mercredi 20 avril 2016

ascèse du courriel (LC 20160420)

Pitié pour nous, les Ninivites

Dans une chronique parue il y a un mois et qui avait pour titre « Perte en ligne », je m’affolais du temps que nous passons à tenter, en vain, de lire tout notre courrier électronique et d’y répondre sans trop de retard. Ce nouveau boulet à nos chevilles d’individus modernes et libérés est devenu un problème de société. Les dernières statistiques estiment que nous consacrons près du tiers de nos heures de travail à nager dans notre messagerie électronique. Communication hachée, désordonnée et anxiogène, échanges lacunaires et sommaires, ton bien souvent brutal, obligation de pratiquer ce ping-pong infernal du matin au soir sous peine d’être éliminé du jeu social : le mal est bien diagnostiqué, trouvons des parades.
Je ne suis pas la seule à penser que les moines et moniales, apparemment éloignés de la modernité et des conditions de vie communes, ont pour vocation, outre la prière et la glorification de la Sagesse éternelle, de sauver leurs contemporains de leur folie en incarnant un permanent rappel de ce qu’est la bona vita. Aussi, je concluais ma chronique en demandant à ces maîtres à vivre de nous indiquer leur façon de dompter Internet, ce démon d’aujourd’hui.
On ne peut pas dire qu’ils m’aient répondu en masse. C’est sans doute qu’ils ont l’habitude de réfléchir avant d’agir et, même, de prier pour bien réfléchir, de prier leur pensée. Cela demande un peu de temps. Mais il m’est arrivé des réponses et je m’en voudrais d’attendre davantage pour les partager.
L’abbé C., de Soucy, prône l’autodiscipline, pour ne pas dire le régime strict. À chacun, écrit-il, de se prescrire à lui-même « une sorte de jeûne d’Internet. Par exemple : le dimanche, l’ordinateur ne sert qu’aux liaisons internes de la famille. Le lundi, il est fermé aux activités professionnelles (comme un pharmacien qui baisse le rideau ce jour-là). Il faudra trouver une façon d’indiquer ces règles aux partenaires qui sollicitent l’entrée dans la boîte aux lettres. » L’abbé se réfère à Jonas, le prophète que Dieu envoie réformer Ninive. Jonas, visiblement débutant dans l’exercice, froussard et susceptible, n’a pourtant aucun mal à convaincre les Ninivites de s’amender. Ceux-ci devaient déjà souffrir de leurs errements. Et quelles sont-elles, ces habitudes de vie à rectifier d’urgence ? « Ninive était une ville extraordinairement grande : il fallait trois jours pour la traverser. » (1)(Trois jours de voyage : équivalent contemporain, trois jours d’avion, le tour de la planète avec escales.) On y déplore « méchanceté », « conduite mauvaise », « actes de violence » (2). Pour tout dire, résume Dieu, « comment n’aurais-je pas pitié de Ninive, la grande ville, où, sans compter une foule d’animaux, il y a plus de cent vingt mille êtres humains qui ne distinguent pas encore leur droite de leur gauche ? » (3). Cette dernière expression, à en croire les exégètes, peut être aussi traduite « qui n’ont pas l’âge de raison », ou encore « qui ne savent pas choisir entre la conduite qui mène au bonheur et celle qui mène au malheur » (4). Nous nous reconnaissons dans les trois formules.
Un autre lecteur, Antoine Q., « polytechnicien et diplômé de l’école du Louvre », suggère deux solutions, l’une et l’autre partielles mais sérieuses. La première consiste à donner un coup de jeune au métier de secrétaire, à redéfinir la fonction en la centrant sur le traitement de tous les courriels « qui n’ont pas de caractère personnel ». «Je serais éventuellement candidat », dit cet aimable monsieur. Pour le coup, le courrier de personnes intéressées par ses services devrait abonder. La deuxième solution, que ce lecteur a dû apprendre à l’X plutôt que dans les musées, est d’« imiter cet officier de la Légion étrangère qui, chaque 31 décembre, brûlait les papiers de l’année, mettait les cendres dans une dame-jeanne et collait sur celle-ci une étiquette : Archives 19xx ».
D’autres correspondants évoquent les classiques, les recettes qui ont fait leur preuve et qui jamais ne seront démodées. L’un soutient que l’on peut trouver un équivalent numérique au bon vieux truc de Gaston Lagaffe, vous vous souvenez ? Faire sur son bureau une pile de papiers « urgents » ; pousser un peu tous les jours la pile en direction du bord du bureau ; quand la pile tombe par terre, les papiers n’ont plus rien d’urgent. Un autre, raisonnable et désabusé, à moins, au fond, qu’il ne soit optimiste, rappelle la phrase prêtée au président Queuille et qui lui assurera une place dans l’Histoire plus sûrement que son action politique : il n’est aucun problème si urgent qu’une absence de décision ne puisse le résoudre.
Laurence Cossé
(1) Bible de Jérusalem, Jon 3, 3. (2) Id. 1, 2 et 3, 8. (3) Id. 4, 1. (4) TOB.

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