«Je ne vois que deux conditions de ce qu'on appelle le bonheur:
bonne santé et stupidité», disait Kazimierz Brandys dans Libération le 17 août 1993. Il n'a jamais été stupide (on lui a même reproché son «intelligence» politique qui le mit un temps exagérément en accord avec le gouvernement communiste polonais) et il ne sera plus jamais en bonne santé: il est mort samedi à Nanterre à 83 ans. Le bonheur n'était guère son élément.
Vingt ans de PC. Né en 1916 à Lodz, Kazimierz Brandys a d'abord fait des études de droit avant de publier son premier roman, le Cheval de bois, en 1946, année où il entre au Parti communiste; il y restera vingt ans. Il reçoit le prix littéraire de Varsovie en 1948 pour la Ville insoumise. Il commence cette même année le cycle littéraire Entre deux guerres dont le premier tome, Samson, sera adapté au cinéma en 1954 par Andrzej Wajda (les Citoyens). En France, c'est Jean-Paul Sartre qui, un des premiers, le remarque en publiant une des ses nouvelles, Défense de la Grenade, dans un numéro spécial des Temps modernes consacré à la Pologne. Chez lui, après 1956, Kazimierz Brandys critique ses propres oeuvres antérieures, quitte le parti en 1966 et se manifeste vraiment dans l'opposition avec Variations postales en 1972 et En Pologne, c'est-à-dire nulle part en 1977 (traduit au Seuil) qui lui valent le plus d'ennuis (c'est en 1976 qu'il devient complètement interdit de publication). Proche du syndicat Solidarnosc, il est à New York, en décembre 1981, quand «l'état de guerre» est déclaré. «Au bout de huit jours, je savais déjà que je ne rentrerai pas en Pologne. Je ne me sentais pas comme quelqu'un qui a émigré, mais comme celui qui ne revient pas chez lui.» Il s'installe alors à Paris où il écrit de 1981 à 1987 ses Carnets.
Ce livre, traduit chez Gallimard, va lui donner une nouvelle célébrité. Il s'agit de «la narration construite et non imaginaire d'une vie». Il y mêle passé et présent pour comprendre l'itinéraire d'un écrivain qui en a changé. Objectif: atteindre «à une chose impossible ­ joindre la sincérité des confessions à une narration construite et en même temps se libérer des unes et des autres». Mais la véritable héroïne du livre est la Pologne. «L'image d'un pays ravagé me hante, l'image d'une Pologne grise, spectrale, infatuée, faisant la queue devant des tombes et des débits de boissons.» Brandys écrit aussi: «Les frontières du passé sont de plus en plus incertaines et il m'arrive de penser que mes représentations imaginaires étaient plus importantes et moins arbitraires que les faits réels.»
Remords. Il a achevé en 1977 son roman Rondo (traduit chez Gallimard) et écrira dès lors des textes, dont les Carnets sont l'archétype, qui ne sont vraiment ni journaux ni mémoires, ni documents ni fictions. A nouveau dans Libération (le 4 juin 1992), il explique comment c'est arrivé: «Il me semble qu'un jour, j'ai compris que moi-même je participais à des événements qui composent un roman, et qui sont plus passionnants qu'une fiction.» Ce «jour» fut en fait toute une période, celle où Kazimierz Brandys rencontra «les jeunes gens qui ont créé le KOR, le Comité de défense des ouvriers. C'était le début du grand mouvement social en Pologne qui allait s'appeler plus tard Solidarnosc». Face à ces jeunes gens qui risquent l'arrestation à chaque instant, l'écrivain, de toute façon déjà interdit de publication, écrit «sur ce qui se passait». «Dans cette période, il était important de me rendre compte: quelle attitude au juste je prends envers ce qui se passe? Avec qui je suis?» Ses vingt années de parti lui reviennent comme un remords.
Sa nationalité et sa profession ont marqué d'une façon particulière l'existence de Kazimierz Brandys. «Etre écrivain est déjà épuisant. Etre polonais et écrivain est parfois tragique. (") Et c'est d'autant plus épuisant qu'on a attribué aux écrivains, en Pologne, un rôle de prophète national, cela depuis le romantisme», dit-il encore à Libération. La tragédie semble décidément lui avoir été plus familière que le bonheur.
Mathieu Lindon