jeudi 7 avril 2016

Sollers "Mouvement"

SOLLERS A RAISON D'ECRIRE
Mouvement
de Philippe Sollers
Gallimard, 230 p., 19 €
Si un roman se caractérise par des personnages dans une histoire, le dernier « roman » de Philippe Sollers, annoncé comme tel, est encore une de ces blagues supérieures dont il a le secret. Son histoire commence comme un roman mais au bout de trois lignes vous avez bien compris qu’il n’en est rien et que la pauvre Lola dont il est question au premier paragraphe ne passera pas la promesse des chapitres. On ne la reverra jamais.
Celui qu’on voit, en revanche, c’est Hegel, le philosophe allemand, père de la phénoménologie, l’amoureux de la Révolution française, celui qui, en 1806, à Iéna, voyant Napoléon passer à cheval sous ses fenêtres s’écria : « J’ai vu passer l’âme du monde ! » Hegel est le héros d’un roman philosophique dont la trame est ténue en termes de récit mais dotée d’une intensité de pensée qui fait plaisir à l’esprit curieux. Car revoici le talent extrême de l’excessif Sollers : parvenir à nous faire circuler sans ennui dans ses lectures comme au sein d’une merveilleuse bibliothèque aux rayonnages parfaitement cirés et dans un silence de cathédrale gothique.
On passe avec allégresse et dans le sillage de son humour de Pascal à Claudel ou à Chateaubriand, de Dante à Shakespeare, les héros de Homère voisinent avec ceux d’Alfred Jarry. Hegel croit dur comme fer que l’esprit et la raison continueront longtemps d’insuffler l’histoire en train de se faire. Il n’est pas nihiliste ou défaitiste. Pas marxiste non plus, pour un sou. Chrétien et révolutionnaire si vous voulez le caractériser de façon simpliste. En quoi il serait le frère jumeau de Philippe Sollers, l’écrivain qui joue à la perfection à la « chrétiennitude » et qui pense que la vraie révolution que le monde attend est encore à venir quand tous les escrocs de la déification de l’argent et des pouvoirs auront été mis à bas de leurs effigies grotesquement publicitaires.
Allez à Lascaux, dit le chroniqueur Sollers, réfléchir à la manière dont le rhinocéros peint de main d’homme se détourne du fourbi contemporain et passe lourdement son chemin. Allez dans les étoiles sur les traces de Philae, la petite espionne électronique chargée de donner des nouvelles de la comète qui nous fuit après nous avoir frôlés. Allez en Chine éternelle lire les poètes chinois qui depuis des millénaires ont précédé les prétentions occidentales de l’écriture. ­Retrouvez-y, ces vers de Pan Yue résumant le bonheur qui devrait nous suffire : « Contemplons la beauté, oublions tout le reste, vaguons, toujours heureux d’être si peu de chose. » Cela fut écrit en l’an 300, il y a dix-sept siècles. Bien sûr, nous avons Montaigne comme rescousse pour vivre, et Pascal pour penser, et les Lumières pour nous éclairer et illuminer l’histoire avec le faisceau de la « raison ». Cette raison dont Hegel avait fait le principe de toute l’agitation humaine.
Il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont elle est à l’œuvre dans notre monde et notre temps ! Sollers qui n’est pas un dévot idolâtre de Hegel ne disconvient pas que les choses soient délicates si l’on veut la raison comme fanal pour marcher en pleine obscurité. Il n’empêche qu’il croit à l’esprit, forme compactée du divin. L’esprit qui est partout à l’œuvre, cherchant où il veut à guider les âmes vers la sortie de l’histoire. De la Bible à la poésie chinoise, de Homère à Apollinaire, de Rimbaud à Georges Bataille, partout c’est la lutte entre la bêtise au front de taureau et la fraîcheur des aubes naissantes. Les considérations précises de Sollers quoi que pas du tout romanesques au sens habituel, se lisent avec gourmandise. Comme on dégusterait, dans un salon de thé paisible, les pâtisseries qui auraient plu à Proust tandis que viendraient du dehors des cris provoqués par Sade et ses sbires.
Le style de Sollers est simple et clair. Il écrit bien, le bougre inclassable de notre littérature. Certains de ses chapitres, notamment celui sur Victor Hugo, sont pleins de charme et d’efficacité. Rien que pour ce genre de cadeaux, il faudrait le remercier de nous avoir encore concocté ce non-roman.
Bruno Frappat

http://www.la-croix.com/Sollers-raison-ecrire-2016-04-06-1100751669?&PMID=d6c105ff084145913ded2e1bfaee96f0 

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