Médias : la faillite, et après ?
par Jérôme Chapuis, présentateur et rédacteur en chef à RTL
Donald Trump s’adresse aux médias le 25 juin 2016.
Faillite du journalisme ! À entendre certains commentaires au lendemain du séisme Trump, cette élection signe l’échec de toute une profession. Sur 200 grands médias américains, 6 seulement ont soutenu le milliardaire. À lui seul, ce chiffre suffirait à clore le débat. Le système aveuglé n’a pas voulu entendre l’Amérique d’en bas. Le système s’est serré les coudes, il s’est ligué contre l’adversaire. Le système est tombé.
Pourtant, l’explication par « le système » n’est pas satisfaisante. Elle n’est que le recyclage de l’attirail classique du populisme, une injure de plus à l’égard des élites. Alors tâchons d’aller plus loin : comment expliquer ce parti pris – inédit par son ampleur – en faveur d’une candidate contre l’autre ? Pourquoi une telle mobilisation ?
Le premier tort des médias, dans cette affaire, est d’avoir cru aux faits. La « raison » est la raison première de leur opposition à Donald Trump : jamais un candidat n’aura menti avec autant de méthode, jamais les médias n’auront aussi méthodiquement démonté ses mensonges. Un livre entier ne suffirait pas à les recenser, ce qui au bout du compte importe peu : ce ne sont pas les livres qui font une élection. Les faits ne pèsent rien au regard des haines et de la colère.
Le deuxième tort des médias traditionnels est d’avoir cru à la persistance de leur pouvoir d’influence. Ici, le terme de faillite est à prendre au sens propre. Car avec l’avènement des réseaux sociaux, des chaînes de mails, des sites partisans et de l’info en continue, les médias sont défiés dans leur fonction première : celle d’intermédiaire, de médiateur, de modérateur du débat public. Pour le métier de journaliste, cela ressemble à une crise existentielle : nous sommes entrés dans l’ère de l’actualité désintermédiée. Le mépris des peuples à l’égard de toute une profession vient sans doute moins de ses partis pris supposés que de son apparente inutilité. « Pour me faire une opinion, je peux très bien me passer de vous, » semblent dire à longueur d’enquêtes lecteurs, auditeurs, téléspectateurs. Depuis 20 ans, le grand public se détourne de l’information « réfléchie », celle qui assume le recul plutôt que l’immédiateté, le rendez-vous ponctuel plutôt que le flux, celle qui induit un prix à payer et non la gratuité.
Cette défiance, on nous objectera une fois de plus que les médias l’ont bien cherchée. Dans la campagne américaine, comme dans celle du Brexit, ils ont sans nul doute abusé de leur position. Les médias ne sont ni en haut, ni en bas. Ils sont – comme leur nom l’indique – au milieu. Mais où est le « juste milieu » à l’heure de la parole tous azimuts ? Comment se situer quand l’injure publique est érigée en argument électoral ?
On nous demande de relayer la colère des peuples, nous le faisons. Nos antennes regorgent d’interactivité, de reportages intitulés « la détresse des chômeurs », « l’épuisement des infirmiers », la « fronde des policiers ». Nous donnons la parole à tous les partis, y compris au Front National, qui ne peut plus depuis longtemps affirmer qu’il est ostracisé.
Alors d’où vient ce sentiment qu’on ne s’entend plus ? Cela tient à la nature inédite de la crise que traversent nos démocraties : une crise de la parole publique. Oui, on ne s’entend plus, dans tous les sens du terme. « Notre parole est devenue une langue morte », lançait Manuel Valls à la tribune de l’Assemblée Nationale lors de son discours de politique générale en 2014. La parole, monnaie d’échange du débat démocratique est dévaluée comme jamais.
Tout le monde parle, tout le temps, tout se dit, tout se vaut, tout s’oublie. Le discrédit est partout. Et dans le brouhaha, celui qui l’emporte à la fin est celui qui parle le plus fort.
Le paradoxe a été mille fois relevé : nos outils de communication sont innombrables et performants et pourtant, à l’échelle d’un pays, ils dispersent plus qu’ils ne rassemblent.
Cette situation chaotique du débat public, cette dispersion des arguments, chacun de nous, à la place qui est la sienne, en est responsable. Les grands médias bien sûr, au premier chef. Mais aussi l’anonyme qui diffuse sa haine sur Twitter, le retraité qui relaie à tous ses contacts un mail diffamatoire sans en avoir vérifié la provenance, l’homme politique qui confond parole privée et parole publique.
Alors dans la nouvelle agora décentralisée, le journalisme est-il condamné à la faillite ? Le métier n’a jamais été aussi délicat à pratiquer : métier de conscience dans un monde qui se robotise ; métier de raison dans un monde de passion ; métier d’authentification dans un monde où tout est relatif ; métier de rassemblement en des temps de dispersion ; métier de vérification dans un monde en excès de vitesse. Pour toutes ces raisons, et sûrement à contre-courant, j’ai la conviction qu’on n’a jamais eu autant besoin de journalistes.
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