Pierre Bergounioux, We are French
« Le fait majeur du dernier quart de siècle, c’est l’autodestruction du socialisme réel et le triomphe planétaire de la culture adverse, celle que la bourgeoisie anglo-saxonne a inventée, à deux siècles d’ici, et dont la fin ultime est la “maximisation des chances pacifiques de gain pécuniaire”. La métamorphose a pris un tour galopant avec la financiarisation de l’économie, la généralisation à l’ensemble de la société, à tous les domaines d’activité, d’une attitude calculatrice qui, voilà peu, encore, restait circonscrite aux milieux d’affaires.
L’espérance des sixties n’est pas encore retombée que
Milton Friedman et les Chicago boys préparent une nouvelle version, hard, du
contrat de travail. Son rapide succès, en France et ailleurs, fut sans doute le
signe a contrario que l’idéal, né dans les prisons d’esclaves de l’Antiquité et
qui avait pris corps, à Saint-Pétersbourg, en octobre 1917, avait pâli,
périclité. On n’est plus vraiment persuadé, dans les années soixante-dix, que
l’URSS de Brejnev soit le paradis sur terre.
Les enfants de 1985 ne sauraient imaginer l’ampleur de la mutation dont ils sont les contemporains. Comme tous les enfants, ils conforment leurs vues, leurs sentiments à un état de choses. Celui-ci est dominé, depuis trente ans, par le primat de la valeur monétaire, cette négation de toutes les valeurs. En l’absence d’alternative, ils parlent le sabir néo-libéral, se regardent comme des agents économiques et le monde comme un marché où placer le plus avantageusement possible leur force de travail, cette marchandise dont la dépréciation est telle qu’elle ne procure même plus à ses détenteurs de quoi la reproduire. Pour une partie de la population active, le salaire a cessé de couvrir les besoins. La catégorie des travailleurs pauvres a fait son apparition dans le paysage. Concrètement, on mange et on dort dans sa voiture ou bien dehors, lorsque le temps le permet, et ce qui est terrible, c’est que ça semble naturel ou, du moins, qu’on l’admet.
Les enfants de 1985 ne sauraient imaginer l’ampleur de la mutation dont ils sont les contemporains. Comme tous les enfants, ils conforment leurs vues, leurs sentiments à un état de choses. Celui-ci est dominé, depuis trente ans, par le primat de la valeur monétaire, cette négation de toutes les valeurs. En l’absence d’alternative, ils parlent le sabir néo-libéral, se regardent comme des agents économiques et le monde comme un marché où placer le plus avantageusement possible leur force de travail, cette marchandise dont la dépréciation est telle qu’elle ne procure même plus à ses détenteurs de quoi la reproduire. Pour une partie de la population active, le salaire a cessé de couvrir les besoins. La catégorie des travailleurs pauvres a fait son apparition dans le paysage. Concrètement, on mange et on dort dans sa voiture ou bien dehors, lorsque le temps le permet, et ce qui est terrible, c’est que ça semble naturel ou, du moins, qu’on l’admet.
Comment le capital, c’est-à-dire le cycle
argent-marchandise-argent, n’exploiterait-il pas le développement inégal, la
disparité du prix du travail et des droits sociaux entre les régions, les pays,
les continents ? Lorsque le profit constitue l’axiome fondateur du vouloir
pratique, aucune des considérations dans lesquelles, voilà un demi-siècle,
entraient encore les possédants, n’a plus cours. L’intérêt national auquel se
référaient les grands agrariens et les maîtres de forge, les responsabilités
politiques qu’ils assumaient encore dans leur canton, à l’Assemblée, au
commissariat au Plan, sont du passé. Elles sont devenues superflues, avec
l’occidentalisation du monde, la diffusion planétaire de la culture rationnelle
qui assure le capital de rencontrer partout des hommes disposés à travailler
conformément aux normes définies, voilà deux siècles, en Europe, mais en deçà
des exigences sociales des travailleurs européens. On délocalise, qui est le
moyen le plus sûr de valoriser les actifs. Lorsque la composante technique – le
capital constant – est à peu près uniforme en tout lieu, c’est l’inégalité des
salaires – du capital variable – qui fournit le taux de profit moyen.
L’autonomisation du secteur financier est une autre manière, parfaitement
stérile, sans création de richesses, de faire fructifier les avoirs.
On en est là. Non seulement, l’échec du socialisme, de
l’économie planifiée, de l’égalité effective a livré, sans recours, les
travailleurs du monde entier aux décisions des multinationales mais celles-ci
et leurs porte-parole, hommes politiques, essayistes, journalistes, ont
persuadé au plus grand nombre qu’on touchait à la fin de l’histoire sous les
triples auspices de la production en vue du profit, appuyée sur le
développement indéfini de la physique théorique, dans le cadre institutionnel
de la démocratie libérale. C’est la thèse qu’avance F. Fukuyama dès 1992, sur
le cadavre fumant de l’URSS.
Mais tout ça, c’est de la haute théorie. Ça se passe
loin des regards, dans les bureaux où siège le conseil d’administration des
grandes firmes et des fonds de pension, dans les couloirs des ministères où se
croisent et se concertent chefs d’entreprises et hauts responsables politiques,
dirigeants d’organes de presse et de groupes audio-visuels. C’est à hauteur d’homme,
au travail, dans la rue, les transports en commun, les allées du supermarché,
qu’on touche du doigt les effets du tournant des années quatre-vingt.
Une civilisation se ramène, en dernier recours, à une
poignée de significations. C’est une pensée, un vouloir dont se déduisent nos
gestes et nos paroles, les objets qui les matérialisent, les passions qui nous
meuvent, les résolutions qu’elles nous dictent.
Les anciens sont enclins, on le sait, à dénigrer la
génération qui va les remplacer, ses procédés, son langage, les nouveaux
usages. Ils sont persuadés d’être justifiés à le faire comme, à vingt ans, ils
se croyaient autorisés à hausser les épaules ou à sourire des homélies de ceux
qui avaient l’âge, alors, où ils entrent aujourd’hui. C’est l’époque où
s’affrontaient, d’un côté, l’amour de l’ordre, le sens des hiérarchies, la
raideur, la grisaille d’une société largement rurale, férocement colonialiste,
patriarcale, de l’autre, les aspirations nées des bouleversements
morphologiques, moraux, scolaires de l’après-guerre, et dont les mots d’ordre,
scandés en chœur sur le pavé ou tracés aux murs de Mai, hantent encore la
mémoire – “Prenez vos désirs pour la réalité”, “Nous sommes tous des Juifs
allemands”, “La chienlit, c’est lui”. Quarante ans ont passé. Les énergumènes
d’alors accèdent à la retraite et, comme tous les retraités, n’ont pas de mots
assez durs pour flétrir les agissements de la jeunesse. Rien de nouveau sous le
soleil. Voire !
Une même infrastructure matérielle n’implique pas
nécessairement les mêmes manières de penser, de sentir et d’agir. Le mode de
production domestique, qui repose sur la chasse et la cueillette ou sur une
agriculture élémentaire, sans division du travail, sans accumulation ni
exploitation, a engendré la prodigieuse diversité des cultures dont les
ethnographes ont relevé les contours et la teneur avant qu’elles ne soient
balayées par la violence ou les séductions de l’Occident. Avec d’identiques et
chiches ressources, des groupes humains ont inventé des règles matrimoniales
incroyablement diverses et complexes, des textes dont l’analyse, sous la plume
de Lévi-Strauss, a dévoilé la rigoureuse cohérence et la richesse harmonique,
la portée, des créations plastiques si audacieuses, si fascinantes et libres,
qu’elles ont induit une révolution artistique lorsque, à la Belle Époque, elles
sont tombées aux mains, sous les yeux des poètes et des peintres de Paris.
Quel rapport entre ces types d’organisation archaïque
et le stade suprême du capitalisme ? Eh bien, la production matérielle de
l’existence inaugurée par la révolution industrielle, avec le machinisme,
l’application de la connaissance scientifique au procès de production, l’appui
de la banque et celui de l’État, n’implique pas que le profit en argent soit la
fin dernière de l’activité.
Il semble indéniable qu’une posture éthique, d’origine
religieuse, luthérienne, ait contribué, comme l’a avancé Weber, à faire passer
le capitalisme de ses formes anciennes, localisées, politique, d’aventure ou de
brigandage, au système rationnel d’organisation qui a gagné tous les domaines
de la vie, partout sur la terre. Mais l’optimisation des moyens, à quoi se
ramène toute rationalisation, n’exclut pas l’irrationalité de la fin, en
l’occurrence des conséquences sociales intolérables, écologiques dévastatrices
et culturelles révoltantes.
Si une majorité de nos compatriotes a embrassé la
philosophie dont l’actuel Président de la République[1] s’est
fait le héraut, c’est, en dernier ressort, parce que, dès les années trente du
siècle dernier, les intellectuels apatrides, héroïques, qui avaient pris la
tête du prolétariat ouvrier russe et fondé la première société socialiste du
monde, ont oublié, s’ils l’avaient jamais su, que les États modernes sont
peuplés d’individus, d’intériorités réfléchissantes, auxquels les procédés du
despotisme oriental, des Tsars de Moscovie et des khans tatars, ne sauraient
plus s’appliquer. Un État, selon Max Weber, décidément, se caractérise par la
confiscation de la violence physique légitime. Il n’est plus permis à quiconque
de céder aux impulsions plus ou moins homicides dont on bout dix fois par jour.
Un code pénal, des tribunaux, des forces armées dûment revêtues des emblèmes de
la force publique, garantissent, en principe, sujets ou citoyens contre la
violence endémique, anomique, des sociétés acéphales. On hésite à empoigner le
couteau de cuisine, pour les roturiers, pour un noble à tirer l’épée. Le
physiologiste écossais Alexander Bain a défini la pensée avec une parcimonie
réjouissante : « Un geste retenu, une parole ravalée ». Bref, on réfléchit. On
devient un individu conscient de soi, un sujet.
L’acte de naissance de cette figure nouvelle, on le
trouve dans la littérature de la Renaissance. Ce sont les Essais de Montaigne, les héros tourmentés,
puissamment méditatifs que Shakespeare pousse sur les planches et dont les
soliloques illuminent toujours notre aventure –
“Être ou ne pas être. La vie est une ombre qui passe.
Tous les hier ont éclairé pour des fous les chemins de la poudreuse mort.” Et le pauvre Don Quichotte
expérimente à ses dépens le désenchantement du monde. La lenteur des sociétés
d’Ancien Régime a permis aux hommes nouveaux des États-nations européens
d’opposer au pouvoir central, en pensée, d’abord, puis la pique à la main,
bonnet phrygien en tête, les exigences qui étaient les leurs – égalité
formelle, liberté d’expression, aspiration au bonheur.
Le régime soviétique est sorti d’une insurrection,
conduite dans le contexte apocalyptique de la Grande Guerre. Il a disputé sa
jeune existence à la réaction blanche, appuyée par les alliés d’hier. Il ne
pouvait faire face aux périls dont il était cerné qu’à la condition de se
porter, le plus vite possible, à la hauteur des standards technologiques
dominants. L’industrie lourde, à laquelle il a sacrifié la paysannerie, a
assuré sa survie lorsque, en 1941, il affronte la pire calamité qu’on ait vue
sur la terre, les forces armées terrifiantes, irrésistibles, jusque là, de
l’Allemagne nazie. Mais le Soviet suprême se soucie assez peu de traiter les
citoyens de l’Union avec les ménagements, le respect, l’attention que réclament
des hommes de notre temps. L’arbitraire, le mensonge éhonté, les mesures
policières, les exécutions sommaires, la déportation de masse sont des procédés
courants. Il suffira d’une pitoyable tentative de coup d’État, dans l’été 1991,
pour que le système, ossifié, haï, tombe en poussière.
Notre culture présuppose, avec toutes les autres, une
distinction entre les choses sensibles et celles de l’esprit. Mais elle
revendique la totalité de celles-ci, sans rien céder, comme l’animisme ou le
totémisme, aux bêtes, aux plantes, aux roches. Le sens du monde n’est que de
nous et se livre, de préférence, à des esprits affranchis des préjugés, des
affects qui pourraient altérer l’idée pure de la chose, le concept. La France
est ce pays où la littérature a été élevée au rang d’une religion. De l’instant
qu’elle se constitue comme ensemble territorial réuni sous un pouvoir central,
on y tient pour important d’obtenir une version approchée, scintillante,
hérétique, le plus souvent, de la réalité. Pas d’événement, de fait, de
trouble, de grand dessein, d’espérance qui n’ait trouvé son expression précise.
Or, ce qui se passe ne suit pas le même cours selon qu’on le pense avec le plus
grand soin ou qu’il s’exerce à notre insu, dans l’ombre. Nous ne serions pas
les mêmes si nous n’avions pas contracté l’habitude d’examiner attentivement
notre conduite dans toutes les cir-constances de la vie, et jusqu’aux plus
ordinaires ou triviales. L’égalité ne serait pas notre passion dominante si
Rousseau ne s’en était fait l’émouvant et limpide interprète, l’intolérance odieuse
et la bêtise intolérable, sans Voltaire et Flaubert, le monde aussi riche et
beau si des âmes sensibles n’avaient inventorié, la plume à la main, sans
relâche ni cesse, ses profondeurs étagées, ses abîmes, ses miracles, son
mystère profus. Le meilleur de ce que nous avons, la littérature l’a porté dans
le registre explicite qui est le sien. Nous sommes deux fois, par le fait mais,
aussi, en connaissance de cause à compter de l’instant où nous disposons du
commentaire de nos jours, le nôtre et ceux d’avant, qui le fondent, le
contraignent et l’expliquent.
D’autres attitudes sont possibles, dont la validité se
mesure à deux critères, qui sont d’assurer la survie des groupes qui les ont
adoptées et de procurer à leurs ressortissants les satisfactions qu’il est
permis d’escompter à un moment donné, dans une situation déterminée.
Voilà une trentaine d’années que nos dirigeants
politiques ont rallié, sans trop le publier, la culture du marché. Elle fait du
gain en argent, on l’a dit, la fin dernière de l’activité, n’a plus d’égard
qu’à la valeur d’échange des choses, passe l’égalité par profits et pertes, ce
qui a pour conséquence la lutte hobbesienne de tous contre tous pour les parts
de marché, la dégradation accélérée de la terre et l’altération du facteur
subjectif puisque, comme Marshall Sahlins l’a établi, on ne produit plus des
objets pour les sujets mais des sujets pour les objets.
La génération qui, au début des années soixante, a
formé l’espoir de connaître, pour la première fois dans l’histoire, l’égalité
dans l’abondance, et le tout en conscience, considère avec amertume, avec
colère, l’abaissement sans nom où le pays est tombé, cynisme, inculture,
vulgarité, inégalité grandissante entre les revenus du capital et ceux du
travail, destruction du service public, de l’école. Il se peut que pareille
situation s’éternise, l’autre terme de l’alternative – l’égalité complète – à
jamais terni par la sauvagerie de ceux auxquels sa réalisation incombait. Il se
peut que la littérature, ce qui s’écrivait à cette enseigne depuis un
demi-millénaire, ne soit plus qu’un vestige de l’attitude que nous avons
délaissée pour « gagner plus », une manie marginale, poussiéreuse, inoffensive,
pour gens d’un certain âge dont sourient, doucement, les moins de vingt-cinq ans.
Je ne sais trop. C’est maintenant. »
Pierre Bergounioux
Pierre Bergounioux
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