mardi 10 novembre 2015

Enfants sauvages

Le pari de Descartes

Chronique de Danièle Moyse du 10/11/2015
Que serait devenu Victor de l’Aveyron sans le Docteur Itard (Malson, les enfants sauvages) qui vit en lui un enfant éducable, malgré les profonds retards cognitifs induits par son abandon dans la forêt, à quelle nuit profonde Helen Keller ou Marie Heurtin, sourdes et aveugles, n’auraient-elles pas été condamnées, si elles n’avaient croisé des éducatrices qui se donnèrent pour mission de les y arracher ? À ces trois destins, des cinéastes ont consacré des films qui montrent que si la foi déplace des montagnes, elle ne se confond avec pas avec une croyance doucereuse. Rien de plus efficace que l’image en effet, pour nous mettre sous les yeux la violence du combat dans lequel ces vrais pédagogues se lancèrent pour toucher l’intelligence apparemment inexistante de leurs élèves. 

Dans Miracle en Alabama (A. Penn, 1962), on voit l’institutrice entreprendre, contre l’avis des parents d’Helen résignés à la laisser se servir avec ses doigts dans leur assiette, de la faire manger avec des couverts : le salon est dévasté par la réaction de la jeune fille à qui, pour la première fois, on oppose une résistance, mais elle finira son repas à table, avant de la quitter en pliant sa serviette. Dans l’enfant sauvage (1970), F. Truffaut montre à quelle discipline de fer le Docteur Itard soumit Victor pour lui faire entrevoir le lien entre les mots et les choses, et dans Marie Heurtin (2014), J.-P. Améris fait apparaître comment Sœur Marguerite comprit que, avant d’en arriver là, il lui fallait donner à Marie, une tenue, aussi bien vestimentaire que physique, pour vaincre son opposition à tout apprentissage.

L’histoire de ces destins hors du commun nous rappelle que, même si cela n’est habituellement pas aussi visible, l’humanité n’est pas un fait, mais un pari.
Sans un tel pari comment Descartes aurait-il pu commencer son Discours de la méthode par l’affirmation suivant laquelle : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » ? À la lecture de cette phrase, plusieurs élèves manifestent, en classe de philosophie, un étonnement amusé. Le professeur devra prendre soin d’expliquer que le « bon sens » n’est pas ici l’opinion communément partagée, mais, au contraire, le « sens » qui est « bon » par son aptitude à nous faire « distinguer le vrai d’avec le faux ». Quel est ce « sens »? La raison, que tous, affirme Descartes, ont reçu en partage. Même après une telle mise au point, le scepticisme demeure. « Et les fous ? », « et ceux qu’une déficience empêche de réfléchir ? », demandent certains. Seuls les plus avisés remarquent que, pour nommer la raison, Descartes parle de la « puissance de bien juger », et que ce qui est « en puissance », n’est pas forcément « en acte ». Pour autant, si la raison est une simple « puissance », comment s’assurer de sa présence en chacun ?
Il faudra alors convenir qu’on est bien en peine de trouver, dans le texte du philosophe, l’ombre d’une « preuve » de ce qu’il annonce. Admettant que les hommes sont inégaux par la mémoire ou l’imagination, il déclare seulement : « pour la raison, ou le sens, je veux croire qu’elle est tout entière en un chacun ». Magnifique acte de foi, que partagent implicitement avec lui, tous ceux qui parient que, derrière ses limitations, sommeille, en tout être humain, la possibilité d’entrer dans la connaissance et d’y progresser ! Encore faut-il bien comprendre qu’un tel pari, distinct de toute forme de démagogie, exige parfois une lutte sans merci.




Bibliographie
R. Descartes, Discours de la méthode

R.M.Rilke, Poèmes à la nuit

L. Malson, Les enfants sauvages

Erasme, De l’éducation des enfants

St John Perse, Discours de Stockholm

J.J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes

Films : Miracle en Alabama A. Penn et L’enfant sauvage F. Truffaut



http://www.philosophies.tv/chroniques.php?id=887
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