samedi 2 septembre 2017

Pierre Bergounioux "C'est maintenant"


Pierre Bergounioux, We are French

« Le fait majeur du dernier quart de siècle, c’est l’autodestruction du socialisme réel et le triomphe planétaire de la culture adverse, celle que la bourgeoisie anglo-saxonne a inventée, à deux siècles d’ici, et dont la fin ultime est la “maximisation des chances pacifiques de gain pécuniaire”. La métamorphose a pris un tour galopant avec la financiarisation de l’économie, la généralisation à l’ensemble de la société, à tous les domaines d’activité, d’une attitude calculatrice qui, voilà peu, encore, restait circonscrite aux milieux d’affaires.
L’espérance des sixties n’est pas encore retombée que Milton Friedman et les Chicago boys préparent une nouvelle version, hard, du contrat de travail. Son rapide succès, en France et ailleurs, fut sans doute le signe a contrario que l’idéal, né dans les prisons d’esclaves de l’Antiquité et qui avait pris corps, à Saint-Pétersbourg, en octobre 1917, avait pâli, périclité. On n’est plus vraiment persuadé, dans les années soixante-dix, que l’URSS de Brejnev soit le paradis sur terre.
Les enfants de 1985 ne sauraient imaginer l’ampleur de la mutation dont ils sont les contemporains. Comme tous les enfants, ils conforment leurs vues, leurs sentiments à un état de choses. Celui-ci est dominé, depuis trente ans, par le primat de la valeur monétaire, cette négation de toutes les valeurs. En l’absence d’alternative, ils parlent le sabir néo-libéral, se regardent comme des agents économiques et le monde comme un marché où placer le plus avantageusement possible leur force de travail, cette marchandise dont la dépréciation est telle qu’elle ne procure même plus à ses détenteurs de quoi la reproduire. Pour une partie de la population active, le salaire a cessé de couvrir les besoins. La catégorie des travailleurs pauvres a fait son apparition dans le paysage. Concrètement, on mange et on dort dans sa voiture ou bien dehors, lorsque le temps le permet, et ce qui est terrible, c’est que ça semble naturel ou, du moins, qu’on l’admet.

Comment le capital, c’est-à-dire le cycle argent-marchandise-argent, n’exploiterait-il pas le développement inégal, la disparité du prix du travail et des droits sociaux entre les régions, les pays, les continents ? Lorsque le profit constitue l’axiome fondateur du vouloir pratique, aucune des considérations dans lesquelles, voilà un demi-siècle, entraient encore les possédants, n’a plus cours. L’intérêt national auquel se référaient les grands agrariens et les maîtres de forge, les responsabilités politiques qu’ils assumaient encore dans leur canton, à l’Assemblée, au commissariat au Plan, sont du passé. Elles sont devenues superflues, avec l’occidentalisation du monde, la diffusion planétaire de la culture rationnelle qui assure le capital de rencontrer partout des hommes disposés à travailler conformément aux normes définies, voilà deux siècles, en Europe, mais en deçà des exigences sociales des travailleurs européens. On délocalise, qui est le moyen le plus sûr de valoriser les actifs. Lorsque la composante technique – le capital constant – est à peu près uniforme en tout lieu, c’est l’inégalité des salaires – du capital variable – qui fournit le taux de profit moyen. L’autonomisation du secteur financier est une autre manière, parfaitement stérile, sans création de richesses, de faire fructifier les avoirs.

On en est là. Non seulement, l’échec du socialisme, de l’économie planifiée, de l’égalité effective a livré, sans recours, les travailleurs du monde entier aux décisions des multinationales mais celles-ci et leurs porte-parole, hommes politiques, essayistes, journalistes, ont persuadé au plus grand nombre qu’on touchait à la fin de l’histoire sous les triples auspices de la production en vue du profit, appuyée sur le développement indéfini de la physique théorique, dans le cadre institutionnel de la démocratie libérale. C’est la thèse qu’avance F. Fukuyama dès 1992, sur le cadavre fumant de l’URSS.
Mais tout ça, c’est de la haute théorie. Ça se passe loin des regards, dans les bureaux où siège le conseil d’administration des grandes firmes et des fonds de pension, dans les couloirs des ministères où se croisent et se concertent chefs d’entreprises et hauts responsables politiques, dirigeants d’organes de presse et de groupes audio-visuels. C’est à hauteur d’homme, au travail, dans la rue, les transports en commun, les allées du supermarché, qu’on touche du doigt les effets du tournant des années quatre-vingt.

Une civilisation se ramène, en dernier recours, à une poignée de significations. C’est une pensée, un vouloir dont se déduisent nos gestes et nos paroles, les objets qui les matérialisent, les passions qui nous meuvent, les résolutions qu’elles nous dictent.

Les anciens sont enclins, on le sait, à dénigrer la génération qui va les remplacer, ses procédés, son langage, les nouveaux usages. Ils sont persuadés d’être justifiés à le faire comme, à vingt ans, ils se croyaient autorisés à hausser les épaules ou à sourire des homélies de ceux qui avaient l’âge, alors, où ils entrent aujourd’hui. C’est l’époque où s’affrontaient, d’un côté, l’amour de l’ordre, le sens des hiérarchies, la raideur, la grisaille d’une société largement rurale, férocement colonialiste, patriarcale, de l’autre, les aspirations nées des bouleversements morphologiques, moraux, scolaires de l’après-guerre, et dont les mots d’ordre, scandés en chœur sur le pavé ou tracés aux murs de Mai, hantent encore la mémoire – “Prenez vos désirs pour la réalité”, “Nous sommes tous des Juifs allemands”, “La chienlit, c’est lui”. Quarante ans ont passé. Les énergumènes d’alors accèdent à la retraite et, comme tous les retraités, n’ont pas de mots assez durs pour flétrir les agissements de la jeunesse. Rien de nouveau sous le soleil. Voire !

Une même infrastructure matérielle n’implique pas nécessairement les mêmes manières de penser, de sentir et d’agir. Le mode de production domestique, qui repose sur la chasse et la cueillette ou sur une agriculture élémentaire, sans division du travail, sans accumulation ni exploitation, a engendré la prodigieuse diversité des cultures dont les ethnographes ont relevé les contours et la teneur avant qu’elles ne soient balayées par la violence ou les séductions de l’Occident. Avec d’identiques et chiches ressources, des groupes humains ont inventé des règles matrimoniales incroyablement diverses et complexes, des textes dont l’analyse, sous la plume de Lévi-Strauss, a dévoilé la rigoureuse cohérence et la richesse harmonique, la portée, des créations plastiques si audacieuses, si fascinantes et libres, qu’elles ont induit une révolution artistique lorsque, à la Belle Époque, elles sont tombées aux mains, sous les yeux des poètes et des peintres de Paris.
Quel rapport entre ces types d’organisation archaïque et le stade suprême du capitalisme ? Eh bien, la production matérielle de l’existence inaugurée par la révolution industrielle, avec le machinisme, l’application de la connaissance scientifique au procès de production, l’appui de la banque et celui de l’État, n’implique pas que le profit en argent soit la fin dernière de l’activité.

Il semble indéniable qu’une posture éthique, d’origine religieuse, luthérienne, ait contribué, comme l’a avancé Weber, à faire passer le capitalisme de ses formes anciennes, localisées, politique, d’aventure ou de brigandage, au système rationnel d’organisation qui a gagné tous les domaines de la vie, partout sur la terre. Mais l’optimisation des moyens, à quoi se ramène toute rationalisation, n’exclut pas l’irrationalité de la fin, en l’occurrence des conséquences sociales intolérables, écologiques dévastatrices et culturelles révoltantes.

Si une majorité de nos compatriotes a embrassé la philosophie dont l’actuel Président de la République[1] s’est fait le héraut, c’est, en dernier ressort, parce que, dès les années trente du siècle dernier, les intellectuels apatrides, héroïques, qui avaient pris la tête du prolétariat ouvrier russe et fondé la première société socialiste du monde, ont oublié, s’ils l’avaient jamais su, que les États modernes sont peuplés d’individus, d’intériorités réfléchissantes, auxquels les procédés du despotisme oriental, des Tsars de Moscovie et des khans tatars, ne sauraient plus s’appliquer. Un État, selon Max Weber, décidément, se caractérise par la confiscation de la violence physique légitime. Il n’est plus permis à quiconque de céder aux impulsions plus ou moins homicides dont on bout dix fois par jour. Un code pénal, des tribunaux, des forces armées dûment revêtues des emblèmes de la force publique, garantissent, en principe, sujets ou citoyens contre la violence endémique, anomique, des sociétés acéphales. On hésite à empoigner le couteau de cuisine, pour les roturiers, pour un noble à tirer l’épée. Le physiologiste écossais Alexander Bain a défini la pensée avec une parcimonie réjouissante : « Un geste retenu, une parole ravalée ». Bref, on réfléchit. On devient un individu conscient de soi, un sujet.
L’acte de naissance de cette figure nouvelle, on le trouve dans la littérature de la Renaissance. Ce sont les Essais de Montaigne, les héros tourmentés, puissamment méditatifs que Shakespeare pousse sur les planches et dont les soliloques illuminent toujours notre aventure –
“Être ou ne pas être. La vie est une ombre qui passe. Tous les hier ont éclairé pour des fous les chemins de la poudreuse mort.” Et le pauvre Don Quichotte expérimente à ses dépens le désenchantement du monde. La lenteur des sociétés d’Ancien Régime a permis aux hommes nouveaux des États-nations européens d’opposer au pouvoir central, en pensée, d’abord, puis la pique à la main, bonnet phrygien en tête, les exigences qui étaient les leurs – égalité formelle, liberté d’expression, aspiration au bonheur. 
Le régime soviétique est sorti d’une insurrection, conduite dans le contexte apocalyptique de la Grande Guerre. Il a disputé sa jeune existence à la réaction blanche, appuyée par les alliés d’hier. Il ne pouvait faire face aux périls dont il était cerné qu’à la condition de se porter, le plus vite possible, à la hauteur des standards technologiques dominants. L’industrie lourde, à laquelle il a sacrifié la paysannerie, a assuré sa survie lorsque, en 1941, il affronte la pire calamité qu’on ait vue sur la terre, les forces armées terrifiantes, irrésistibles, jusque là, de l’Allemagne nazie. Mais le Soviet suprême se soucie assez peu de traiter les citoyens de l’Union avec les ménagements, le respect, l’attention que réclament des hommes de notre temps. L’arbitraire, le mensonge éhonté, les mesures policières, les exécutions sommaires, la déportation de masse sont des procédés courants. Il suffira d’une pitoyable tentative de coup d’État, dans l’été 1991, pour que le système, ossifié, haï, tombe en poussière.

Notre culture présuppose, avec toutes les autres, une distinction entre les choses sensibles et celles de l’esprit. Mais elle revendique la totalité de celles-ci, sans rien céder, comme l’animisme ou le totémisme, aux bêtes, aux plantes, aux roches. Le sens du monde n’est que de nous et se livre, de préférence, à des esprits affranchis des préjugés, des affects qui pourraient altérer l’idée pure de la chose, le concept. La France est ce pays où la littérature a été élevée au rang d’une religion. De l’instant qu’elle se constitue comme ensemble territorial réuni sous un pouvoir central, on y tient pour important d’obtenir une version approchée, scintillante, hérétique, le plus souvent, de la réalité. Pas d’événement, de fait, de trouble, de grand dessein, d’espérance qui n’ait trouvé son expression précise. Or, ce qui se passe ne suit pas le même cours selon qu’on le pense avec le plus grand soin ou qu’il s’exerce à notre insu, dans l’ombre. Nous ne serions pas les mêmes si nous n’avions pas contracté l’habitude d’examiner attentivement notre conduite dans toutes les cir-constances de la vie, et jusqu’aux plus ordinaires ou triviales. L’égalité ne serait pas notre passion dominante si Rousseau ne s’en était fait l’émouvant et limpide interprète, l’intolérance odieuse et la bêtise intolérable, sans Voltaire et Flaubert, le monde aussi riche et beau si des âmes sensibles n’avaient inventorié, la plume à la main, sans relâche ni cesse, ses profondeurs étagées, ses abîmes, ses miracles, son mystère profus. Le meilleur de ce que nous avons, la littérature l’a porté dans le registre explicite qui est le sien. Nous sommes deux fois, par le fait mais, aussi, en connaissance de cause à compter de l’instant où nous disposons du commentaire de nos jours, le nôtre et ceux d’avant, qui le fondent, le contraignent et l’expliquent.

D’autres attitudes sont possibles, dont la validité se mesure à deux critères, qui sont d’assurer la survie des groupes qui les ont adoptées et de procurer à leurs ressortissants les satisfactions qu’il est permis d’escompter à un moment donné, dans une situation déterminée.

Voilà une trentaine d’années que nos dirigeants politiques ont rallié, sans trop le publier, la culture du marché. Elle fait du gain en argent, on l’a dit, la fin dernière de l’activité, n’a plus d’égard qu’à la valeur d’échange des choses, passe l’égalité par profits et pertes, ce qui a pour conséquence la lutte hobbesienne de tous contre tous pour les parts de marché, la dégradation accélérée de la terre et l’altération du facteur subjectif puisque, comme Marshall Sahlins l’a établi, on ne produit plus des objets pour les sujets mais des sujets pour les objets.

La génération qui, au début des années soixante, a formé l’espoir de connaître, pour la première fois dans l’histoire, l’égalité dans l’abondance, et le tout en conscience, considère avec amertume, avec colère, l’abaissement sans nom où le pays est tombé, cynisme, inculture, vulgarité, inégalité grandissante entre les revenus du capital et ceux du travail, destruction du service public, de l’école. Il se peut que pareille situation s’éternise, l’autre terme de l’alternative – l’égalité complète – à jamais terni par la sauvagerie de ceux auxquels sa réalisation incombait. Il se peut que la littérature, ce qui s’écrivait à cette enseigne depuis un demi-millénaire, ne soit plus qu’un vestige de l’attitude que nous avons délaissée pour « gagner plus », une manie marginale, poussiéreuse, inoffensive, pour gens d’un certain âge dont sourient, doucement, les moins de vingt-cinq ans. Je ne sais trop. C’est maintenant. »
Pierre Bergounioux




[1] Nicolas Sarkozy

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire