Le cercle du génie disparu
Lequel d’entre nous peut prétendre qu’il ne les comprend pas au moins un peu ? Qui n’a jamais senti poindre en lui-même l’angoisse d’un exilé chez les araignées, la pulsion irrépressible de plier bagage, un désir fou d’errance définitive ?
Deux livres passionnants viennent de paraître, qui éclairent cette question (1). L’un comme l’autre, mais dans deux styles différents, retracent la vie et l’œuvre d’un mathématicien génial qui, un beau jour, a ainsi choisi de prendre la tangente de la société : Alexandre Grothendieck.
Pour respecter sa volonté d’effacement, on ne devrait même pas prononcer son nom ni parler de ses travaux. Il a en effet réussi l’exploit d’avoir été l’un des plus grands mathématiciens et d’être finalement devenu le plus discret de tous. Chercheur incandescent, puis écologiste radical au début des années 1970, enfin ermite retiré du monde pendant vingt-trois ans, il a eu trois ou quatre vies successives entre sa naissance, le 28 mars 1928 à Berlin, et sa mort, en 2014, dans un village reculé de l’Ariège.
Enfant d’une famille de révolutionnaires d’Europe centrale, il est arrivé en France en 1939 et a connu les camps d’internement. Mais il trouva un refuge qui deviendra son royaume : les mathématiques.
Le monde des mathématiques, lui, l’a découvert en 1958, au congrès mondial d’Édimbourg, où il présenta une refondation de la « géométrie algébrique » qui sera sa grande œuvre, une sorte de cathédrale conceptuelle construite en collaboration avec deux autres mathématiciens, Jean Dieudonné et Jean-Pierre Serre. En quoi cela consiste-t-il ? Difficile à dire mais, en gros, si vous tracez un cercle avec un compas, vous faites de la géométrie. Si vous écrivez x2 + y2 = 1, c’est-à-dire l’équation d’un cercle, vous devenez un algébriste. Grothendieck, lui, a voulu fonder une géométrie radicalement nouvelle à partir de deux concepts clés, les schémas et les topos, qu’on me remerciera de ne pas développer.
De 1950 à 1965, Grothendieck fit des mathématiques, seulement des mathématiques. Il fut un travailleur acharné et monomaniaque. Mais un jour, il finit par découvrir la politique. En 1966, il refusa d’aller chercher sa médaille Fields à Moscou, où deux intellectuels venaient d’être condamnés à plusieurs années de camp pour avoir publié des textes en Occident sans autorisation. L’année suivante, il passa trois semaines au Vietnam pour protester contre la guerre lancée par les États-Unis. À partir de 1971, inquiet pour l’avenir de l’humanité, il consacra l’essentiel de son temps à l’écologie radicale au sein du groupe « Survivre et vivre ». En août 1991, il choisit de disparaître dans un village tenu secret après avoir confié 20 000 pages de notes à l’un de ses anciens élèves. Dès lors, il ne parlera plus qu’aux plantes, qu’il considérait comme ses seules amies.
Le nom d’Alexandre Grothendieck sonne un peu comme la promotion de l’évanescence dans l’ontologie radicale. Sa disparition donne à croire qu’elle le résume et le raconte davantage que tout le reste. Le choix qu’il a fait de s’évader rétro-projette son ombre sur tous les événements antérieurs de sa vie. Comme s’il n’avait jamais eu d’autre intention que celle d’échapper un jour au commerce des hommes. Mais raisonner ainsi serait injuste, car ce serait oublier l’homme, ses vies successives et son œuvre, qui est monumentale et demeure en partie inexplorée.
Pirandello, le grand écrivain sicilien, souligna à maintes reprises les périls de la réflexion lorsqu’elle est poussée à l’excès : la passion du raisonnement, vécue de façon exclusive, peut avoir pour revers le soliloque absolu ; l’activité intellectuelle, lorsqu’elle s’applique à corroder l’univers réel, incline à l’ironie, fait rire jaune, et finalement conduit à rejeter le monde tel qu’il est, à se distancier des hommes et des choses, à se réfugier dans l’abstraction. Or, comme l’écrivait Louis-Ferdinand Céline, « il peut y avoir beaucoup de folie à s’occuper d’autre chose que de ce qu’on voit ».
Les génies, ceux qui pensent ce que les autres ne pensent pas, ou qui voient au-delà des réalités empiriques, auraient-ils plus de mal que nous autres à vivre en société ?
(1) Philippe Douroux, Alexandre Grothendieck. Sur les traces du dernier génie des mathématiques, Éd. Allary, 250 p., 18,90 €. Yan Pradeau, Algèbre, Éd. Allia, 144 p., 7,50 €.
http://www.la-croix.com/Le-cercle-genie-disparu-2016-03-23-1100748729?&PMID=d6c105ff084145913ded2e1bfaee96f0
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