Il
y a quelques années, Jean d’Ormesson et moi nous nous récitions ces
vers de Toulet, qui nous plaisaient par leur caractère énigmatique :
Si vivre est un devoir, quand je l’aurai bâclé
Que mon linceul au moins me serve de mystère
Il faut savoir mourir, Faustine, et puis se taire
Mourir comme Gilbert, en avalant sa clé.
Il y avait Faustine, bien sûr, qui nous rappelait la superbe Phryné aimée d’Arsène Lupin à la fin de sa dernière aventure – La Cagliostro se venge.
Mais Gilbert, qui était-ce ? Un amant de Faustine ? Et cette façon de
mourir désignait-elle, en image, une manière de se condamner au silence
sans rien livrer de son secret ?
Je n’ai appris que récemment la
triste fin de Nicolas Gilbert, né en 1750 en Lorraine, mort à Paris en
1780. En 1770, il monte à Paris, muni de lettres de recommandation,
postule pour un emploi de précepteur chez d’Alembert, et se fait
éconduire. Il publie en vain des vers, des pièces de théâtre. La Harpe
lui souffle un prix de l’Académie. C’est alors qu’il se rapproche de
Fréron, l’ennemi juré de Voltaire et des Encyclopédistes et embrasse sa
querelle. En 1775 paraît Le Dix-huitième Siècle, féroce satire de son temps, que Huysmans comparera plus tard à un « météore dans le champ littéraire ». La
bourgeoisie, la noblesse, la Cour, et cette idée absurde du progrès à
laquelle elles sont acquises, lui servent de cibles, et Voltaire pour
finir. Il s’en prend ensuite aux platitudes académiques. Les cibles en
question sont d’autant plus exaspérées qu’elles s’imaginent et se
représentent persécutées, alors qu’elles donnent le ton. C’est à la
vérité Gilbert qui est seul et on le lui fait bien voir. En 1780,
victime d’une chute de cheval, il est trépané et meurt à l’hôtel-Dieu.
La Harpe ne désarme pas, publiant après sa mort qu’il est en réalité
mort fou, à l’asile, ayant avalé la clé de sa chambre. Ses rares
admirateurs, comme Neufchâteau, continuèrent de déplorer que sa muse se
soit dressée « contre la raison même » et qu’il ait dû vendre « au clergé sa plume satirique » parce qu’il manquait d’argent. Les romantiques le redécouvriront et Vigny s’inspirera de ses Adieux à la vie.
Au-delà
de l’anecdote, le mécanisme de ses déboires mérite qu’on s’y arrête. De
son temps, Gilbert a été vu, et haï, comme le défenseur de
l’absolutisme, un agent stipendié du pouvoir, la tête de Turc du camp
des Lumières et de la raison. Or celui-ci n’était aucunement persécuté,
s’il aimait à se croire tel. Les Encyclopédistes faisaient l’admiration
générale. Voltaire était prisé par les parlements, les ministres, la
noblesse et le haut clergé. On imagine que quelques curés de campagne se
méfiaient de cet homme qui disait éprouver si fort le mépris des
pauvres, mais ils devaient se sentir bien seuls. Le persécuté, c’était
Fréron, dont le journal était suspendu sans cesse par ordre du ministre
parce qu’il s’était permis de critiquer d’Alembert ou Marmontel.
Malesherbes faisait délivrer des blâmes aux critiques de l’Encyclopédie,
conseillait Rousseau pour la rédaction de ses contrats, organisait la
publication des œuvres d’Helvétius en Suisse. On ne saurait être moins
absolutiste. La chimère pourtant emportait tout, ainsi qu’il advient
souvent en France.
Il me semble parfois que nous n’avons pas ces
temps-ci une Encyclopédie mais deux, également triomphantes et se
croyant également victimes d’une persécution qui les porte à la rage. Il
y a d’abord le camp des droits, des progrès sociétaux, de la conquête
des titres de créance, lancés à l’assaut d’un monde ancien qui a déjà
disparu. S’ils sont rebelles, ce sont les mutins de Panurge dont parlait
Muray. S’ils sont simplement « progressistes », ils paraissent
s’acharner sur des ruines. Il y a, de l’autre côté, le camp de la
sécurité, de la tradition, de la résistance à l’étranger. Ils ont
triomphé aussi : la suspension des libertés publiques, la répression
pénale sur la base d’un tarif préalablement voté, la critique des juges,
ou la préférence nationale pour l’emploi ne font plus, au sens strict,
l’objet d’aucun débat. Pourtant, à les entendre, ils seraient les
derniers défenseurs de Douaumont.
Dans le passé, il était
difficile d’imaginer les persécutés persécuteurs, ou que les deux
triomphassent ensemble. Si c’étaient les royalistes, ce n’étaient pas
les républicains. Si c’étaient des radicaux, ce n’était pas l’Église. Si
c’était le capital, ce n’était pas le socialisme. La singularité de ce
moment tient à l’exaspération de passions contraires et qui ont pourtant
simultanément vaincu, sans que personne s’interroge sur ce curieux
phénomène, qui paraît rendre vaines les gesticulations des hommes
politiques engagés dans la présidentielle, ou plutôt qui fait apparaître
ces personnages variés comme des conséquences et non comme des causes,
comme des symptômes et non comme des acteurs de notre histoire.
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