Au-dessous de la mêlée
Curieuse activité que le rugby : en Angleterre, ce fut un sport de voyous pratiqué par des gentlemen, selon la formule consacrée (le football étant censé être l’inverse). En France, un rugby dit de village valut naguère une gloire nationale à Béziers, à Mazamet ou à Lourdes. Ce divertissement rituel plongeait ses racines dans un monde d’avant les États-nations, dont le traditionnel « palio » de certaines villes italiennes peut encore donner une idée. Le fameux ballon ovale, avec ses rebonds capricieux, symbolisait un monde aléatoire et aristocratique – quand le football élisait un ballon rond, d’une perfection décevante pour les uns, hautement démocratique pour les autres.
Il y a trente ans cette année, le rugby a décidé de devenir professionnel. La Fédération française de rugby fête cela à sa manière : pour la première fois de son histoire, le maillot de l’équipe nationale a arboré une publicité (« #France 2023 ») pour l’attribution de la prochaine Coupe du monde à la France, ce qui prélude, de son aveu même, à l’apparition de véritables commanditaires (ou « sponsors »). Je n’éprouve, pour ma part, aucune nostalgie à l’égard d’un rugby supposément authentique. Seulement, je m’interroge : que s’est-il passé depuis que les instances dirigeantes du rugby se sont mis en tête d’avoir de l’argent ? Eh bien, ce qui se passe toujours avec l’argent : c’est lui qui vous a.
Qui dit argent dit la télévision. Comme le légendaire Argus, elle mérite l’épithète panoptès : elle veut tout voir. C’est elle qui a imposé des changements dans les règles du jeu. Allongement de la durée de la mi-temps pour placer davantage d’espaces publicitaires, par exemple. Mais aussi, et afin de favoriser le spectacle, modification du règlement de la touche qui avantage (je vous épargne les détails) l’équipe la plus offensive, interdiction d’effondrer les mêlées, obligation de lâcher la balle quand on est plaqué, ce qui évite ces fameux empilements stériles de joueurs où l’on ne distinguait plus rien (c’est la fin du rugby croqué par Uderzo et Goscinny dans Astérix et les Bretons).
Quantitativement, les progrès sont sidérants. Un détail d’abord, si étrange que je me demande si je ne me trompe pas : quand les joueurs tapaient jadis un coup de pied, la balle rebondissait à peu près n’importe comment ; maintenant, ils savent tous la faire filer droit. Et nous voyons des jeunes gens de 150 kg courir comme des lapins, un nombre effarant de plaquages, des kilomètres de courses, un temps de jeu effectif plus considérable que jamais. Devant ce spectacle effréné, je me suis surpris à penser que les joueurs ne jouent plus. De fait, ils travaillent. Et c’est logique, puisqu’ils exercent désormais une profession. Pis encore : ils donnent l’impression d’être joués, d’être travaillés – mais par quoi ? Par le rugby ? – Non : par l’industrie du spectacle sportif, par le démon du profit.
Et puis le progrès est une sorte de tautologie : à partir du moment où l’on désire que tout aille plus vite et plus fort, l’on décide que la force et la vitesse, c’est un mieux ; sans jamais s’interroger sur la valeur de ces valeurs. Pareille évolution possède un envers qualitatif : la pression subie par les joueurs est considérable (diététique, préparation mentale, musculation, entraînement, calendrier surchargé). La firme Thales a fourni à l’équipe de France un simulateur de mêlée, pour éviter les blessures, nous dit-on ; il s’agit aussi d’optimiser l’exploitation du corps du sportif. Les corps et les esprits sont soumis à des violences tellement extrêmes que la Fédération s’est vue obligée de mettre en place un « protocole commotion », qui dresse la liste des circonstances supposant la sortie immédiate d’un joueur : perte de connaissance, ataxie, convulsions. De même, « quand le joueur est clairement confus » (sic).
Je me souviens du premier match professionnel télévisé que j’aie regardé, à la fin des années 1980. J’ai oublié le nom des équipes, le score. Mais voici ce qui me frappa : on avait peint sur la pelouse la réclame d’un commanditaire ; comme il pleuvait et que la technique n’était pas tout à fait au point, les joueurs, au bout de quelques mêlées et glissades, se trouvèrent entièrement maculés ; et l’on peinait à identifier leur maillot. Certains y virent un sinistre présage, la fin du rugby des nations. Ce qui me glaçait, c’est qu’on ne voyait même plus le visage de certains joueurs.
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