samedi 3 février 2018

LC pour l'article - Souvenir, souvenirs pour moi

Souvenir, souvenirs 


    chronique

    En prison

    Frédéric Boyer
    Appelons-le D. Je l’aimais bien. J’avoue même avoir fait passer à l’extérieur des messages qu’il me confiait. Je l’ai connu au bloc B de la prison de la Santé, à Paris, où je venais deux fois par semaine enseigner la littérature à une petite bande d’étudiants dits « empêchés » selon l’euphémisme cruel de la langue administrative. On y lisait Henri Michaux, Corneille, Flaubert… Des prisonniers de tous les âges, de toutes les sales histoires possibles de l’existence, et d’histoires moins violentes, délicates de profondeur comme issues du grand lac inconnu au fond de chacun. Observez, mes amis, sur vous tous, sur vos habits propres, vous finirez par surprendre deux ou trois petites gouttes de cette eau trouble sortie du lac intérieur – notre conscience. En prison, j’expérimentais que les mots pouvaient nous trahir et que le sens que nous cherchons à communiquer aux autres par les mots se révélait autrement plus difficile à saisir derrière les barreaux. D. avouait drôlement avoir « arraisonné quelques diligences ». Difficile d’avoir plus de précisions sur les horaires et la nature de ces diligences… Ce n’était pas non plus son premier séjour entre les murs. Mais une fois je l’ai vu très mal en point dans sa petite veste noire décousue, boutons arrachés. Une bagarre, des coups, une punition, je n’ai rien pu savoir. Il était exténué mais souriait dans le vague, aimable, comme à l’ordinaire. Et ce jour-là, il est venu me dire simplement qu’il n’en pouvait plus de la promiscuité, de la violence, de l’absence d’air et de soleil, de l’absence surtout de perspective, d’horizon. Et de considération. « Il n’y a plus personne au monde pour moi, m’a-t-il murmuré à l’oreille. Je ne sais pas qui pourrait encore être responsable de moi. » J’ai senti, et j’éprouve encore aujourd’hui près de trente ans plus tard, un coup de honte et de flamme.
    La prison est une chose énorme et difficile à loger dans nos espaces dits de liberté comme dans notre âme, si nous en avons encore une. On voudrait construire davantage de prisons, nous dit-on. Mais on voudrait ne pas en entendre parler. On veut bien qu’il y ait des prisonniers et nécessairement des gardiens de prison. Mais on voudrait ne pas en entendre parler non plus. Or ils parlent, ils se plaignent. Ils disent et révèlent des choses que nous faisons semblant de ne pas voir, de ne pas savoir. Il n’est pas interdit de penser que notre société tient à ce déni. Nos prisons nous ressemblent. Et c’est ce vis-à-vis avec notre propre humanité qui nous fait peur au point que, traumatisés, nous cherchons à savoir et à ne pas savoir. Enfermer pour ne plus voir, ne plus entendre ce qui nous embarrasse de cette humanité trouble, notre humanité, c’est immanquablement être confronté un jour ou l’autre à notre propre irresponsabilité, à notre propre cruauté. Car être humain, c’est aussi accepter de considérer loyalement l’erreur, la violence, les illusions, les mensonges, la détresse et le crime. C’est refuser qu’il puisse y avoir des vies indignes, des vies fantômes sans espoir. On me dit : mais nous ne pouvons prendre le risque d’être faible face à la volonté de nuire de certains. Sans doute. Mais cela ne suffira jamais à nous rendre la paix. Est-il besoin de dire que nulle justice n’apaisera nos souffrances par un déni d’humanité ? Oh nous préférons souvent réduire notre responsabilité à l’égard d’autrui à des procédures disculpabilisantes, techniciennes, à des stratégies d’abandon ou d’esquive. Le coût réel de notre errance devant l’erreur, la terreur et le mal n’est jamais calculé. La question, mes amis, n’est pas ici de nier à la société son droit de juger ni celui d’embastiller, mais bien de comprendre qu’une société digne d’elle-même est une société qui devrait se sentir d’autant plus responsable de l’autre qu’elle l’aura jugé et embastillé selon ses lois. Si le droit cesse derrière les murs des prisons, il n’y aura plus de droit du tout entre nous. Oui, nous sommes d’autant plus responsables d’autrui que nous avons exercé sur lui notre droit de le juger et de le punir. Notre première responsabilité envers lui est de ne pas l’abandonner à son seul châtiment et de préserver comme une promesse ce qui peut advenir encore, au-delà des barreaux et de la peine. Notre société ne sait plus ni où ni comment écrire le rappel à la solidarité absolue qui nous lie à tout être humain, jusqu’à celui, et peut-être prioritairement, que nous avons enfermé et condamné.
    D. a été libéré il n’y a pas si longtemps. Je l’ai revu ces jours derniers. Nous avons pris un verre de vin ensemble pas loin de la place Clichy. Pas besoin de lui parler du passé. Il m’a serré dans ses bras avant de poser sur moi son regard froidement indulgent, à peine apitoyé, et s’attendant vaguement au pire. Moi, silencieusement, je me suis souvenu de cette question de saint Augustin : « Où et quand ai-je été dans l’innocence ? »

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