Pourquoi je ne participe pas au colloque sur "Heidegger et 'les juifs'"
Grand spécialiste du philosophe allemand, Hadrien France-Lanord a décliné l’invitation des organisateurs du colloque qui se tient à la BNF du 22 au 25 janvier. Il s’en explique pour BibliObs.
·Ce jeudi 22 janvier 2015 s’est donc ouvert à la BnF un grand colloque destinée à en tirer les premiers enseignements. Peter Sloterdijk, Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy, Barbara Cassin ou encore le réalisateur Luc Dardenne font partie des intervenants qui prendront la parole jusqu’à dimanche soir. France-Lanord, lui, a décliné l’invitation. «Agitation publicitaire», «pépiement», «précipitation»: c’est sans mâcher ses mots qu’il explique son refus dans ce texte écrit pour BibliObs.
Pia Duvigneau
La philosophie contre l'agitation publicitaire
Par Hadrien France-Lanord,
professeur de philosophie
J’ai d’abord répondu favorablement à la chaleureuse invitation que m’a faite
cet été Joseph Cohen, que je tiens à remercier pour sa grande amabilité à mon
égard. Mais en découvrant le programme, j’ai compris que ce colloque
n’échappait finalement pas au dispositif publicitaire de «l’affaire Heidegger»
tel qu’il a été réactivé l’année dernière par Peter Trawny [l’universitaire
allemand qui a supervisé la publication des «Carnets noirs»,
NDLR] dans un opuscule d’une affolante indigence
philosophique. Pour ceux qui, comme moi, ont une connaissance de ses travaux
antérieurs, la rupture est si brutale qu’on ne peut rester que très perplexe
devant les intentions réelles d’un texte qui sent à ce point le fabriqué. En
aucune façon, un tel livre ne peut servir de base à une véritable réflexion
philosophique.professeur de philosophie
La seule base de travail philosophique possible, ce sont les 1240 pages des «Cahiers» parues à ce jour, dont Peter Trawny a exhibé plusieurs fragments de quelques lignes au moyen desquels il fabrique un système d’une fragilité telle qu’il s’effondre dès qu’on a pris connaissance des «Cahiers» dans leur intégralité. Une des remarques que je me suis faites en regardant le programme du colloque est la suivante: combien sont-ils, parmi les intervenants, ceux qui ont une connaissance de ces 1240 pages non traduites en français? Qui va effectivement parler de ces trois volumes, de tout ce qu’on y apprend de nouveau et de toutes les belles découvertes qu’on y fait?
À quoi il faut ajouter une autre remarque : ces «Cahiers», Heidegger a spécifié qu’ils devaient paraître à la fin de l’édition intégrale, parce qu’ils sont inintelligibles sans une connaissance des traités rédigés entre 1936 et 1945, dont six ont à ce jour été publiés en allemand ; il s’agit de plusieurs milliers de pages, parmi lesquelles seuls les «Apports à la philosophie» ont paru en français l’année dernière dans une traduction de François Fédier à la hauteur de ce qui est en jeu dans ce texte considérable.
Enfin : un tome des « Cahiers », couvrant rien de moins que les années 1942-1948 est paraître ces jours-ci – inutile de dire que personne ne peut l’avoir lu.
Dans ces conditions, je me permets de poser cette question : s’il doit s’agir d’un colloque de philosophie, sur quelle base commune sera-t-il possible de parler ensemble? N’y a-t-il pas ici une très dommageable précipitation? Nous parlons ici de textes philosophiques, non seulement très volumineux, mais d’une grande difficulté, qui demandent des mois et des années de travail et d’interrogation, dont une partie est encore inédite.
Avec « l’affaire Heidegger », l’agitation publicitaire est toujours inversement proportionnelle à la connaissance et à la méditation des textes. Dans son cadre surmédiatisé, il n’est guère possible de penser, il s’agit surtout d’afficher une position publique par rapport aux termes qui sont ceux de cette «affaire», termes dans lesquels je ne reconnais pas l’affaire de la pensée qui seule me concerne.
C’est la raison pour laquelle je me suis résigné à ne pas participer à ce colloque. Afin de pouvoir exercer mon travail d’ordre strictement philosophique, je crois qu’il est urgent de s’arracher à cette oppression de «l’actualité», au profit de la patience de l’étude et d’une herméneutique du dés-em-presse-ment.
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