Quelle responsabilité de
l’islam dans la radicalisation ?
Recueilli
par Isabelle de Gaulmyn, Anne-Bénédicte Hoffner et Flore Thomasset, le
04/04/2016
Pour Olivier Roy (à gauche), la
démarche des djihadistes n’est en aucun cas théologique. / Frédéric Petry pour
La Croix
Olivier Roy
Enseignant à
l’Institut universitaire européen de Florence (Italie)
Haoues
Seniguer
Maître de
conférences en sciences politiques à Sciences-Po Lyon
« Il ne s’agit pas de la
radicalisation de l’islam, mais d’une islamisation de la radicalité ». Cette formule d’Olivier Roy,
politologue spécialiste de l’islam, enseignant à l’Institut universitaire
européen de Florence (Italie), à propos du djihadisme européen, a suscité
d’abondants commentaires.
Pour
poursuivre le débat sur la dimension religieuse de cette radicalisation, La
Croix a invité Olivier Roy à dialoguer avec Haoues Seniguer, maître de
conférences en science politique à Sciences-Po Lyon.
Depuis la
vague d’attentats et le départ de jeunes Français désireux de rejoindre les
rangs de Daech en Syrie, les initiatives se multiplient pour « combattre
la radicalisation ». Ce terme vous semble-t-il adapté ? Quelle définition
lui donnez-vous ?
Haoues
Seniguer : Il n’y a pas de définition objective de la radicalisation. Le terme
est spontanément connoté négativement, alors que l’étymologie dit tout autre
chose : est radical ce qui a à voir avec la racine, ou avec l’essence de la
religion. Pourtant, quelqu’un qui se réclame de la « religion
originaire » ne franchit pas forcément le pas de la violence physique
et/ou matérielle. Dans le cadre de l’état d’urgence, des imams
« orthodoxes » ont été perquisitionnés. Pourquoi ? On peut ne pas
partager leur lecture de l’islam, qui prône une rupture avec la société, mais
cela n’en fait pas des partisans du « terrorisme ». Ils nourrissent
néanmoins souvent un imaginaire social violent au nom de l’islam, à tout le
moins au plan symbolique.
Olivier
Roy : Il y a effectivement une confusion des termes. En politique, la
radicalisation consiste à refuser tout compromis avec l’ordre existant et donc
à le combattre par la violence. La radicalisation religieuse, elle, renvoie à
une définition totalement différente. Elle signifie d’abord un retour à
l’essence de la religion. En ce sens, Luther et Calvin furent des radicaux !
Aujourd’hui, on a tendance à considérer que radicalisations religieuse et
politique vont de pair. Or, elles n’ont rien à voir : le moine contemplatif
chartreux est radicalement religieux, mais il ne s’occupe pas de politique. Un
religieux « modéré » n’est pas une personne modérément religieuse,
mais plutôt modérée politiquement.
Faites-vous
tout de même un lien entre les courants fondamentalistes de l’islam – le
salafisme notamment – et la violence commise au nom de l’islam ?
H. S. : Pas
plus qu’une autre, la religion musulmane ne prédispose à la violence. Il
n’existe pas de liens mécaniques entre le texte coranique, les propos attribués
au prophète (hadith) et la production de la violence. En revanche, il
existe une forme de porosité théologico-idéologique, due à des commentaires
savants médiévaux in-interrogés, entre les tenants d’une vision extrêmement
violente de l’islam - prônée par Daech – et les tenants d’une vision très
conservatrice.
Actuellement,
l’islam « modéré », à supposer que l’expression ait une quelconque
pertinence scientifique, pèse très peu face à cette « orthodoxie de
masse », ce mastodonte qu’est le salafisme ou l’islamisme, dont les moyens
financiers expliquent en partie le degré de pénétration à l’échelle
internationale. Dans des contextes de friabilité politique, sociale,
économique, comme c’est le cas actuellement en Irak ou en Syrie, le discours
violent peut prendre dans ses rangs.
O. R. :
Toute notre analyse du terrorisme est fondée sur le fait que le parcours des
terroristes commencerait par le salafisme, puis passerait par le
communautarisme à partir de l’observance de la charia, avant de basculer dans
le djihad. Or les terroristes que l’on connaît ne sont pas passés par un repli
communautariste : ils ne sont pas pratiquants, ne fréquentent pas assidûment la
mosquée, aucun ne fait du caritatif musulman… Ils ne sont pas dans un parcours
linéaire.
Ce ne sont
pas des intellectuels qui lisent des traités théologiques et qui, après avoir
réfléchi, se disent qu’ils doivent participer au djihad. Ils rentrent
directement par le djihad et vont ensuite chercher dans le Coran des raisons
d’agir. C’est pourquoi je crois qu’on a tort de « sur-islamiser » la
radicalisation. Pour des raisons psychologiques, sociales, ces jeunes ont
besoin d’être dans la radicalité : aujourd’hui, c’est dans l’islam qu’ils la
trouvent.
Vous ne
faites donc aucun lien entre une forme de radicalisation à l’œuvre dans le
monde musulman et ces processus de radicalisation que l’on observe en France ?
O. R. : Si.
Je dis seulement que la démarche des djihadistes européens n’est pas
théologique. Pour autant, ils ne se fichent pas de la religion : l’islam est
là, évidemment. Ils croient au paradis, à une vérité religieuse. J’ai écrit
qu’il n’y avait « pas de radicalisation de l’islam mais une
islamisation de la radicalité ». L’islam intervient donc bien à un
moment dans le processus : il faut lire la phrase jusqu’au bout !
H. S. : Je
pense pour ma part qu’il ne faut pas sous-estimer la puissance causale de
l’idéologie. La religion, même « ensauvagée », produit du sens pour
ces individus. Elle forme une sorte de toile d’araignée idéologique. Quand les
djihadistes se mettent une ceinture d’explosifs, cela fait sens pour eux. Il
s’agit bien là d’une adhésion de croyance ferme.
La dimension
« sacrificielle » est d’ailleurs extrêmement forte dans leur
argumentaire…
O. R. : Le
djihadiste sait qu’il va mourir et qu’il accédera au paradis, c’est cela qui le
fascine. Tareq Oubrou, l’imam de Bordeaux, qualifie souvent ces jeunes de « religieux
paresseux » : au lieu de passer 40 ans à prier 5 fois par jour, ils se
font sauter, pour aller directement au paradis. Ils expliquent à leurs parents
qu’ils vont les sauver par leur sacrifice… Celui-ci prend alors une dimension
de rédemption pour tous les péchés de leur entourage. Toute la force de Daech a
été de créer ce récit qui allie un imaginaire islamique fort et une culture
jeune contemporaine. Daech met sur le marché un monde virtuel où les rôles sont
inversés : le jeune marginalisé, discriminé, devient le maître et le sauveur du
monde.
H. S. : Le
religieux est en effet présent dans la dynamique des exécutants, notamment dans
la mesure où c’est ce qui les rassure au moment de commettre leurs actes.
Cependant, le religieux n’explique pas tout. Certains, parmi les musulmans de
France, s’identifient aux populations victimes de Bachar Al Assad : ils
ont le sentiment – discutable – que la France ne s’est préoccupée du sort de la
Syrie que lorsque des minorités ont été menacées, ou quand les vestiges de
Palmyre étaient en train d’être détruits…
Il y a aussi
parfois, chez les musulmans de France, un sentiment de déclassement, à raison
de leur religion, que refusent de voir certains intellectuels comme Gilles
Kepel, et cela m’inquiète. On doit prendre en compte ce sentiment de
discrimination dans le processus de radicalisation. Il faut tenir ferme les
deux bouts de la chaîne explicative : oui, il y a de l’islamophobie, et oui, il
y a aussi de la violence symbolique entretenue par des prédicateurs ou
théologiens musulmans qui dénoncent en même temps l’islamophobie et le
terrorisme.
Quelle est
la responsabilité de ces théologiens musulmans, des imams, face à ce
phénomène ?
O. R. : Je
crois que les imams ont une responsabilité non pas causale mais morale. Ce ne
sont pas eux qui fabriquent les djihadistes, c’est clair, mais ils ne peuvent
pas non plus esquiver le débat, dans la mesure où ces djihadistes, eux, se
réclament de l’islam. Les imams doivent pouvoir répondre à la prétention de ces
jeunes d’agir au nom de l’islam. Tareq Oubrou appelle cela « faire de
la théologie préventive ».
H. S. :
Dire que « ce n’est pas l’islam », que « le problème
n’est pas religieux » est une manière d’éviter de voir précisément les
intersections entre les courants légalistes, traditionnels, et les courants
violents de l’islam. Et en même temps, il serait injuste de faire porter tout
le poids à la seule communauté musulmane. Il s’agit d’une responsabilité
collective.
O. R. : Les
attentats ont d’ailleurs révélé tout le paradoxe de la laïcité à la française :
on refuse le religieux dans l’espace public, mais on reproche aux musulmans de
ne pas parler d’abord comme musulmans quand il faut condamner les attentats.
H. S. :
C’est tout à fait vrai. On attribue aux musulmans une communauté qu’on leur
reproche par ailleurs d’avoir ! Après les attentats en France, tout musulman,
en quelque sorte, était sommé de se prononcer. Je pense souvent à Jacques
Maritain, qui disait qu’il fallait agir « en chrétien », et
non « en tant que chrétien ».
C’est la
même chose pour les musulmans, notamment les théologiens et prédicateurs
sunnites, qui devraient à mon sens intégrer davantage une telle distinction
dans un discours trop souvent politisé. Plus une religion est politisée et plus
elle creuse et nourrit les sillons de la conflictualité.
Recueilli par Isabelle de Gaulmyn, Anne-Bénédicte
Hoffner et Flore Thomasset
Des politologues spécialistes
du monde arabo-musulman
le
04/04/2016 à 0h00
Olivier Roy. Enseignant et directeur de travaux
de recherche à l’Institut européen de sciences politiques de Florence (Italie),
cet ancien professeur de philosophie est docteur en sciences politiques.
En 2008, il a publié au Seuil La Sainte Ignorance. Le temps de la
religion sans culture. En 2014, dans En quête de l’Orient perdu
(Seuil), il raconte, sur le mode de l’entretien, sa jeunesse de militant
maoïste et gauchiste, puis ses longues années d’observation en Afghanistan,
pendant la résistance des moudjahidines contre les troupes soviétiques, et dans
toute l’Asie centrale.
Haoues Seniguer. Docteur en sciences politiques, ce
maître de conférences à Sciences-Po Lyon a consacré sa thèse à l’islamisme
marocain, étudiant les itinéraires de jeunes activistes du Parti de la justice
et du développement, proche des Frères musulmans. Il a publié, dans la revue Confluences
Méditerranée (2015/3, n° 94), « Une terreur sacrée ? La violence
à l’heure des crises du Moyen-Orient » .
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