Hadrien
France-Lanord est l’un des grands spécialistes français d’Heidegger.
Il y a un an et demi, il avait codirigé le «Dictionnaire Martin Heidegger» paru
au Cerf, où il avait notamment écrit l’article «antisémitisme».
Celui-ci commençait par ces mots: «Il n’y a, dans toute l’œuvre
d’Heidegger publiée à ce jour (84 volumes sur 102), pas une seule phrase antisémite.»
C’était quelques semaines à peine avant l’annonce de la publication des
trois premiers volumes des «Cahiers Noirs» par la maison d'édition allemande
Klostermann. Dans ces notes privées, Heidegger, au moins à une dizaine de
reprises, reprend les pires clichés antisémites. En France, où il continue
de jouir d’une grande influence, cette publication a fait l’effet d’une bombe.
Ce jeudi 22 janvier 2015 s’est donc ouvert à la BnF un grand colloque destinée à en tirer les premiers
enseignements. Peter Sloterdijk, Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy,
Barbara Cassin ou encore le réalisateur Luc Dardenne font partie des
intervenants qui prendront la parole jusqu’à dimanche soir. France-Lanord, lui,
a décliné l’invitation. «Agitation publicitaire», «pépiement»,
«précipitation»: c’est sans mâcher ses mots qu’il
explique son refus dans ce texte écrit pour BibliObs.
Pia Duvigneau
La philosophie contre l'agitation publicitaire
Par Hadrien France-Lanord,
professeur de philosophie
J’ai d’abord répondu favorablement à la chaleureuse invitation que m’a faite
cet été Joseph Cohen, que je tiens à remercier pour sa grande amabilité à mon
égard. Mais en découvrant le programme, j’ai compris que ce colloque
n’échappait finalement pas au dispositif publicitaire de «l’affaire Heidegger»
tel qu’il a été réactivé l’année dernière par Peter Trawny [l’universitaire
allemand qui a supervisé la publication des «Carnets noirs»,
NDLR] dans un opuscule d’une affolante indigence
philosophique. Pour ceux qui, comme moi, ont une connaissance de ses travaux
antérieurs, la rupture est si brutale qu’on ne peut rester que très perplexe
devant les intentions réelles d’un texte qui sent à ce point le fabriqué. En
aucune façon, un tel livre ne peut servir de base à une véritable réflexion
philosophique.
La seule base de travail philosophique possible, ce sont les 1240 pages des
«Cahiers» parues à ce jour, dont Peter Trawny a exhibé plusieurs fragments de
quelques lignes au moyen desquels il fabrique un système d’une fragilité telle
qu’il s’effondre dès qu’on a pris connaissance des «Cahiers» dans
leur intégralité. Une des remarques que je me suis faites en regardant le
programme du colloque est la suivante: combien sont-ils, parmi les
intervenants, ceux qui ont une connaissance de ces 1240 pages non traduites en
français? Qui va effectivement parler de ces trois volumes, de tout ce qu’on y
apprend de nouveau et de toutes les belles découvertes qu’on y fait?
À quoi il faut ajouter une autre remarque : ces «Cahiers», Heidegger a
spécifié qu’ils devaient paraître à la fin de l’édition intégrale, parce qu’ils
sont inintelligibles sans une connaissance des traités rédigés entre 1936 et
1945, dont six ont à ce jour été publiés en allemand ; il s’agit de
plusieurs milliers de pages, parmi lesquelles seuls les «Apports à la
philosophie» ont paru en français l’année dernière dans une traduction de François
Fédier à la hauteur de ce qui est en jeu dans ce texte considérable.
Enfin : un tome des « Cahiers », couvrant rien de moins que
les années 1942-1948 est paraître ces jours-ci – inutile de dire que personne
ne peut l’avoir lu.
Dans ces conditions, je me permets de poser cette question : s’il doit
s’agir d’un colloque de philosophie, sur quelle base commune
sera-t-il possible de parler ensemble? N’y a-t-il pas ici une très dommageable
précipitation? Nous parlons ici de textes philosophiques, non seulement très
volumineux, mais d’une grande difficulté, qui demandent des mois et des années
de travail et d’interrogation, dont une partie est encore inédite.
Avec « l’affaire Heidegger », l’agitation publicitaire est
toujours inversement proportionnelle à la connaissance et à la méditation des
textes. Dans son cadre surmédiatisé, il n’est guère possible de penser, il
s’agit surtout d’afficher une position publique par rapport aux termes qui sont
ceux de cette «affaire», termes dans lesquels je ne reconnais pas l’affaire de
la pensée qui seule me concerne.
C’est la raison pour laquelle je me suis résigné à ne pas participer à ce
colloque. Afin de pouvoir exercer mon travail d’ordre strictement
philosophique, je crois qu’il est urgent de s’arracher à cette oppression de
«l’actualité», au profit de la patience de l’étude et d’une herméneutique du
dés-em-presse-ment.
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