Alain (1868 - 1951)
Un « Platon » contemporain
Si la gauche française est toujours prompte à se réclamer de Jaurès, au point que ce dernier est devenu une référence incontournable, pour ne pas dire une sorte de totem, la figure d’Alain, sans être totalement oubliée, se trouve le plus souvent réduite à celle d’un penseur pour classe terminale (autrement dit facile) ou d’un simple philosophe du bonheur, à mi-chemin entre Montaigne et le dalaï-lama.
Très rares sont en revanche ceux qui connaissent réellement ses écrits politiques, et même les lecteurs les mieux disposés à son égard ont tendance à penser que ses analyses du pouvoir sont ce qui a peut-être le plus mal vieilli dans cette œuvre immense, touchant à tous les domaines.
Or, c’est sans doute sa défense intransigeante des droits de l’individu et sa conception très originale de la démocratie libérale qui retrouvent chaque jour une jeunesse plus éclatante, dans le contexte de la mondialisation contemporaine, fait de remise en cause croissante de la souveraineté nationale et de crise généralisée de la représentation.
Jérôme Perrier, normalien, agrégé et docteur en histoire, spécialiste de l’histoire du libéralisme, nous présente ce philosophe à l'occasion de la sortie de son ouvrage : Alain ou la démocratie de l'individu (Belles Lettres, octobre 2017, 448 pages, 29,50 euros).
De l’indignation à la philosophie
Né en 1868 à Mortagne-au-Perche, une région rurale de l’Orne restée largement à l’écart de la révolution industrielle et encore dominée par la grande propriété terrienne, Émile Chartier (Alain est le pseudonyme qu'il se choisira plus tard) est un fils de vétérinaire qui a conservé toute sa vie un attachement nostalgique pour le monde de la campagne, qu’il a eu quelque peu tendance à idéaliser et à opposer à la modernité urbaine, perçue comme largement déshumanisante.
Élève brillant, il accède à l’enseignement secondaire grâce à une bourse obtenue avec l’aide d’un député local (chose qu’il n’oubliera pas).
Au lycée Michelet, à Vanves, près de Paris, il est ébloui par son professeur Jules Lagneau et il écrira un jour que ce philosophe, mort à quarante-trois ans sans laisser d’œuvre écrite, était le « seul Grand Homme » qu’il ait jamais rencontré.
En 1889, Émile Chartier intègre la prestigieuse École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, à Paris, avant d’être reçu à l’agrégation de philosophie en 1892. Il est ensuite successivement nommé aux lycées de Pontivy, Lorient et Rouen, avant d’entamer une carrière parisienne qui va le conduire jusqu’à la prestigieuse khâgne du lycée Henri IV, le plus éminent poste de l’enseignement secondaire – qu’il occupera jusqu’à sa retraite en 1933.
Ayant finalement renoncé à rédiger une thèse, Émile Chartier n’accède pas à l’Université, et après quelques rares travaux de type académique, il s’oriente vers une forme d’écriture aussi originale qu’engagée, et qui trouvera son épanouissement dans un genre littéraire dont il est l’inventeur : le Propos.
C’est en effet ce format court, à mi-chemin entre littérature et philosophie, qui restera sa marque de fabrique, au point que la plupart de ses livres seront soit des recueils de Propos, soit des ouvrages divisés en courts chapitres, finalement fort proches de cette forme si originale (Alain rejettera en revanche toujours les traités théoriques, et plus encore les manuels, qu’il exécrait).
Comme il le reconnaîtra par la suite, le professeur est devenu écrivain à la faveur de son engagement citoyen. Scandalisé par le spectacle des puissants dans une France pourtant devenue républicaine en 1875 avec l’instauration de la IIIe République puis l’arrivée au pouvoir des « couches nouvelles » chères à Gambetta, le jeune enseignant de province va s’engager dans l’arène politique en rédigeant des chroniques pour de petites publications radicales, à Lorient puis à Rouen.
En 1902, il s’implique même brièvement dans une campagne électorale, en soutenant activement le radical Louis Ricard lors des élections législatives à Rouen. Mais le grand engagement de celui qui va bientôt prendre « Alain » comme nom de plume est l’affaire Dreyfus, qui lui semble incarner parfaitement le combat de valeurs qui est le sien : la défense intransigeante des droits de l’individu dans le cadre d’une République démocratique et laïque face aux puissances sociales et aux nostalgiques de l’ordre ancien.
C’est au nom de ces valeurs dreyfusardes qu’Alain s’engage aussi activement dans l’aventure des universités populaires, estimant tout au long de sa vie que la mission d’un intellectuel doit consister d’abord et avant tout à prendre le parti des petits contre les gros, des faibles contre les puissants, du peuple contre les élites.
De fait, le philosophe s’est toujours défini comme un homme de gauche (ce qui au début du XXe siècle voulait d’abord dire un authentique républicain), même s’il n’a jamais adhéré aux doctrines collectivistes des socialistes et des communistes qui heurtaient trop directement son individualisme viscéral.
Se définissant comme radical, Alain n’a jamais été un militant du parti de la rue de Valois mais concevait d’abord le radicalisme comme la concrétisation des idéaux démocratiques qui étaient les siens, et dont les fondements laïcs et libéraux étaient les suivants : respect du suffrage universel (et secret du vote) ; stricte égalité devant la loi ; entière liberté d’expression ; pluralisme religieux et idéologique ; neutralité spirituelle de l’État laïc ; défense intransigeante de l’individu face aux pouvoirs et aux différentes figures du Léviathan moderne que sont l’État tentaculaire et la société holiste.
Un Montaigne requis par la politique
Au fil de ses Propos, Alain déploie une pensée politique beaucoup plus originale qu’on ne le pense généralement, développant la conception de la démocratie libérale la plus élaborée depuis Benjamin Constant. Une conception qui renonce à l’exaltation de la Volonté Générale (rousseauiste) pour l’affirmation d’un contrôle permanent des gouvernants par les gouvernés.
Ce faisant, loin d’être un régime gravé dans le marbre, cette exigeante démocratie de l’individu est un idéal qui doit se conquérir chaque jour de haute lutte. Un idéal républicain basé sur une vigilance de tous les instants et une surveillance sans faille des puissances sociales et plus encore du pouvoir politico-militaire – la forme la plus dangereuse de Léviathan, ce terrifiant mécanisme d’écrasement de l’individu par le Tout.
L’autre grand engagement d’Alain est le combat pacifiste, dans la mesure où la guerre est selon lui le moyen trouvé par les puissants et les pouvoirs pour asseoir leur domination sur les sans-grade, dès lors ravalés du rang de contribuable à celui – bien plus redoutable – d’esclave-conscrit.
Cet engagement pacifiste s’explique autant par son hostilité à la guerre elle-même, dans laquelle des vieillards envoient à la mort le meilleur de la jeunesse, que par son refus de l’ordre militaire, antithèse absolue de l’ordre républicain. Si son combat pour la paix débute avant même la Grande Guerre, c’est à partir de cette dernière qu’il occupe une place de plus en plus importante dans son œuvre.
En août 1914, alors qu’il a 46 ans et n’est donc pas mobilisable, Émile Chartier décide de s’engager dans un conflit qu’il désapprouve pourtant. Il s’agit pour lui d’accomplir ses devoirs de citoyen, mais plus encore de pouvoir continuer à défendre ses convictions pacifistes sans encourir le risque d’être traité de lâche ou de traître. Étonnant en apparence, ce choix est en réalité profondément révélateur de son ethos.
En effet, Alain était le contraire même d’un anarchiste, dans la mesure où il a toujours prôné une obéissance aux lois républicaines, à condition que celle-ci s’accompagne d’une liberté d’opinion pleine et entière. Obéissance du corps et totale liberté de l’esprit : tel est la formule alinienne par excellence, qui sera pourtant l’objet d’incompréhensions récurrentes.
Entre 1914 et 1917, Alain passe ainsi trois ans sur le front, où, en tant que brigadier, il vit au contact des soldats ordinaires, refusant obstinément de prendre du galon et d'accéder au rang de sous-officier. Là encore, ce choix est symptomatique de sa philosophie profonde : toujours être du côté des dominés contre les « Importants » (une notion centrale dans sa pensée). Ces derniers correspondent à ce que la sociologie contemporaine appelle les « dominants », et qui s’incarnent dans les diverses élites qui gouvernent : généraux, ministres, banquiers, académiciens, etc.
Blessé en 1917, Alain retourne à la vie civile et à l’enseignement, tout en faisant le serment de consacrer les années qui lui restent à vivre à tout faire pour éviter une nouvelle hécatombe. C’est ce qu’il fait notamment à travers une petite revue d’abonnés, Libres Propos. Journal d’Alain, dans laquelle il publie des centaines de Propos entre 1921 et 1936 (avec une brève interruption de 1924 à 1927), dont la plupart sont consacrés à la défense des idéaux pacifistes.
Une conviction qu’il n’a jamais abandonnée et qui l’a conduit en septembre 1938 à accueillir (comme deux tiers des Français) les accords de Munich avec soulagement, puis en juin 1940 (comme quarante millions de Français) à se rallier à la cessation des combats demandée par le maréchal Pétain.
Pour autant, le reproche de défaitisme qui lui sera fait ultérieurement est tout à fait injuste. Comme le prouve son attitude de 1914, Alain a toujours pensé qu’il fallait tout faire pour éviter la guerre, mais qu’une fois celle-ci déclenchée, il était du devoir de tout bon citoyen républicain de prendre part à la défense de la patrie. En cela, il se distingue de certains de ses proches, comme Jean Giono, ou de ses disciples comme Marcel Déat, René Château, Claude Jamet, ou encore Félicien Challaye, qui au nom de leur idéal pacifiste ont bientôt sombré dans la Collaboration.
Pour ce qui est d’Alain, s’il a accueilli avec soulagement le recours à Pétain en 1940 et le choix de l’armistice (et peut donc être à bon droit qualifié alors de « maréchaliste »), il n’est devenu ni « pétainiste » (il n’a jamais souscrit au programme proprement réactionnaire de la « Révolution nationale ») ni – encore moins – un adepte de la Collaboration.
Entre les années 1890 et 1951, date de sa mort, Alain a été l’auteur d’une œuvre imposante, composée de livres proprement dits, mais surtout de plus de cinq mille Propos, ces textes courts publiés d’abord quotidiennement entre 1906 et 1914 (dans la Dépêche de Rouen et de Normandie) puis de façon un peu plus irrégulière dans l’entre-deux-guerres, avant qu’une partie d’entre eux ne soient repris dans toute une série de recueils, dont certains sont encore disponibles aujourd’hui en librairie (les Propos sur les Pouvoirs constituent ainsi la meilleure introduction à sa Politique).
Véritable genre littéraire, dont il est l’inventeur – et qui n’aura pas vraiment de postérité –le Propos est un texte à mi-chemin entre la littérature et la philosophie (Alain a toujours considéré la première plus difficile que la seconde), et qui n’a finalement que peu à voir avec le journalisme, l’anecdote n’y étant rien d’autre qu’un prétexte pour une réflexion atemporelle (ce qu’il résumera un jour en disant qu’il entendait « relever l’entrefilet au niveau de la métaphysique »).
Plus que dans la lignée des journalistes engagés, Alain s’inscrit dans une riche tradition française, allant de Montaigne à Tocqueville en passant par Pascal ou Rousseau, où la pensée philosophique de haut vol va de pair avec une qualité littéraire incomparable. Loin des canons de la philosophie universitaire ou des sciences sociales aujourd’hui dominantes ; ce qui explique sans doute pourquoi Alain a la réputation d’être un penseur facile, « pour classe terminale ».
Rien n’est en réalité plus faux, sa pensée étant infiniment plus complexe, plus subtile, et plus difficile qu’il n’y paraît. Un peu à l’image des dialogues de Platon, l’un de ses auteurs de chevet, qu’il n’a cessé de relire tout au long de sa vie et dont il est en quelque sorte un avatar contemporain.
Bibliographie
Natalie Depraz (dir.), Alain. Un Philosophe rouennais engagé, Publications de l’université de Rouen et du Havre, 2017,
Thierry Leterre, Alain, le Premier Intellectuel, Paris, Stock, 2006,
Georges Pascal, Pour connaître la Pensée d’Alain, Paris, Bordas, 1967 (4ème éd.) ; L’idée de philosophie chez Alain, Paris, Bordas, 1970. (Les livres de Georges Pascal constituent – et de loin – la meilleure introduction à la philosophie d’Alain),
Jérôme Perrier, Le Libéralisme démocratique d’Alain, Paris, Institut Coppet, 2015 (préface d’Alain Madelin),
Jérôme Perrier, Alain ou la Démocratie de l’Individu, Paris, Les Belles Lettres, 2017,
André Sernin, Alain, un Sage dans la Cité, Paris, Robert Laffont, 1985.
Thierry Leterre, Alain, le Premier Intellectuel, Paris, Stock, 2006,
Georges Pascal, Pour connaître la Pensée d’Alain, Paris, Bordas, 1967 (4ème éd.) ; L’idée de philosophie chez Alain, Paris, Bordas, 1970. (Les livres de Georges Pascal constituent – et de loin – la meilleure introduction à la philosophie d’Alain),
Jérôme Perrier, Le Libéralisme démocratique d’Alain, Paris, Institut Coppet, 2015 (préface d’Alain Madelin),
Jérôme Perrier, Alain ou la Démocratie de l’Individu, Paris, Les Belles Lettres, 2017,
André Sernin, Alain, un Sage dans la Cité, Paris, Robert Laffont, 1985.
Jérôme Perrier
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