samedi 6 août 2016

Pratique ou théorie ? Jouer d'un instrument ou étudier le solfège ? LC 20160806

Le solfège est-il un frein au désir de pratiquer la musique ?


Sollicité par Aurélie Filippetti alors qu’elle était ministre de la culture, Didier Lockwood vient de remettre au premier ministre des propositions pour favoriser la pratique musicale. Une approche directe et partagée de l’instrument et une remise en cause du passage obligatoire par le solfège sont au cœur de ses préconisations. Comme une rupture avec la longue histoire de l’enseignement de la musique en France.

Il est plus formateur de commencer avec la pratique

Didier Lockwood,
violoniste, musicien de jazz
La question de l’apprentissage du solfège est délicate et complexe. Si elle était si facile à résoudre, on n’en parlerait plus depuis longtemps… Le solfège est un point nodal de l’accès à la pratique musicale telle qu’elle est enseignée dans les conservatoires. Tout simplement parce que cet enseignement s’appuie sur une esthétique donnée, celle de la musique dite « classique » ou « savante », une musique écrite et transmise via la lecture des partitions.
Les conservatoires enseignent un répertoire appartenant essentiellement au passé et, pour pourvoir l’interpréter, il est donc nécessaire de savoir lire les partitions dont le solfège est la clé d’accès. Contrairement aux traditions extra-européennes ou aux musiques populaires (qui ont d’ailleurs longtemps été écartées des classes des conservatoires), la transmission musicale n’est pas orale mais écrite, qu’il s’agisse des suites de Bach, de symphonies de Mozart ou des préludes de Claude Debussy.
Je me souviens que, lorsque j’ai appris la musique, nous avions deux années de solfège obligatoires avant de pouvoir toucher un instrument. Exactement comme si l’on interdisait à un enfant de parler tant qu’il ne sait ni lire ni écrire ! On comprend alors l’image douloureuse ou du moins rébarbative qui est attachée à ce pauvre solfège… Ce qui est d’autant plus fâcheux que la musique et sa pratique sont, elles, associées aux notions de plaisir, de désir d’un superflu magnifique qui devient source de joie et d’épanouissement.
C’est pourquoi je préconise un contact concret avec l’instrument et non l’intellectualisation de la musique. Je propose de créer dans tous les collèges de France, en milieu rural comme en milieu urbain, une classe d’orchestre dans laquelle (sur le modèle du Sistema vénézuélien) on met un violon ou une flûte entre les mains de chaque enfant dès le premier jour.
C’est de cette manière qu’il va découvrir le plaisir de jouer avec les autres, expérimentant les vertus individuelles et collectives de la musique : l’écoute, la solidarité, l’énergie ou le silence partagés. Il est bien plus formateur et stimulant de commencer par cette pratique concrète dans laquelle, tout naturellement, le solfège va s’inscrire. L’enfant se demandera alors : « Comment s’écrit ce que j’ai tant de plaisir à jouer ? » et non plus : « Comment vais-je pouvoir jouer ce que j’ai tant de mal à lire ? »
Cette vision est le fruit de cinquante années de musique qui m’ont persuadé qu’il fallait trouver la bonne porte d’entrée dans un art qui s’adresse avant tout à notre part émotionnelle, organique, intime. D’où l’importance aussi de comprendre que le premier fondement de la musique, à savoir le rythme, doit s’éprouver physiquement, en frappant dans ses mains, sur son corps, en dansant… Une pédagogie très corporelle, dès le plus jeune âge, est en outre un atout pour favoriser la plasticité du cerveau qui aidera à tous les apprentissages de la vie scolaire. Et de la vie tout court.
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Dès qu’on en voit la finalité, le solfège paraît nécessaire et excitant

Bertrand Chamayou,
pianiste
Je vois et j’entends que cette question de l’apprentissage du solfège reste épineuse pour beaucoup. Pourtant, dans mon propre cas, d’aussi loin que je me souvienne, j’ai tout de suite adoré cela ! À vrai dire, je serais bien incapable de dire quand et comment j’ai appris à lire la musique. Ce que je me rappelle, c’est que je m’y sentais comme un poisson dans l’eau.
Bien entendu, je n’ignore pas que le solfège peut sembler à beaucoup une matière terriblement aride et difficile – exactement comme les mathématiques – si on la considère comme un ensemble de codes abstraits à déchiffrer et à maîtriser. Il faut, au contraire, essayer d’y voir un outil de déploiement de l’imaginaire.
J’ai ainsi le souvenir que les dictées musicales, l’étude des intervalles étaient prétexte pour moi à faire naître des images, des couleurs, des associations d’idées. Je travaillais avec les sons comme avec une palette de peintre. Si bien que, avec le recul, je ne crois pas beaucoup aux méthodes de solfège ludique, mais plutôt à tout ce qui peut rattacher son apprentissage à l’émotionnel.
Néanmoins, il serait démagogique de prétendre que le solfège n’est pas ardu et ne demande pas de travail. Mais dès qu’on en voit la finalité, l’effort paraît nécessaire, excitant même. C’est pourquoi il faut l’étudier en intime connexion avec la pratique instrumentale.
Lors de mes premières années au piano, j’aimais déchiffrer non seulement les partitions que j’allais jouer mais aussi des œuvres d’un niveau supérieur au mien, comme un avant-goût du futur. Ma professeur m’y encourageait, contre l’avis des autres enseignants qui partageaient une vision beaucoup plus utilitariste et immédiate sans doute. Des années plus tard, je lui en reste reconnaissant. D’autant que, grâce à cette gourmandise de lecture, j’écoutais d’une oreille plus attentive et ouverte les grands pianistes qui me faisaient rêver, dans telle sonate de Beethoven ou telle pièce de Liszt !
À partir du moment ou l’étude du solfège et la pratique de l’instrument sont liées, la seconde dédramatise le premier. Il y a évidemment mille et une façons de faire de la musique mais si vous souhaitez aborder et approfondir le répertoire classique, il est très difficile de se passer du solfège, ce qui n’est pas forcément le cas pour les artistes de jazz, pop, rock…
En revanche, et je l’ai moi-même expérimenté, fréquenter musiques et musiciens « populaires » aide à mieux appréhender la dimension rythmique de l’écriture musicale. Je me suis rendu compte que la lecture intellectuelle des partitions me laissait quelques lacunes en la matière, que j’ai comblées au contact du jazz ou des musiques traditionnelles. L’univers artistique est si riche qu’il n’y a pas de démarche unique mais une pléiade d’approches diverses. Et c’est heureux !
Recueilli par Emmanuelle Giuliani

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