SOLLERS A RAISON D'ECRIRE
Mouvement
de Philippe Sollers
Gallimard,
230 p., 19 €
Si un roman se caractérise par des
personnages dans une histoire, le dernier « roman » de Philippe
Sollers, annoncé comme tel, est encore une de ces blagues supérieures dont il a
le secret. Son histoire commence comme un roman mais au bout de trois lignes
vous avez bien compris qu’il n’en est rien et que la pauvre Lola dont il est
question au premier paragraphe ne passera pas la promesse des chapitres. On ne
la reverra jamais.
Celui qu’on voit, en revanche, c’est Hegel,
le philosophe allemand, père de la phénoménologie, l’amoureux de la Révolution
française, celui qui, en 1806, à Iéna, voyant Napoléon passer à cheval sous ses
fenêtres s’écria : « J’ai vu passer l’âme du monde ! » Hegel
est le héros d’un roman philosophique dont la trame est ténue en termes de
récit mais dotée d’une intensité de pensée qui fait plaisir à l’esprit curieux.
Car revoici le talent extrême de l’excessif Sollers : parvenir à nous faire
circuler sans ennui dans ses lectures comme au sein d’une merveilleuse bibliothèque
aux rayonnages parfaitement cirés et dans un silence de cathédrale gothique.
On passe avec allégresse et dans le sillage
de son humour de Pascal à Claudel ou à Chateaubriand, de Dante à Shakespeare,
les héros de Homère voisinent avec ceux d’Alfred Jarry. Hegel croit dur comme
fer que l’esprit et la raison continueront longtemps d’insuffler l’histoire en
train de se faire. Il n’est pas nihiliste ou défaitiste. Pas marxiste non plus,
pour un sou. Chrétien et révolutionnaire si vous voulez le caractériser de
façon simpliste. En quoi il serait le frère jumeau de Philippe Sollers,
l’écrivain qui joue à la perfection à la « chrétiennitude » et qui
pense que la vraie révolution que le monde attend est encore à venir quand tous
les escrocs de la déification de l’argent et des pouvoirs auront été mis à bas
de leurs effigies grotesquement publicitaires.
Allez à Lascaux, dit le chroniqueur Sollers,
réfléchir à la manière dont le rhinocéros peint de main d’homme se détourne du
fourbi contemporain et passe lourdement son chemin. Allez dans les étoiles sur
les traces de Philae, la petite espionne électronique chargée de donner des
nouvelles de la comète qui nous fuit après nous avoir frôlés. Allez en Chine
éternelle lire les poètes chinois qui depuis des millénaires ont précédé les
prétentions occidentales de l’écriture. Retrouvez-y, ces vers de Pan Yue
résumant le bonheur qui devrait nous suffire : « Contemplons la
beauté, oublions tout le reste, vaguons, toujours heureux d’être si peu de
chose. » Cela fut écrit en l’an 300, il y a dix-sept siècles.
Bien sûr, nous avons Montaigne comme rescousse pour vivre, et Pascal pour
penser, et les Lumières pour nous éclairer et illuminer l’histoire avec le
faisceau de la « raison ». Cette raison dont Hegel avait fait le principe
de toute l’agitation humaine.
Il y aurait beaucoup à dire sur la manière
dont elle est à l’œuvre dans notre monde et notre temps ! Sollers qui n’est pas
un dévot idolâtre de Hegel ne disconvient pas que les choses soient délicates
si l’on veut la raison comme fanal pour marcher en pleine obscurité. Il
n’empêche qu’il croit à l’esprit, forme compactée du divin. L’esprit qui est
partout à l’œuvre, cherchant où il veut à guider les âmes vers la sortie de
l’histoire. De la Bible à la poésie chinoise, de Homère à Apollinaire, de
Rimbaud à Georges Bataille, partout c’est la lutte entre la bêtise au front de
taureau et la fraîcheur des aubes naissantes. Les considérations précises de
Sollers quoi que pas du tout romanesques au sens habituel, se lisent avec gourmandise.
Comme on dégusterait, dans un salon de thé paisible, les pâtisseries qui
auraient plu à Proust tandis que viendraient du dehors des cris provoqués par
Sade et ses sbires.
Le style de Sollers est simple et clair. Il
écrit bien, le bougre inclassable de notre littérature. Certains de ses
chapitres, notamment celui sur Victor Hugo, sont pleins de charme et
d’efficacité. Rien que pour ce genre de cadeaux, il faudrait le remercier de
nous avoir encore concocté ce non-roman.
Bruno Frappat
http://www.la-croix.com/Sollers-raison-ecrire-2016-04-06-1100751669?&PMID=d6c105ff084145913ded2e1bfaee96f0
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire