jeudi 11 mai 2017

LC Georges Perec, les larmes de la langue - à propos de sa parution à La Pléiade

Une prose claire charriant les ombres et ravivant la perte, une fantaisie inventive passant par la contrainte : Georges Perec, sombrement solaire, entre en Pléiade.


• Œuvre I & II de Georges Perec, Édition sous la dir. de Christelle Reggiani, avec la coll de Dominique Bertelli, Claude Burgelin, Florence de Chalonge, Maxime Decout, Yannick Séité, Maryline Heck et Jean-Luc Joly, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, deux tomes de 1184 p. et 1280 p. 54 euros et 56 euros. En coffret : 110 euros
Dans l’un des plus beaux documentaires littéraires jamais réalisés, En remontant la rue Vilin (1992), le cinéaste Robert Bober recréait, maison après maison, à partir de photographies en noir et blanc, cette artère du XXearrondissement de Paris où son ami Georges Perec (1936-1982) avait passé, au numéro 24, les six premières années de sa vie. La rue Vilin disparut dans les années 1980, remplacée par le parc de Belleville.
Sauver du néant, en recréant pièce par pièce, dans un puzzle imaginaire, une mémoire pleine de vie, un souvenir lourd de sens, un sillage empli d’énigmes… Dix ans après la mort de Perec, Bober offrait là une métaphore à la fois de l’écriture du disparu et de la lecture que son œuvre requiert – dans une tension entre les morts et l’art qui entend les représenter.

Un rituel emmitouflé

Georges Perec avait tout perdu fors la vie pendant la guerre : son père, Icek Peretz, engagé volontaire, fut tué au dernier jour de la bataille de France, le 16 juin 1940 ; sa mère, Cyrla Szulewicz, fut déportée de Drancy vers Auschwitz le 11 février 1943. Arrachement fondateur, disparition perpétuelle, deuil inépuisable :
« J’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie. » (W ou le souvenir d’enfance).
L’écriture, chez Perec, s’avère une prière cryptée, un rituel emmitouflé. Il nous prévient, l’air de rien comme d’habitude, dans un article, « Lire : esquisse socio-physiologique », publié par la revue Esprit en 1976 (repris dans Penser/Classer) :
« Les yeux ne lisent ni les lettres les unes après les autres, ni les mots les uns après les autres, ni les lignes les unes après les autres, mais procèdent par saccades et fixations, explorant au même instant la totalité du champ de lecture avec une redondance opiniâtre : parcours incessants ponctués d’arrêts imperceptibles comme si, pour découvrir ce qu’il cherche, l’œil devait balayer la page avec une agitation intense, non pas régulièrement, à la manière d’un récepteur de télévision (comme ce terme de balayage pourrait le laisser penser), mais d’une manière aléatoire, désordonnée, répétitive, ou, si l’on préfère, puisque nous sommes en pleine métaphore, comme un pigeon picorant le sol à la recherche de miettes de pain. »

Georges Perec, corsaire des lettres

Perec, en Petit Poucet les poches pleines de « miettes de sens » (expression utilisée dans le même article), s’applique à semer des cailloux qui resteront au regard de qui viendra plus tard, à la manière de ces pierres laissées sur les tombes juives. C’est ainsi qu’il faut lire Je me souviens, cette succession de flashs. L’un des derniers concerne allusivement sa mère (« Je me souviens des ‘‘personnes déplacées’’ ») ; l’un des premiers, nimbé de mystère, se pose en devinette perecienne : « Je me souviens de :
Ich weis nicht was soll es bedeunten
Das Ich so traurig bin »
C’est alors que l’édition en Pléiade joue son rôle essentiel, avec un appareil de notes qui s’impose comme un prolongement attendu par l’auteur. Nous voici dûment affranchis : ces vers, extraits du Lorelei de Heinrich Heine, hantaient l’ultime roman de Perec, resté inachevé (53 jours) et signifient « Je ne sais pas d’où vient cette grande tristesse/En moi, ni ce qu’elle veut dire ». On apprend que dans 53 jours, Perec écrivait ne pas être « ferré en littérature allemande ». L’écrivain avait-il pu ne penser à la déportation en écrivant ainsi « ferré » ?
En rassemblant une œuvre qui ne craint mais suscite la surinterprétation, la Pléiade ne se révèle pas tombeau mais tremplin. Cette édition ne cesse de relancer l’imagination herméneutique du lecteur, ainsi que l’espérait sans doute l’écrivain. Pour lui, lire et écrire, c’était relier l’éclaté. Alors l’œil se déploie, prêt à déceler tous les cheminements tracés en pointillé sur une prose en forme de carte mentale par ce corsaire des lettres !

Des écrits complexes mais simples comme bonjour

Derrière les mises en abyme, les jeux de miroir, les effets de trompe-l’œil et tout en entretenant le plaisir illusoire de la fiction, Georges Perec appliquait, avec une constance tragique sous couvert de monomanies guillerettes, ce qu’il avait glissé dans La Boutique obscure : « On se sauve (parfois) en jouant. »
Sous des dehors de jongleries avec l’alphabet, les figures de style, les contraintes et les dispositifs, toutes ces pages et tous ces mots tournent autour d’une béance funèbre maquillée en marrade, comme pour celer le pot aux tulipes noires que nous sommes invités à déceler : « Il y avait un manquant. Il y avait un oubli, un blanc, un trou qu’aucun n’avait vu, n’avait su, n’avait voulu voir. »(La Disparition)
Le cri de détresse de l’orphelin Perec résonne à travers des livres nimbés de la politesse du désespoir : l’humour. Dans son drolatique Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, entre deux calembours sur une « écuyère à Pau », surgit un poème de Charles Cros recomposé pour se terminer ainsi :
« Y’avait la nuit sereine au-dessus des wagons,
La loco émotive était prête au départ,
La victoire éclatait dans les yeux des troufions :
Peut-être le bonheur n’est-il pas dans les gares ? »
Perec lance ensuite cette plainte encodée, ce sanglot ravalé : « On a cherché longtemps, longtemps. On a longé le train une fois, deux fois, dans un sens, puis dans l’autre. On voulait monter dans les wagons, mais ce n’était pas permis. »
Il est loisible, grâce à La Pléiade, de prendre une œuvre en marche ainsi qu’un plaisir fou à suivre des péripéties qui s’exercent au-dessus du gouffre ; en des écrits complexes mais simples comme bonjour, sépulcraux et pourtant cocasses. Tordants au-delà de l’imaginable, telles des natures mortes ayant la délicatesse de se présenter en dessins animés…
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Bio express

7 mars 1936. Naissance à Paris XIXe.
1941. Envoyé à Villard-de-Lans (Isère), où il passe toute la guerre en enfant caché, christianisé.
1945. Adopté par sa tante maternelle Esther et son mari David Bienenfled.
1949. Entame une psychothérapie avec Françoise Dolto.
1965. Publie Les Choses.
1969. Publie La Disparition.
1978. Parution de Je me souviens et de La Vie mode d’emploi.
3 mars 1982. Décès, à 45 ans, à l’hôpital d’Ivry-sur-Seine (où mourut Antonin Artaud en 1948).

ANTOINE PERRAUD

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