publique. J’ai souvent l’impression de devoir non pas être à la hauteur de ce que j’ai écrit – je veux dire de donner à mieux comprendre un personnage, sa réaction, son histoire, d’éclairer un lien précis, un sentiment éprouvé, un propos – mais être à la hauteur des théories/pensées/études/actualités qui peuvent avoir un lien avec mon livre. Et plus notre monde ressemble à une poudrière, plus je ressens cette pression d’être « engagée », plus je comprends que le mot « écrivain », ou « fiction », ou « histoire » porte à confusion.
Très souvent, j’ai été interrogée non pas sur le contexte de ce que je racontais mais comment ce contexte-là pouvait se « comparer », se « mesurer » à d’autres contextes.
La concurrence des mémoires m’angoisse beaucoup. Je la sentais déjà poindre, à mon humble niveau, avec ce premier roman quand on me demandait si l’engagisme pouvait se comparer à l’esclavage, et elle n’a cessé de grandir. La mise en avant de l’histoire sous l’angle sacrificiel (la « sentimentalité », notre nouvel opium) est parfois comme un moyen de mesurer sa vie d’aujourd’hui mais il n’y a rien de plus trompeur : ce n’est pas parce que nos ancêtres ont traversé les mers, ont souffert, ont été enchaînés, que cela fait de nous des êtres meilleurs. Ce n’est pas parce que nous avons été victimes que nous le resterons. Il y a parfois une confusion totale entre les époques, les mentalités, les contextes historiques. La réactivité, l’émotivité, le terrible anonymat des réseaux sociaux font grandir, eux, la concurrence victimaire. Pourquoi vous parlez de telle victime quand vous savez qu’il y en a mille autres semblables ailleurs ? Pourquoi celle-ci vous touche moins que celle-là ? Pourquoi vous parlez d’un enfant mort il y a soixante-dix ans et pas de celui-ci, mort hier ? Qu’est-ce que cela dit de vous, en réalité, puisque vous faites un choix en parlant de ce drame-là plutôt que d’un autre ?
Peut-être que tout cela est le résultat de ce monde qui semble rétrécir, devenir « linéaire » alors que nous, êtres humains, sommes si complexes. Peut-être que ces questions-là disent une peur, en réalité. Une peur lointaine, familière, qui nous étreint dès que nous avons conscience d’être sur terre : celle de vivre et de mourir sans laisser de traces.
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