Je fus si frappée par sa salutaire « inactualité », que je me demandai si son propos était encore audible
dans notre horizon culturel.
Trungpa déclare en effet : « Il semble nécessaire de dire à la personne qu’elle est en train de mourir, à moins qu’elle soit dans le coma ou incapable de communiquer. Un tel pas est peut-être difficile à franchir, mais si l’on est l’ami ou le conjoint du mourant, c’est la plus belle occasion de lui faire vraiment confiance. (…) Il est très important d’entrer en relation avec la personne mourante, de lui dire que le moment n’est plus de considérer la mort comme un mythe, car elle est vraiment là. »
Trungpa voit en ce rapprochement « la plus grande démonstration d’amitié ». Il relie même la
difficulté occidentale à accomplir un tel mouvement, à « un refus (…) terrible, fondamental,
de l’amour » : « Personne, dit-il, ne veut réellement venir en aide à une personne qui est dans l’état
d’esprit d’un mourant. » De fait, ce texte, écrit en 1975, nous interroge au plus profond de notre
attitude commune envers la mort, car nous pressentons qu’il ne confond l’« aide à mourir » ni
avec le geste létal, ni avec l’endormissement des mourants. Là où Trungpa fait la dérangeante
proposition que la preuve ultime d’amour serait d’aider un agonisant à apprivoiser l’approche de
sa mort, c’est-à-dire de rendre possible qu’il la rencontre, l’« aide à mourir » a fini par signifier principalement : faire venir la mort médicalement.
Les débats sur la fin de vie sont certes devenus intenses dans nombre de pays occidentaux, quelles que soient les spécificités de leurs législations respectives sur la question. Mais n’attendonsnous
pas confusément des médecins qu’ils fassent en sorte que les êtres humains n’aient plus à traverser
le dernier moment de leur vie ? L’aide à soutenir la venue de la mort dont parle Trungpa est-elle imaginable et acceptonsnous encore l’éventualité de mourir les yeux ouverts ? Là où les maîtres bouddhistes soulignent l’importance de la lucidité du mourant au moment de sa mort, à chaque fois que cela est possible, nous demandons presque tous à la loi d’organiser une situation telle que nous pourrions anticiper la mort, mais sans en faire l’épreuve. Nous en sommes venus à penser que l’idéal est de mourir sans rencontrer la mort.
La proposition de plonger définitivement les mourants dans l’inconscience n’est autre que l’expression de cet idéal.
Aussi réconfortante que puisse paraître la mise en pratique de celui-ci, ne risque-t-elle pas de
balayer toute autre approche de la venue de la mort, et le sommeil artificiel, qui met un terme
à toute relation, n’en sera-t-il pas désormais le prélude obligatoire ?
Retrouver la chronique de Danielle Moyse sur Philosophies.tv
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