Liberté surveillée
Patrice Berger, écrivain
A l’heure où les libertés individuelles sont menacées, tant par le terrorisme que par une obsession sécuritaire, il n’est pas inutile de s’interroger sur les fondements de la République, et en premier lieu sur celui de liberté. N’est-il pas légitime de s’inquiéter, lors même que la loi entérine les mesures d’exception d’un état d’urgence, en décrétant que l’exception sera désormais la règle ? Pire, avec le renoncement au principe selon lequel « avant l’acte criminel, il n’y a pas d’acte criminel », c’est le droit lui-même que l’on transgresse, en instaurant une logique du soupçon au nom de quoi, demain, « chacun pourra se voir reprocher ses lectures et ses fréquentations », comme le dit François Sureau, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, demandant « comment répondre au terrorisme sans perdre raison ? » Perdre raison, le risque est bien réel, puisque à la peur provoquée par la menace terroriste succède la défiance envers une liberté mise sous surveillance. Pourquoi une politique de restriction des libertés obtient-elle spontanément l’assentiment des citoyens ? Peut-être parce que, dans un monde promis à un chaos globalisé, la liberté apparaît comme un luxe suranné. La liberté n’est pas un luxe, comme un certain populisme tente de nous le faire accroire. Poussant cette logique, elle pourrait être perçue bientôt comme une exception (de trop), dans un monde façonné toujours davantage par un droit à l’exaction octroyé aux puissants en désespoir de cause.
La liberté, c’est d’abord un ensemble de libertés qui conditionnent la participation à la vie publique, libertés et droits individuels et collectifs garantis par l’État. Enfin, et de façon plus fondamentale, la liberté est un idéal politique, « bienfait suprême consistant pour un individu ou un peuple à vivre hors de tout esclavage, servitude, oppression ou domination intérieure ou étrangère », selon notre droit. Contrairement à la licence (cette liberté de faire ce qu’on veut, portant à l’excès et à l’indiscipline), la liberté se transcende par l’éthique, un dépassement de l’ego, en accordant à la société une importance déterminante pour l’accomplissement personnel et collectif. Ainsi, la liberté n’est pas qu’un grand mot, c’est aussi une grande idée, une croyance foncièrement humaine d’accession à un état de civilisation supérieure, par la responsabilité. Se polariser sur l’obsession sécuritaire, c’est insidieusement céder à une tentation, une régression vers la servitude volontaire. Renoncer à la liberté, c’est renoncer à la politique. Quid de la politique ? « C’est le pouvoir avec une idée, nous dit Jean-Luc Nancy. Sans idée, c’est la police avec la gestion. » Nous y sommes avec la mondialisation comme gestion économique du monde.Qu’est-ce qui est à l’œuvre, avec la mondialisation, sinon la mise sous surveillance du modèle démocratique au nom d’une licence marchande, licence totale accordée à la dérégulation financière, à la spéculation sans limite, l’exception légale des paradis fiscaux, l’accumulation faramineuse de richesses au seul profit d’oligarchies mafieuses.
Au nom de quoi ? D’un certain libéralisme et de ce fameux mot d’ordre d’Adam Smith, le « laissez-faire », ou encore celui de Guizot : « Enrichissez-vous ! » Ce qui est à l’œuvre, enfin, c’est une forme de terrorisme globalisé, dissimulé sous l’anonymat d’un progressisme rassurant. C’est sans apercevoir, comme le dit Jean-François Gayraud, commissaire divisionnaire à la police nationale, que « la prolifération du crime organisé est bien plus que la face cachée de la mondialisation : elle en est un des moteurs inavoués ». Ce qui est à l’œuvre avec le terrorisme global, c’est la conjugaison de différentes tentations (et traditions) nihilistes, une compulsion dévastatrice des valeurs et des sagesses au nom d’un fantasme, celui de la substitution de l’homme à Dieu, Dieu archaïque, tyrannique, monstrueux, terrorisant.
Qu’est-ce qui est à l’œuvre avec le terrorisme islamique, sinon une surenchère de désespoir, d’impuissance à vivre au présent de l’humanité ; un hyper-cynisme en réponse au vieux cynisme marchand, un désir mimétique de toute-puissance, un activisme irreligieux, profondément athée, sans autre transcendance que la mort ou la soumission à un ordre mort. Une terreur de la liberté, sans autre recours que de terroriser ce terrorisme au nom d’un Dieu, tyrannique, terrible, terrorisant.
Dans les pays de tradition démocratique, la tentation de renoncer à des droits chèrement acquis au profit de la sécurité se paiera au prix fort, celui qui nous laissera sans protection face à des gouvernants sans scrupule. Nul ne connaît l’avenir…
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